Société

Les tabloïds 2.0

Procès de stars, histoires rocambolesques et rarement fondées, morts tragiques, éthique discutable
et discutée… Le dimanche 24 juillet, Arte diffusait un excellent documentaire sur « la splendeur et
la décadence » d’un genre médiatique qui à sa grande époque faisait la pluie et le beau temps dans
le star system : la presse à scandale, ou tabloïd. Cette presse connaît de nos jours un déclin aussi
irrémédiable que paradoxal : parce qu’aujourd’hui la culture tabloïd est devenue la norme
culturelle, on n’a plus besoin des tabloïds. Anonymes, stars, médias, politiques – personne n’est
épargné. Retour sur un phénomène de société devenu fait social.
 
1,6 milliards de paparazzi
 
Dans son épilogue, le documentaire s’interroge sur le déclin de la presse à scandale, dont les ventes
ne cessent de diminuer. Les tabloïds britanniques, maîtres du genre, enregistrent une diminution de
leurs ventes de 10% en moyenne entre les mois de juin 2014 et 2015, d’après Press Gazette. Des
affaires où le manque total d’éthique des tabloïds était pointé du doigt ont certainement contribué à
leur déclin. Pour exemple, les écoutes pirates du portable de Milly Dowler, jeune fille sauvagement
assassinée en 2002, par le journal News Of The World dans le but de la localiser. Le tabloïd a
publié son dernier numéro peu après le scandale ­ révélé dix ans après les faits ­ et ses dirigeants
sont passés au tribunal.
Mais ce qui a définitivement enterré les tabloïds marque en même temps leur consécration :
aujourd’hui, tout le monde est son propre tabloïd, comme l’explique le documentaire :
« Célèbre ou non, voyeur et exhibitionniste à la fois, chacun devient son propre tabloïd, se prend
soi­même en photo et diffuse directement ses faits et gestes sur Internet. Plus besoin de fouiner
pour faire des révélations, tout est déjà là. Les tabloïds agonisent, vive la culture tabloïd ».
Avec les réseaux sociaux, le culte de l’image et le narcissisme atteignent leur paroxysme.
Instagram, Snapchat, Facebook… L’image de l’utilisateur est au centre de leur succès. Facebook
compte 1,6 milliard de paparazzi, en quelque sorte. Chacun devient son propre média, révèle une
part de sa vie privée. Dans cette société, si le rôle des tabloïds est largement déprécié leurs
méthodes sont devenues la norme. En effet, le mécanisme sur lequel fonctionnent les tabloïds est le
même que celui de ces réseaux : le faux. On montre une réalité augmentée, embellie tant dans le
choix du moment exposé que dans les moyens mis à disposition pour farder une image, tels que le
filtre sur Instagram.
Ce culte du faux ne pose pas de problème tant qu’il ne fait pas de mal. Seul souci, on commence à
remarquer le contraire. Dans les domaines politiques et médiatiques, le faux prend des formes bien
plus pernicieuses : le mensonge et l’hypocrisie au service d’un objectif économique ou idéologique.
Fausses nouvelles, détournement des faits pour présenter une « réalité » qui fait élire ou qui fait
vendre – la culture tabloïd a gagné, pour notre plus grand mal.
 
Bienvenue dans l’ère de « la post­vérité »
 
Katharine Viner, rédactrice en chef du Guardian, décrit dans un long article une époque où en
politique, le faux compte davantage que le vrai, l’émotion plus que la démonstration. Elle voit ainsi
en l’issue du Brexit le « premier vote majeur dans l’ère de la politique post­vérité ». Dans ce
système, la vérité factuelle ne compte plus. Le monde est trop complexe, chacun a sa vérité
subjective, son idéologie. Le débat d’idées n’est plus au cœur de la politique. Il ne s’agit plus de
convaincre mais de persuader, et les médias ont un rôle dans ce bouleversement.
 
Le Brexit : un point de bascule
 
Dans le débat qui a fait rage entre avocats du « Leave » et défenseurs du « Remain », deux
stratégies se sont affrontées. Les pro­Remain exposaient des faits, une vérité factuelle sur les
conséquences d’une sortie de l’Union Européenne pour le Royaume­Uni. Les pro­Brexit se
moquaient de cette approche qu’ils qualifiaient de « Project Fear » et préféraient insister sur la
distance entre les technocrates européens et un Royaume­Uni des laissés pour compte, dont les
intérêts ne priment jamais dans les négociations à Bruxelles. Les 51,9% de voix en faveur du
« Leave » ont prouvé que l’émotion l’emportait sur la démonstration, et qu’en politique la vérité
n’avait plus grand intérêt. En effet, peu après le résultat, les principaux défenseurs du « Leave » ont
révélé que les promesses gages de leur victoire n’étaient que des mensonges. Ce qu’il s’est passé au
Royaume­Uni atteste d’une montée globale du populisme dans le monde occidental, dont Donald
Trump constitue l’incarnation. Dans ce processus, les politiques ne sont pas seuls à avoir un rôle.
 
Le rôle des réseaux sociaux
 
Comme l’explique Katharine Viner, le mensonge en politique est loin d’être nouveau. Certains y
verraient même un pléonasme. Ce qui change, c’est la vitesse et l’intensité de la propagation des
faux arguments. Alors que les réseaux sociaux sont le mode privilégié de 12% des internautes
(28% pour les 18­24 ans) pour accéder à l’information, les algorithmes des plus fameux d’entre eux
(comme Facebook) présentent aux utilisateurs presque uniquement des contenus qu’ils sont
susceptibles d’apprécier, contribuant ainsi à réduire leur appréhension des choses, les protégeant
des points de vue divergents. Indirectement, les réseaux sociaux confirment leurs croyances aux
utilisateurs en les confinant dans un monde qui leur ressemble. Comment alors défaire une
croyance avec des faits ? Le combat n’est pas égal.
 
Les médias responsables du règne de la « post­vérité » ?
 
