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Banksy VS Art contemporain : l’art de se faire « bankser » ?

« Ce sont les regardeurs qui font les tableaux »

Marchand du sel, Marcel Duchamp

Tout a commencé ce vendredi 5 octobre, lors d’une vente aux enchères d’importance organisée par la société Sotheby’s à Londres. Ce soir-là, aux côtés d’oeuvres de Cy Twombly et de R. Lichtenstein, « Girl with Balloon », la version acrylique et aérosol sur toile d’un des graffs les plus connus de Banksy est mise en vente. Alors que l’œuvre du célèbre street-artiste venait d’être adjugée pour près de 1,2 million d’euros, c’est sous les yeux médusés de l’assistance que cette dernière est tombée de son cadre, comme dévorée par la partie basse du tableau dans laquelle l’artiste avait caché une broyeuse de papier. « On dirait qu’on vient de se faire bankser ! » réagira Alex Branczik, l’un des responsables de la maison d’enchères dans un communiqué.

Le jour suivant, Banksy dévoile être l’auteur de cette mise en scène spectaculaire sur Instagram au travers d’une photo puis d’une courte vidéo de la vente, prouvant sa présence cachée ou celle de complices. En mettant ainsi en scène l’autodestruction de son tableau, Banksy fait un nouveau pied de nez à ce marché de l’art qu’il ne cesse de critiquer depuis des années. On se souvient en effet de la vente qu’il avait orchestrée dans une rue de New York en 2013. Sur un stand tenu par un homme âgé, une vingtaine de ses œuvres, dont certaines estimées à 20 000 dollars étaient proposées à 60 dollars. Pensant qu’il s’agissait de simples reproductions, très peu de passants se sont arrêtés pour les acheter. Banksy voulait ainsi montrer l’interdépendance entre art contemporain et communication, nécessaire pour déterminer et instituer la valeur marchande (et artistique) des œuvres aujourd’hui.

« Hara-Kiri » ou Happening artistique ?

Même si ce nouveau geste contestataire continue d’alimenter le mythe de l’artiste anti-système et libertaire, il n’en est pas moins paradoxal. Car derrière ce manifeste qui s’érige contre la marchandisation de l’art, Banksy a réalisé une véritable performance, un happening artistique qui n’a fait que doubler la valeur de son œuvre (qui vaut désormais deux millions d’euros), selon Thierry Ehrmann, président de Artprice et spécialisé dans les cotations du marché de l’art. Ainsi, c’est la performance même qui, s’insérant parfaitement dans les codes de l’art contemporain, est récompensée. En effet, pour Nathalie Heinich dans Le Paradigme de l’art contemporain, Structures d’une révolution artistique, l’œuvre d’art contemporaine « ne réside plus dans l’objet proposé par l’artiste » mais dans un « au-delà de l’objet ». Elle s’éloigne des cadres instituants pour cultiver un nouveau paradigme fondé sur la transgression et le dépassement des formes artistiques déjà établies.
En décontextualisant son graff en tableau, passant de la sphère du street-art à celle du marché de l’art, puis en performant la destruction de son œuvre, Banksy rappelle l’essence éphémère de son art de la rue tout en reprenant à son compte les mécanismes de l’art contemporain.
De surcroît, le message, l’information première et essentielle que Banksy a voulu partager (« Going, going, gone » : la mort de l’art une fois passé dans la sphère marchande) semble s’être parfaitement effacé au profit de ce coup de communication, de ce « buzz » qui a enflammé les médias et les bulles spéculatives sur le marché de l’art.

De nombreuses récupérations marketing

Sitôt la nouvelle répandue, de nombreuses marques se sont emparées du « buzz » médiatique créé par Banksy pour le compte de leur propre communication. Ikea, déjà connu pour ses campagnes publicitaires humoristiques, comme celle de 2017 avec Balenciaga, n’a pas attendu pour surfer sur ce succès viral, tout comme AdopteUnMec.

Coup de génie ou pas, une main s’est levée pour saisir le cœur des problématiques artistiques et sociétales actuelles.

On peut légitimement s’interroger sur le coup d’éclat de l’artiste et la portée qu’il a voulu lui donner. En effet, bien que certains parlent d’une tentative de dénonciation ratée car aussitôt réintégrée dans la sphère marchande de l’art, Banksy est toujours resté maître de sa propre communication. Il a lui-même joué de ce buzz sur Instagram, pour montrer les aberrations auxquelles se livre le marché de l’art, quitte à dénaturer son œuvre première et à la détruire.
Si son geste a pu avoir autant de retentissement, c’est grâce à sa célébrité de longue date. Cependant, en légendant sa photo Instagram du 5 octobre par une citation qu’il attribue à « Picasso » mais qui revient en réalité à Bakounine (« the need to destroy is also a creative urge »), Banksy désire peut-être nous faire comprendre qu’avant l’artiste, son nom ou sa notoriété se trouve un message, et que c’est ce message qu’il s’agit avant tout d’écouter et de comprendre.
Sans pour autant jouer le jeu de l’art contemporain, d’autres street-artistes comme Blu luttent également contre la thésaurisation privée du street-art. C’est ce que ce dernier a fait en 2016 à Bologne en détruisant ses œuvres dans la rue même, pour lutter contre l’exposition « Street Art, Banksy & Co. L’arte allo stato urbano » (l’art à l’état urbain) qui prévoyait de prélever des œuvres dans la rue pour les exposer et les sauver ainsi des éventuelles dégradations, sans l’accord des artistes.
Recouvrant de peinture ses œuvres et préfèrant au spectaculaire l’effacement, Blu appartient malgré tout – à l’instar de Banksy – à ces artistes persuadés que « toutes les peintures peintes à l’intérieur, dans l’atelier, ne seront jamais aussi bonnes que celles faites à l’extérieur » comme le disait Paul Cézanne, et qui continueront à ravir ainsi qu’à ouvrir nos yeux sur le monde, en redessinant nos murs.
Alice Briez
SOURCES
Crédits photo :
Extrait vidéo de la vente aux enchères via Instagram/@banksy
« Banksy inspire marques et internautes après son coup d’éclat » 12/10/18 par Elodie C. pour La Réclame
Articles / ouvrages :
« Banksy piège l’une de ses œuvres vendue 1,2 million d’euros aux enchères » 08/10/18 par Anne-Sophie Lesage-Münch pour Connaissance des arts
« Banksy a t-il inventé l’arme « anti-récupération » du street art ? » 08/10/18 Le Billet culturel par Mathilde Serrel pour France Culture
« Quand Banksy vend ses œuvres pour 60 dollars dans la rue » 14/10/13 par Antoine Krempf, France Info
« Après l’autodestruction de Girl with balloon chez Sotheby’s, Banksy fait grimper les enchères » 12/10/18 par l’agence AFP pour Le Figaro
« Le Street artiste Blu efface toutes ses œuvres à Bologne » 15/03/2016 par Emmanuelle Jardonnet pour Le Monde

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