Dans un système où prime l’engagement par l’émotion, les médias d’information ont pour la plupart
cédé à la méthode des tabloïds en axant leurs contenus sur le sensationnalisme pour générer du
clic. La partielle perte de rigueur de certains titres journalistiques est donc due pour Katharine
Viner au business model des médias sur le web : leurs ressources dépendent de la valeur de leurs
espaces publicitaires pour les annonceurs, définie par un seul critère – l’audience, qu’il faut attirer à
tout prix.En outre, si le rapport désormais horizontal qui s’est instauré entre les médias et leur
audience avec les réseaux sociaux est très appréciable, il a ses mauvais côtés. Katharine Viner
parle du phénomène de « cascade d’information » : même dans le cas d’une information fausse ou
incomplète, l’internaute partage le contenu, qui est ensuite partagé par d’autres utilisateurs et ainsi
de suite jusqu’à devenir viral.
Par conséquent, si l’audience définit les stratégies éditoriales, elle peut aussi donner un poids
conséquent à certains contenus par le simple biais du partage. Lorsque l’on sait que 59% des
contenus sur les réseaux sociaux ne sont pas lus avant d’être partagés, on peut sérieusement
envisager la diffusion ultra­rapide d’informations erronées biaisées par une idéologie ou un objectif
économique comme une réalité déterminante dans la propagation de certaines pensées.
Les médias sont aujourd’hui tributaires de leurs lecteurs, et cela est une bonne chose s’ils ne cèdent
pas à la culture tabloïd sensationnaliste de la « non vérité », qui veut avant tout mobiliser les
émotions et les croyances. Mais l’indépendance et la qualité de travail nécessitent des ressources.
C’est sur ce nouveau contrat de lecture que repose la relation entre les journalistes et leur audience,
qui en s’abonnant doit avoir la sensation de rejoindre une équipe, de soutenir un projet, une
communauté. C’est peut-­être en ce sens que la campagne d’abonnement du Guardian
s’articule autour du verbe to support. S’abonner revient à effectuer un geste citoyen, à s’engager. Si
les médias dénoncent le règne de l’émotion sur celui du fait, ils semblent utiliser les mêmes
ficelles.
 
Clément Mellouet

Société

Le datajournalisme va-t-il sauver les médias d'information ?

Perte d’audience, concurrence accrue, baisse de confiance… Les médias d’information payants sont aujourd’hui confrontés à une crise. Depuis quelques années émerge une pratique journalistique qui semblerait pouvoir leur redonner leur dimension d’antan : le datajournalisme.
Le « journalisme de données » est une technique qui consiste à analyser un vaste ensemble de données complexes (des data) pour en extraire des informations pertinentes et les rendre intelligibles au grand public. Les sources sont fiables, les informations à la fois attrayantes et intéressantes. L’intérêt du datajournalisme pour les médias d’information est d’autant plus visible lorsqu’il permet de faire des gros coups, qui boostent l’audience – les « Panama Papers » en sont un exemple criant. Mais lorsqu’il a prétention à devenir hégémonique, à être seul détenteur du Vrai, le datajournalisme dévoile ses failles. Nate Silver, star du datajournalisme aux Etats-Unis, en a récemment fait les frais en prédisant un score de 2% pour Donald Trump aux primaires républicaines.
La « crise » des médias d’information payants
Si l’on parle d’ordinaire de « crise » des médias d’information, c’est pour désigner la presse quotidienne française dont les ventes ne cessent de diminuer. Il faut pourtant nuancer cette affirmation, le déclin de 8,6% des ventes papier en 2015 étant assez bien compensé par les abonnements sur format digital, qui ramènent la baisse générale à 1,4%. Cependant plusieurs facteurs montrent que les médias d’information – pas uniquement la presse – connaissent actuellement des difficultés.
Un secteur très concurrentiel
Les quotidiens d’informations font face à la concurrence des médias gratuits. La plupart d’entre eux est aujourd’hui passée au bimédia, avec une version du journal disponible en ligne. Mais face au rythme auquel court l’information sur Internet, les quotidiens donnent accès à une grande partie de leurs contenus gratuitement en comptant sur les revenus publicitaires de leurs sites. C’était sans compter sur les « bloqueurs de pub » – AdBlock en tête – qui ont permis aux internautes de ne plus subir l’omniprésence d’annonces autour de leurs articles. Face à cela, plusieurs quotidiens ont mené une « opération contre les bloqueurs de publicité » en mars dernier.
A la télévision et à la radio, la concurrence est surtout à l’oeuvre entre les médias eux-mêmes. On comptera bientôt pas moins de quatre chaînes d’information sur la TNT : BFM TV, ITélé, LCI (arrivée le 5 avril), et la chaîne info du service public à partir de la rentrée prochaine. De même, la case la plus importante en radio est la matinale, dont la mission principale est d’informer.
Une perte de confiance
La confiance des Français dans les médias ne cesse de s’effriter. C’est du moins ce que dénote le « Baromètre 2016 de confiance des Français dans les médias » réalisé par TNS Sofres sur un échantillon de 1061 personnes. On y découvre que le degré de crédibilité des médias est en chute libre : sur Internet, il s’élève à 31% (huit de moins que l’année passée), 50% pour la télévision (-7%), 51% pour la presse (-7%) et 55% pour la radio (-8%). De même, 64% des interrogés considèrent que les journalistes ne sont pas indépendants du pouvoir politique, et 58% des pressions de l’argent.
Le constat est sans appel : les médias d’information pâtissent d’un déficit commercial et de confiance. C’est là que le datajournalisme entre en scène. Il va permettre à plusieurs médias d’informations de réaliser un coup d’ampleur mondiale, qui va alimenter leurs Unes pendant plusieurs jours.
Les « Panama Papers », la plus belle réussite du datajournalisme
Leur nom est un symbole à lui tout seul. Les « Panama Papers », en hommage aux « Pentagon Papers » du New York Times de 1971, sont une version 2.0 du journalisme d’investigation : un datajournalisme porté à une échelle mondiale. Ce sont en effet 370 journalistes issus de 109 médias internationaux qui ont épluché les quelques 11,5 millions de documents (2,6 téraoctets de données) de Mossack Fonseca, spécialiste de la création de sociétés écrans basé au Panama. Les rédactions, coordonnées par le Consortium International des Journalistes d’Investigation (ICIJ), ont démontré que les data alliées à un travail collaboratif permettent aux médias de faire des gros coups.
 

 
Les médias d’information participants ont redoré leur blason. Associées à la rigueur journalistique, les data ont une utilité citoyenne. Elles permettent de dévoiler les abus des puissants au monde entier. Avec les « Panama Papers », les médias d’information sont du côté du peuple. Et ce dernier le leur rend bien. Pour preuve le bond des ventes papier du Monde, seul journal français ayant pris part à l’opération : +109% le premier jour de la publication des révélations, +56% le deuxième. Le trafic web n’était pas en reste, avec 6,4 millions de visites cette semaine-là dont un tiers sont passées par un contenu « Panama Papers ». L’émission Cash Investigation (sur France 2), affichait quant à elle 17,1% de part d’audience pour son numéro consacré au scandale. On pourrait croire que le datajournalisme est tellement efficace qu’il finira par tout remplacer.
Le cas Nate Silver, ou quand le datajournalisme se brûle les ailes
Nate Silver est une star du datajournalisme aux Etats-Unis. Il doit cette popularité à deux coups d’éclat. Son site spécialisé dans le journalisme de données, FiveThirtyEight, a prédit les résultats dans 49 des 50 Etats durant les élections présidentielles de 2008 et a réalisé un sans-faute en 2012. Auréolé de ces succès, le datajournaliste affirmait en juin 2015 que Donald Trump n’avait que 2% de chances de s’imposer aux primaires de son parti. Bien que sa méthode (basée sur l’analyse des sondages et de l’histoire du pays) semble sans failles, Nate Silver s’est vu contraint de réévaluer cette estimation à 13% en janvier 2016 et a été ensuite dépassé par les événements.
N’a-t-il pas droit à l’erreur ? C’est sans doute ce qu’il aurait pu plaider s’il n’avait pas tenu des propos visant à décrédibiliser le rôle des éditorialistes politiques. Quelle importance pourraient avoir leurs opinions, leurs ressentis face à l’exactitude mathématique du datajournalisme ? Aucune, si l’on en croit son article publié le 23 novembre 2015 sur FiveThirtyEight. Intitulé « Dear media, stop freaking out about Donal Trump’s polls », il y réfute les critiques de ceux qui « couvrent la politique pour vivre ».
Depuis les abandons de Ted Cruz et John Kasich, les adversaires de Nate Silver ne cessent de faire remarquer ses erreurs d’estimation, souvent avec mauvaise foi. Ils mettent le doigt sur les erreurs, passant sous silence les nombreux succès. Le datajournaliste a par ailleurs reconnu avoir utilisé une méthode moins rigoureuse qu’à son habitude pour effectuer ses analyses dans le cas de Donald Trump et a révisé sa copie.
Que retenir de tout cela ? Le datajournalisme est une évolution profitable au secteur de l’information, en quête de renouvellement et de regain d’attrait. Mais lorsqu’il traite de politique, il a une limite. Certes il permet d’analyser la part sociologique de l’Homme : les statistiques illustrent ou dévoilent un fait social qui, en tant que norme, peut servir à prédire quelques comportements. Mais il ne peut percevoir le pouls d’une nation, son caractère ambivalent et imprévisible, aux traductions fortes (l’émotion collective, le débat…). Jusqu’à preuve du contraire, l’âme d’un peuple ne transparaît pas dans des données informatiques, ni dans les sondages.
Clément Mellouet 
Sources: 
La Dépêche, Presse: les quotidiens se battent pour compenser le déclin du papier, 03/02/2016
Le Figaro, Opération contre les bloqueurs de publicité, 21/03/2016
TNS Sofres, Baromètre 2016 de confiance des français dans les médias
NationalArchives.com, Pentagon Papers
Five Thirty Eight
Five Thirty Eight, Dear Media, Stop Freaking Out About Donal Trump Polls, 23/10/2015
Crédits photos: 
Observatoire du Web Journalisme
Youtube 
 

Société

Je suis un vrai, un dur, un tatoué

A l’occasion de la sortie de son livre « Why does Mommy have tattoos » en avril 2016, l’artiste Marilyn Rondón revient sur les motivations qui l’ont poussée à publier un ouvrage pour enfants destiné à briser les préjugés liés aux tatouages. L’occasion de se pencher sur une pratique ancestrale encore mal aimée par beaucoup.

Le tatouage, des préjugés qui lui collent à la peau
Si le tatouage est aujourd’hui particulièrement mis en lumière par les médias, il existe une diversité des savoir-faire et des perceptions qui est souvent occultée. En Polynésie Française comme dans les Îles Marquises – très belle exposition à ce sujet au musée du Quai Branly actuellement !-, le tatouage est un véritable rituel qui permet de distinguer les classes sociales et l’âge de chacun de ses membres : plus on est tatoué, plus on accède aux privilèges de la société et plus on est respecté. En ce sens, le tatouage est un acte sacré qui s’incarne dans des motifs comme le Tiki, le dieu créateur qui veille sur ses peuples.

Mais le tatouage prend une toute autre dimension dans certaines sociétés où il est synonyme de honte et de stigmatisation. Dans le Japon du VIème siècle, il servait à marquer les criminels qui conservaient la trace de leur forfait à vie, sans oublier l’Allemagne nazie, qui marquait les déportés d’un numéro indélébile qui les réduisait à un code, à un produit.
Laissez vos tatouages au vestiaire je vous prie
Cependant, depuis la fin du XXème et le début du XXIème siècle et devant l’afflux massif de personnes se faisant tatouer (une partie ou le corps entier), la question du tatouage s’est reposée différemment : permet-il d’appartenir à un groupe particulier ? Est-il seulement à visée esthétique de sorte que le tatoué le réalise tout d’abord pour soi et non pour l’opinion publique ? Si le tatouage, dépourvu de toute dimension sacrée comme nous l’avons énoncé plus haut, est pour beaucoup le moyen de conserver à vie un motif qui lui est cher, il reste toutefois assez mal vu dans le monde du travail et en particulier par les recruteurs qui l’associent à un « mauvais genre », qui renvoie une image de fantaisie et même de subversion qui n’a pas lieu d’être dans le milieu professionnel. Lors d’une interview pour Konbini, Marilyn Rondón raconte comment le fait d’être une femme tatouée influence l’opinion : une femme doit incarner la beauté, la finesse, là où le tatouage serait une vulgaire tache sur une pureté supposée. Elle revient sur l’esclandre provoquée par sa patronne le jour où elle se tatoua le visage alors qu’elle-même était tatouée. A ce titre, Grazia s’était amusé à publier une série de photographies retouchées par Cheyenne Randall reprenant des personnalités telles que Jackie et John Fitzgerald Kennedy ou encore Kate Middleton et le Prince William, en leur imaginant de nombreux tatouages : en touchant à de telles icônes, il s’agit de questionner nos a priori et nos convictions : Jackie aurait-elle été si respectée si elle avait été tatouée ?

L’art du tattoo
Mais si le monde du travail préfère laisser de côté la fantaisie, la publicité quant à elle la reprend à son compte : le tatouage n’est alors plus vu comme vulgaire ou sale mais comme un atout de charme et de séduction. Prenons l’exemple des parfumeurs : un homme tatoué incarne la force voire la domination, tandis qu’une femme tatouée se voudra sexy, mystérieuse, inaccessible et surtout inoubliable : le tatouage est un moyen d’ « encrer » sa différence, mais avec style.

Ces mises en scène des tatouages tentent elles aussi de surmonter les idées préconçues qui corsètent encore ces derniers dans une image de gribouillis qui ne ressemblera plus à rien des décennies plus tard. Elles ont aussi pour vocation de leur rendre leurs lettres de noblesse et de les montrer tels qu’ils sont : des œuvres d’art.
C’est d’ailleurs ce que les tatoueurs défendent ardemment à travers de nombreux salons et en opposition aux détracteurs, à l’image de l’émission « Tattoos fixers » diffusée sur Channel 4. Il s’agit de filmer des personnes regrettant leur tatouage ou s’étant fait tatouer à leur insu, et de le « rattraper » en tatouant un autre motif par-dessus. Les tatoueurs britanniques se sont insurgés car selon eux cela retire toute la dimension artistique du tatouage en le présentant comme un vulgaire collage, dénué d’inspiration et de création. Les tatoueurs de l’émission, également accusés de plagiat, bafouent l’éthique des tatoueurs et la marque de chacun. Le tatoueur Paul Taylor a alors lancé une pétition contre l’émission et qui fut massivement soutenue par les amoureux du tattoo.

Si le tatouage peine encore à se faire accepter comme art et surtout comme un choix individuel qui n’entache en rien ni la personnalité ni la profession des adeptes, le travail et la finesse d’un bon nombre d’artistes tatoueurs tend à redorer son blason. Et puis, Angélina Jolie reste la preuve vivante que l’on peut être belle, élégante, et tatouée.
Ludivine Xatart
Sources
-Konbini, « Pourquoi Maman a des tatouages ? », Olivia Cassano, Mai 2016
-Konbini, « Une émission de téléréalité agace l’industrie du tatouage britannique », Kate Lismore, Avril 2016
-Kustom Tattoo : L’histoire du tatouage
-Grazia, « Pourquoi maman a des tatouages? » : un livre à l’assaut des préjugés, Chloé Friedmann, 22 Avril 2016
-www.mondialdutatouage.com
Crédits photos
-Konbini, « Why does Mommy have tattoos ? »: © Marilyn Rondón
-Marie Claire, “Les plus beaux tatouages repérés sur Pinterest”: © Pinterest/DR
-corion.over-blog.com
-Grazia : photos tatouages numériques par Cheyenne Randall
-deleardebeauté.wordpress.com
-bloodisthenewblack.com
-vice.com

Société

Vos désirs sont des ordres

Google a annoncé pour la fin de l’année la sortie de Home, un nouvel «assistant personnel». Il s’agit d’une enceinte connectée multifonctions, similaire à Echo d’Amazon, trônant dans nos salons, et capable de diffuser de la musique, de répondre à des questions, d’agir sur la messagerie, le calendrier etc. On comprend un Siri plus finaud et plus efficace, à qui il faudra aussi parler à l’oral.

En attendant sa sortie, revenons sur ces conciergeries virtuelles qui cristallisent un phénomène porteur de valeurs symboliques et morales.
Petite sémiologie
Siri a été facile à adopter : deux syllabes en i, qui convoquent dans notre imaginaire un son inoffensif, facile de mémorisation, semblable à celui d’un doudou, ou d’un animal de compagnie. Siri. Avec un S comme Service, comme Super, comme Smart, comme Steve. L’analyse sémiologique commence dès l’instant où ce gadget porte un nom. Prénom qui rend humain cet outil inventé de toutes pièces par les génies d’Apple. Ces derniers ont conçu ce petit robot proactif, sur une idée de service rendu, à qui il faut « parler normalement ».

Dans sa stratégie marketing, Apple, qui vantait avec simplicité la volonté de « rendre les tâches du quotidien moins casse-pieds » pose Siri non pas comme un esclave à qui on parlerait frontalement, mais une auxiliaire, qui nous oriente vers ce que nous devons faire : « rappelle moi d’appeler mon patron » et qu’on remercierait presque. C’est là qu’apparaissent les imaginaires de services rendus, et que se dessine une relation sympathique avec son assistant à la voix mécanique mais aux tonalités énergiques, voire sympathiques.
Les Voix là
Ce qui apparaît comme marquant est l’archétype symbolique du robot, qui réside dans la voix, la clef de voute du phénomène. Pour chacun des assistants, elle est au cœur du dispositif. Dans Siri, elle est représentée dans le visuel de l’icône, par le micro qui lui est attribué. Dans Echo, c’est son nom. Enfin, pour Home, c’est l’absence d’autres moyens de communication qui mettent en avant l’omnipotence de la parole. Cette interaction par la voix avec une machine intelligente, toujours plus précise et affinée, participe à la recherche toujours plus poussée d’expériences utilisateurs perfectionnées, allant plus loin en matière d’innovation et de renouvellement sensoriel et émotionnel. Cette pratique s’ancre aussi dans l’optimisation de tout, très représentative de notre temps.
McLuhan aurait pu étudier ce phénomène et parler de remédiation, avec le retour à l’oralité, à l’ère des textos, et autres messengers que certains qualifient de « l’ère de l’inscription ». Il aurait pu aussi parler de Siri (par extension, de ces petits robots) comme le prolongement de notre système nerveux et de la modification de nos façons de vivre qui en découlent.
Prémices d’une génération Her
“Parler normalement à des boîtiers”, voilà de quoi flouer les frontières du normal. Comme le savent peut-être ceux qui vivent avec Siri dans leurs poches, cette conciergerie virtuelle semble parfois avoir une personnalité. Qui n’a pas essayé d’insulter Siri, « pour voir », dès l’acquisition de son nouveau jouet ? Ceux qui ne l’ont pas insulté ont tenté des répliques improbables telles que « Quel est le sens de la vie ? » ou « Veux-tu m’épouser ? »… et certaines réponses formulées semblent indiquer qu’il est doté d’un caractère. Evidemment, moins élaboré que Samantha dans Her de Spike Jonzes. Cet humanoïde est programmé pour répondre avec répartie et humour aux questions posés par l’utilisateur, et d’ailleurs, un grand nombre de ce genre d’échanges burlesques sont recensés sur des sites comme « Shitthatsirisays.tumblr.com ». Néanmoins, malgré cette “personnalité”, l’absence de morale de ces automates nous permettent de leur poser toutes sortes de questions, des plus drôles aux plus obscènes. Cathartique Siri ? Comme l’a montré l’expérience de Tay, nous pouvons envisager assez précisément, comme dans un mauvais film de science-fiction, les tournures inattendues que pourraient prendre ces assistants digitaux.

Le client est roi…
Ainsi, Siri pouvait apparaître comme l’acmé de la stratégie Apple, qui jusqu’à l’extrême, rend son consommateur unique et important: « vos désirs sont des ordres » annonçaient les publicités. En surenchérissant avec son nouvel assistant personnel, Google entre lui aussi dans la course marketing et digitale du consommateur élevé au rang de roi.
Ainsi, très proche, voilà le fantasme d’asservissement, de soumission, de tout pouvoir sur un tiers obéissant qui devient abordable. Car Siri n’est pas réservé à une élite bourgeoise, mais à quiconque peut s’offrir un iPhone 4S, produit relativement démocratisé aujourd’hui en Europe. Quant à Google, qui n’a pas encore annoncé le prix de sa pépite, il n’est pas trop risqué de parier qu’elle sera tôt ou tard à portée de main du plus grand nombre.
Qui sert qui ?
Prenant place au cœur de la maison, Home est une avancée de plus vers de nouvelles façons d’envisager le monde, et de nouveaux comportements sociaux, qui ne cesseront pas de se déployer dans ce sens. À l’instar d’un véritable assistant, ces technologies microscopiques nous offrent le sentiment d’être aidé, épaulé, secondé, à la seule condition d’une connexion internet… et d’une toujours plus grande utilisation de leurs autres outils et partenaires. Comme le spécifie le Huffington Post, le robot pourra « se connecter avec « la majorité » des objets connectés (…) de commander un taxi via quelques phrases, ou encore acheter des fleurs. Le moteur de recherche a déjà annoncé une vingtaine de partenariats, notamment avec Uber ou encore Spotify. »
Ainsi, entre gadget et véritable phénomène, il y a débat.
Siri, Echo ou Home peuvent être perçus comme des gadgets innovants et audacieux, certes, mais ils soulèvent très vite l’inquiétude légitime d’un monde gouverné par des « Passepartouts virtuels » qui nous affranchirait de ces fameux frottements qui répugnaient Phileas Fog et qui sont l’apanage de l’échange humain. Il s’agit pour résumer de deux fantasmes, qui se recoupent et se complètent : l’asservissement et l’obéissance, ainsi que du mythe imaginaire du robot, de l’automate. Ils peuvent être rapprochés dans l’outil que constituent ces assistants virtuels, ou l’accomplissement technologique de ces désirs inconscients.
Julia Lasry
@JuliaLasry
Sources :
Huffington Post, Google dévoile Home, un assistant personnel qui veut trôner dans votre salon, Grégory Rozières, 18/05/2016
Le Monde, Assistant personnel, domotique, messagerie… les principales annonces de Google I/O, 18/05/2015
Objetconnecté.net, Amazon Echo: tout savoir sur l’assistant vocal pour la maison
 
 

Société

Périscope: la mort en direct

Mardi 10 mai, un fait divers fait la une de tous les journaux. Une jeune femme de 19 ans a diffusé en direct le film de son suicide via l’application Periscope. Choquant, ce phénomène en progression de diffusion d’actes extrêmes sur les réseaux sociaux interroge.
L’application Periscope disponible sur iPhone permet de mettre en ligne des vidéos en même temps qu’elles sont tournées. Elle permet également aux spectateurs de commenter et d’interagir en direct avec la personne qui filme. La vidéo ne reste ensuite en ligne que pendant 24h. A plusieurs reprises, cette application , ne possédant pas de système de filtrage, a été utilisée pour filmer des situations violentes. Le 23 avril par exemple, à Bordeaux, deux jeunes se filment en train de passer à tabac un passant, sortant de soirée. Le point commun entre ces deux faits divers : la mise en scène d’un acte d’une extrême violence.
 
 

 
Les nouvelles règles de sociabilité sur les réseaux sociaux : attirer l’attention
Plusieurs psychanalystes tentent de donner un sens à cet acte en invoquant le besoin d’impressionner, de marquer les esprits pour laisser une trace. Ce qui choque marque profondément et durablement ceux qui en sont témoins. Signaler sur les réseaux sociaux son suicide correspondrait ainsi à laisser un testament, une manière de perdurer dans la mémoire collective au-delà de la mort. Cette démarche permettrait d’échapper à l’anonymat, et de se démarquer enfin de la masse des internautes. Les réseaux sociaux offrent en effet cette capacité à pouvoir s’adresser à une communauté, plus vaste que l’entourage proche et par ce biais, d’échapper à l’indifférence.
Au-delà de cette analyse d’ordre psychologique, il convient d’observer que la pratique de la mise en ligne d’actes intimes est de plus en plus courante. Elle obéit à une injonction sociale à être présent sur les réseaux sociaux comme une forme naturelle de sociabilité, plus encore pour les générations Y et Z soit les moins de 18 ans et les 18-25 ans. Etre sur les réseaux sociaux fait partie intégrante de nos modes de sociabilité modernes. On observe à cet égard deux types de comportement : chez le public qui encourage ce genre de pratiques, un certain voyeurisme, et, chez celui qui publie, une forme d’exhibitionnisme. Ces deux comportements s’inscrivant dans la droite ligne de la télé-réalité, à savoir le fait de rendre publiques des scènes de la vie la plus quotidienne. A cela s’ajoute une attirance irrépressible pour le morbide, lorsqu’il s’agit de vidéos violentes.
L’extimité sur les réseaux sociaux
Mais le concept qui explique le mieux ce type de geste – de la mise en scène du suicide à la publication de photos intimes – est celui de l’extimité, développé par Serge Tisseron. Il correspond à la mise en scène de la vie privée dans la perspective d’être approuvé par les autres. C’est le fait d’exposer quelque chose pour savoir si cela a de la valeur. Cette valeur est exprimée par le nombre de partages, de commentaires, de likes sur un contenu publié. Cette mise en scène est à différencier de l’exhibitionnisme, considéré comme une pathologie, car elle est constitutive du développement de notre identité, d’une image positive de soi. Il est indissociable donc du concept d’intimité mais aussi d’estime de soi. L’extimité est une démarche de proposition, d’exposition de l’intimité à l’autre.
La vidéo du suicide de cette jeune femme a été précédée dans la journée par d’autres vidéos où elle est face caméra. Elle discute de sujets divers et variés en évoquant un événement choquant à venir. Elle va jusqu’à en expliquer la raison en invoquant des violences subies de la part de son ex petit ami. Cette exposition des motifs de passage à l’acte obéit ici au principe d’extimité : elle montre aux spectateurs ce qu’elle conservait jusque-là dans son intimité. Une fois mis en relation avec autrui, elle ne doit pas perdre la face face au spectateur, pour ne pas perdre son estime. Finalement comme l’analysent certains psychiatres, la publication de son passage à l’acte est une forme de mise en obligation d’agir, un moyen de ne plus pouvoir reculer.
Cette nouvelle forme de sociabilité, qui donne de plus en plus d’importance à l’extimité, n’est donc pas en soi un facteur d’encouragement à la violence. Les réseaux sociaux contribuent cependant à leur mise en scène et à la diffusion de tels actes, dans une démarche de quasi défit vis-à-vis de soi. Annoncer un geste, c’est avoir le devoir de l’acter, sous peine de perdre la face. Cette « face » est d’ailleurs de plus en plus exposée – et donc soumise à un jugement extérieur – grâce à l’essor des applications telles que Snapchat et Instagram. Ces applications connaissent un succès qui se confirme de plus en plus auprès des jeunes. Facilement accessibles et utilisables en toutes circonstances grâce aux smartphones, elles permettent de diffuser des photos du quotidien. Instagram est utilisé par de nombreuses personnalités de la télé réalité, comme Nabilla (2 millions d’abonnés) ou Kim Kardashian (48 millions d’abonnés). En effet, Instagram comme Snapchat apparaissent comme des nouveaux moyens de faire parler de soi, de se faire remarquer et de publier des informations avec une résonance démultipliée par la force des images. Il semblerait donc que l’extimité passe de plus en plus par l’image grâce – ou à cause – des opportunités d’expressions offertes par les nouveaux réseaux sociaux.
Julie Andreotti 
Sources: 
Libération, Océane, la mort en «live», Par Christophe Alix , Catherine Mallaval , Erwan Cario et Guillaume Gendron — 12 mai 2016
Sud Ouest, L’« extimité » de Serge Tisseron, Sabine Menet, 25/05/2012
technodiscours.hypotheses.org, [Dictionnaire] Extimité, Par Marie-Anne PAVEAU, Publié le 25/01/2015
Extimité – Wikipédia

Crédits photos: 
© Anthony Quintano – Flickr CC
Capture d’écran Periscope

Société

Mais t'es où ? Pas là ! – L'absence en communication

L’éclipse, selon le prisme que l’on prend, peut tout à la fois désigner une disparition ou une occultation. On parle d’éclipse médiatique lorsqu’un évènement est tellement relayé qu’il vient recouvrir toutes les actualités restantes. Mais il est également intéressant de voir, en jouant sur les mots, qu’il existe d’autres formes d’éclipses médiatiques : celles savamment orchestrées où l’on disparaît, et où l’on joue de l’absence pour créer du désir.
Alors quel sens à l’absence ?
Un ogre nommé média

Les médias se caractérisent par l’abondance, ils se nourrissent en permanence et, comme les tonneaux des Danaïdes qui se vident à mesure qu’on les remplit, les médias ne sont jamais pleins. Ce flux continu se caractérise par la hantise du vide et de l’absence. Si le contenu vient à manquer, le média se meurt. Leur existence dépend de ce qui est présent, de ce qui est là, voire de ce qui a été là. C’est bien la définition de la trace photographique, présence disparue, dont parle Roland Barthes et son « ça-a-été » dans La Chambre claire.
Les médias, jamais rassasiés, dépendent donc d’une présence pour exister ; la présence les anime, les nourrit, les conduit. Et l’effet de médiation crée lui-même une présence (une compagnie, une communauté, une assiduité, un message etc.). A ce titre, dans « Si j’étais médiologue… », Daniel Bougnoux rappelle que le propre du média est de se faire oublier en simulant une présence immédiate : « Les médias ont le même fonctionnement autoraturant que les signes : le téléphone ou la télévision, quand ils débitent bien, m’apportent l’illusion de la présence vive; de même, au comble de l’émotion participative, j’oublie le volume imprimé du roman ou la salle de cinéma. » Ainsi le média s’auto-annule en se faisant oublier, il s’auto-rature.
Mais là où les médias y voient l’échec et la mort, certains perçoivent les qualités de l’absence, à l’image des couples pour qui « le manque entretient la passion ». Prendre le contrepied de cette omniprésence médiatique peut faire de l’absence un outil communicationnel fort. Le but de cette absence orchestrée est alors de générer du manque : un manque que les médias ne supportent pas et qu’ils vont se dépêcher de combler.

« On m’voit, on m’voit plus »
L’absence est proche du sacré et du mystique. Le spectre, le fantôme n’est pas autre chose qu’une présence absente (ou une absence présente). Et la star des absents omniprésents, c’est Dieu, bien sûr. Dans la pièce de Beckett En attendant Godot, eh bien, on attend Godot mais il ne vient jamais. Qu’incarne God(ot) si ce n’est Dieu lui-même ? Ce grand absent est néanmoins présent avant même d’avoir vu, ou même lu, la pièce et c’est un personnage dont l’absence a fait couler beaucoup d’encre. La représentation pose ainsi la question d’une absence que l’on pallie en rendant présent, choix pour lequel Beckett n’opte délibérément pas. Grande absente du 21ème siècle, Lady Diana est pourtant présente chez les grand-mères anglaises et dans les médias. Puisque représenter est rendre présent, la dualité entre sa mort et sa présence médiatique procède d’une sacralisation de sa personne.
En communication politique, on retrouve cette idée de l’absence sacrée lorsqu’une personnalité politique programme son absence de la scène médiatique. Il disparaît volontairement quelque temps, les médias se questionnent. Lorsqu’il revient, en présentiel, ce nouvel homme providentiel est plus présidentiel que jamais. Cette « traversée du désert » (expression biblique par ailleurs) qu’a expérimentée De Gaulle dans les années 1950 fait de l’absence un outil politique important, se soldant par une présence médiatique renforcée (surtout quand on en profite pour écrire ses Mémoires).

C’est sur ce modèle disparition/apparition, peut-être, que Radiohead a récemment et volontairement disparu de la toile le temps d’une journée. Page blanche sur Facebook, Twitter et Instagram, le groupe fait une sortie remarquée. Radiohead a disparu pour mieux réapparaître le lendemain, sous les projecteurs, avec la diffusion d’un clip exclusif. Orchestrer son absence crée le désir, et le groupe a pu de ce fait profiter du focus médiatique. Dans l’absence se dissimulent alors des enjeux de pouvoir et de maîtrise de la relation. Quelques semaines plus tard, c’est d’ailleurs l’absence de la présentatrice Maïtena Biraben au Grand Journal qui fait parler d’elle : conflit avec l’équipe ? mise à pied ? démission ? Des suppositions toutes démenties par la principale concernée, mais qui en disent long sur les connotations polémiques de l’absence.
Daft Punk ? – Présents !
Les « Daft Punk » sont un cas d’école. Toute leur communication repose sur l’opposition absence/présence. Ils jouent de leur absence. Sans parler du peu d’images que nous avons d’eux, ils ne donnent jamais d’interview, leurs concerts sont très rares et leurs actualités ne sont liées qu’à leurs albums. En 2013, un simple visuel lâché sur les réseaux sociaux a suffi à alerter la planète entière de leur retour. Même lorsqu’ils sont là, leur présence n’est pas entière à cause des masques (à quoi ressemblent-ils aujourd’hui ? Est-ce bien eux derrière leurs casques ?, autant des questions qu’on pourrait poser). Pourtant, malgré cette absence manifeste, les Daft Punk ont une aura médiatique importante et ils demeurent perpétuellement présents via leur musique.

Leur absence symbolise ainsi l’effacement derrière l’œuvre. Leur musique existe et demeure lorsqu’eux ne sont que rarement présents. La rareté entretenue par le groupe galvanise et crée un tel manque qu’à leur retour, l’engouement public et médiatique est exemplaire.
C’est en jouant sur cette rareté de l’œuvre d’art que le réalisateur Robert Rodriguez présente – ou plutôt ne présente pas – son nouveau film « 100 years » au Festival de Cannes. Le concept de ce film repose entièrement sur l’inaccessibilité et l’absence. En effet, il ne sera présenté, et disponible, qu’en 2116. Autrement dit, aucun de nous ne le verra. Pourtant, les acteurs, John Malkovitch par exemple, en font la promotion, et un premier teaser, assez opaque, a été diffusé. Le coup de maître est de mêler à nouveau présence et absence : il y a promotion et exposition (il voyage de pays en pays dans un coffre) d’un film absent, dans le sens où personne ne le voit. Personne ne sait d’ailleurs si ce film a réellement été produit et réalisé. Ce film se réduit dès lors à son objet, sorte d’arche perdue (le teaser rappelle cet univers de l’aventure) et devient un pur objet d’exposition et de désir.

Ainsi l’absence n’est pas toujours synonyme d’échec ou d’oubli dans les médias. Au contraire, lorsqu’elle est maîtrisée, elle se révèle souvent être un outil communicationnel hors-pair. A l’heure où apparaissent le « 0 % », le glutenfree et les expos d’art sans œuvre exposée (héritières du « 4’33’’ » de John Cage), on peut questionner l’absence comme nouvelle tendance pour se garantir une empreinte médiatique et sociale.
Emma Brierre
LinkedIn
Sources: 
« Du désoeuvrement : Blanchot ou l’absence… », Florence Chazal, Tangence, n° 54, 1997, p. 18-28.
Libération, Pourquoi vous ne trouvez pas beaucoup de vidéos de Prince, 21/04/2016, Gurvan Kristanadjaja
L’Express, Daft Punk: le buzz programmé par l’absence, Loïc Le Clerc, 16/01/2014
Kulture Geek, Radiohead retour sur internet avec un clip totalement barré, 3/05/2016
Y.JEANNERET & E.SOUCHIER, L’image absente de Diana, Communication et Langage, Année 1997, Volume 114, Numéro 1, pp. 4-9
Crédits: 
L’espace littéraire, Blanchot 
Columbia
Dreamworks – 9gag
Tumblr degau2le
Youtube

Société

Nabilla fait son mea culpa

« Réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait comme après une intense trouille.
Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang réel, au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter.
Anéanti quant à la hauteur, quant à l’estime. »
Henri Michaux, Clown.
Voilà des mots qui doivent résonner à l’oreille de Nabilla comme une chanson bien connue, elle qui est passée de star de la télé-réalité à détenue. Après une longue retraite médiatique suite à ses déboires avec la justice, Nabilla est de retour. Mais elle a changé et entend bien le faire remarquer. Autobiographie, interview vérité sur TF1, changement de style… Toutes les occasions sont bonnes pour montrer à la France entière ô combien elle est désolée de tout ce qui a pu arriver… A quelques semaines à peine de son procès, est-ce bien étonnant ?
Le livre, outil du come-back réflexif
Si Nabilla revient sur le devant de la scène, ce n’est pas pour participer à une énième émission de télé réalité mais pour faire la promotion de son nouveau livre. En effet, à seulement 24 ans, la jeune femme sort une autobiographie. Habituellement, on écrit ce genre d’ouvrage bien plus tard, quand on a eu le temps de « vivre sa vie », à l’image de Rousseau qui commence à écrire ses Confessions à 53 ans. Mais comme le clame le titre de ce livre, pour Nabilla tout a été… Trop Vite.

 
Ecrire une autobiographie ou des confessions est une technique bien connue des personnalités dont la popularité est en déclin pour essayer de changer l’image que le grand public a d’eux, et ainsi d’orchestrer leur come-back. Une telle sortie est une très bonne occasion de renaître médiatiquement et d’attirer à nouveau l’attention. Nicolas Sarkozy par exemple, avec son livre La France pour la vie, fait son mea culpa et son autocritique tout en affirmant qu’il a changé. À quelques mois des élections présidentielles, cette publication de l’ancien président n’est pas surprenante. De même, si l’on repense à ce cher Rousseau et à ses Confessions, on se rend compte qu’il écrit cet ouvrage à une période de sa vie où ses écrits étaient de plus en plus contestés par ses pairs. Il a même dû s’exiler en Suisse car il était menacé d’arrestation. Il semble que la starlette de télé réalité ait d’ailleurs suivi le même chemin quelques siècles plus tard… Philosophe et star de la télé-réalité, même combat ! Et en un sens, Nabilla Benattia cherche à s’inscrire dans le prolongement d’un mythe ancien mais toujours d’actualité : celui de l’artiste maudit, si l’on peut qualifier d’artistique le parcours de l’ex bimbo de la télé-réalité.
Trop Vite permet à Nabilla de montrer au public qu’elle est capable de faire un retour réflexif sur son expérience, d’analyser la situation et de prendre conscience de ses erreurs. Choisir le livre comme instrument de communication n’est pas anodin puisqu’il est le média d’une certaine maturité, un média respecté, à la différence des télé-réalités auxquelles est habituée Nabilla. Avec ce livre, on peut dire que l’ex bimbo cherche à se racheter une conduite médiatique.

 
La confession face caméra
Comme chacun le sait, la sortie d’un tel livre s’accompagne de promotion et Nabilla, qui fuyait les caméras depuis plusieurs mois, fait aussi son retour à la télévision. Son passage dans l’émission Sept à Huit, première apparition à la télévision depuis très longtemps, n’est pas passé inaperçu. L’interview de Thierry Demaizière prend des allures d’interrogatoire et de confession, où le journaliste joue à la fois le rôle d’inspecteur et de confident. Cette interview a rassemblé jusqu’à 4,6 millions de téléspectateurs. Le 16 novembre 2014, le Sept à Huit avec l’interview de Thomas Vergara, le compagnon de la belle, avait rassemblé 5,6 millions de téléspectateurs de moyenne.

Premier élément de la rédemption de la starlette, avant même la prise de parole : son apparence. Pantalon blanc immaculé, chemise bleue simplissime, baskets, maquillage sobre, cheveux mi-longs… Nabilla est métamorphosée. Dans cette sobriété presque surjouée, la jeune femme cherche à faire amende honorable, à prouver qu’elle a changé et surtout mûri. Choisir de faire sa première apparition dans le portrait de Sept à Huit plutôt que dans des émissions comme Touche Pas à Mon Poste ou le Mad Mag, dans lesquelles elle avait plus l’habitude d’aller avant, reflète cette envie d’afficher une posture de star plus réfléchie, plus adulte.

Puis vient le temps de la confession. Nabilla avoue ne pas vraiment mériter sa célébrité et même si elle l’a toujours cherchée, petit à petit elle a fini par se sentir piégée, par ne plus l’assumer. Elle raconte: « J’étais pas une artiste, je ne savais pas chanter, je ne savais pas écrire. Donc j’ai fait avec ma personnalité qui est atypique et je me suis dit, tu n’as que ça, donc fais avec. » Mais ce jeu s’est vite retourné contre elle : les gens ne riaient pas avec elle mais contre elle. Devenue la risée du net, la cible de nombreuses insultes et de jugements incessants, Nabilla a découvert l’envers d’un décor qu’elle aimait tant. Cette confession semble donc se confondre avec une dénonciation de l’appareil médiatique, de sa puissance et de la force destructrice qu’il porte en lui. Nabilla rejette en partie la faute sur ce système où elle était « perdue » comme elle le répète à plusieurs reprises pendant l’interview. Elle se présente ici en victime du cirque médiatique dont elle fut le clown pour un temps et semble chercher à se décharger, en partie, de ses responsabilités alors que son jugement a lieu quelques semaines à peine après l’émission.
Enfin, au-delà de son apparence et de ses paroles, l’attitude de la jeune femme lors de l’interview nous montre que, même après sa retraite médiatique, elle sait encore jouer avec les caméras. Dans ses regards, on peut voir la performance médiatique du mea culpa à l’œuvre. Regard fuyant, larmes aux yeux et battements de cils innocents : Nabilla oscille entre émotion et séduction. Et si elle défend fermement son évolution, la jeune femme reste fidèle à elle-même et n’hésite pas à lâcher que la justice « c’est chiant ! »
La surexposition médiatique, la gloire, les paparazzis, à 24 ans, Nabilla a déjà tout connu. Aujourd’hui, elle signe un retour plus discret. Une stratégie millimétrée, et surtout très bien exécutée par l’ancienne bimbo habituée des caméras qui attend toujours son jugement définitif. Si elle nous revient assagie en apparence, elle brave tout de même les interdictions de voir Thomas Vergara ou de quitter le sol français (même si d’après elle la Suisse fait partie de la France alors il n’y a pas vraiment transgression). Et bien qu’elle affirme ne pas vouloir être un modèle pour qui que ce soit, une fois la notoriété acquise, on ne peut s’en débarrasser si facilement. La parole de célébrités comme Nabilla, qui a une influence surtout sur le jeune public, n’est pas anodine et si les mots sont prononcés en l’air, l’impact, lui, est toujours bien réel.
Clémence de Lampugnani
@Clemydelamp
LinkedIn
Sources :
Vince Murce, Le 28 avril 2016 Nabilla « un peu dégoûtée » quand elle revoit les images de ses car wash, telestar.fr
Olivier Aïm, Confidences, larmes, mea culpa… Nabilla ou le repentir comme performance médiatique, 15-04-2016
Nabilla : «Aujourd’hui, j’arrive à vivre avec 4000 € par mois» Par  Allyson Jouin-Claude, 10/04/2016
Le Figaro, « Sept à huit : jusqu’à 4,6 millions de téléspectateurs devant les confidences de Nabilla » par Damien Mercereau, 11.04.16
Crédits photos: 
TF1
Robert Laffont 
Instagram @nabillanew
 

Société

W3W: l'appli qui veut changer le monde en trois mots

« – Tu nous rejoins à dinde.ghetto.fourche ? – Je peux trop ap, suis à fermeture.papillote.grotte… – Dac on se dit rdv à 19h côté cave.orgasme.tétard alors ! »
Vous ne comprenez rien ? Rassurez-vous, c’est bien normal. Si ce langage très mystérieux semble tout droit tombé de l’absurde chapeau d’Eugène Ionesco, il pourrait bien pourtant imprégner notre quotidien dans quelques années. C’est le pari dingue des deux fondateurs britanniques de l’application What3Words, qui consiste à associer n’importe quel lieu à une combinaison de 3 mots. Déjà disponible en version web et en application pour iOS et Android, ce système de localisation innovant promet contribuer, sobrement, à « changer le monde ». FastNCurious quadrille la zone.

What3Words : le concept en 3 mots
Personne ne s’attendait à ce que quelqu’un parvienne à remettre Mot de passe (France 2) et à son inépuisable animateur Patrick Sabatier au goût du jour. « What3Words » l’a fait. Mieux encore, il propose de révolutionner notre emprise sur le monde en divisant la planète en 57 trillions de carrés de 3m de côté (soit 57 mille milliards, c’est-à-dire 57 000 000 000 000 carrés).
À l’origine du projet, un constat simple : 75% des endroits sur la planète ne possèdent pas d’adresse spécifique ou disposent de « systèmes médiocres, compliqués ou incohérents » comme le précisent les initiateurs du projet. Des étendues naturelles (déserts, forêts etc.) aux provinces reculées en passant par les jardins publics ou les parkings, le quadrillage de la surface terrestre (et maritime !) permet de donner une adresse unique et précise à tous les lieux, habités ou non et de simplifier nombre d’activités : voyages, cartographie, commerce électronique, recherche immobilière ou même les festivals et autres événements.
Pour associer un lieu à une combinaison de 3 mots, l’algorithme utilisé par l’application pioche dans une base de 25 000 à 40 000 mots suivant les langues. Au préalable, les mots sont donc choisis, et ce grâce à un double système de sélection, à la fois humain et automatisé, qui répertorie les mots les plus appropriés. Aussi les concepteurs ont-ils privilégié des mots du registre courant en une à trois syllabes, afin de favoriser la mémorisation des lieux, aux dépens de l’adresse postale ou des coordonnées GPS dans le pire des cas.

Comme le précisent les sciences cognitives, la force de mémorisation par imagerie est optimale. Elle consiste à imaginer une histoire, un paysage à partir des données à mémoriser, et à se raconter l’histoire ou se balader dans ce paysage pour se les remémorer. Ainsi, What3Words s’adapte à nos capacités cognitives et fait travailler notre imaginaire.
Dans le monde de What3Words, chaque lieu possède 8 adresses, toutes différentes et uniques, dans les 8 langues du logiciel à ce jour. Impossible de s’y perdre, d’autant plus que les combinaisons semblables sont assez éloignées pour que chacun sache faire la différence entre kids.chill.out (Mischigan, USA) et kid.chill.out (Barcelona, ESP).
« Addressing the world »
Récompensé aux Tech Award 2015 pour son principe novateur et vecteur de changement, l’application n’est pas sans ambitions. « Adressing the world » (on notera la finesse du jeu de mot), telle est la prétention de What3Words, qui affirme son impact sur les plans économique, scientifique et social : voyage, livraison, navigation et aide humanitaire.
Une prétention qui pourrait être justifiée. En effet, si l’application est utile pour se repérer au quotidien sans connexion Internet nécessaire – trouver la bonne entrée ou votre place de parking – elle l’est également en situation de crise humanitaire (tremblements de terre, tsunamis…). Localiser un endroit, c’est avoir la capacité de se repérer certes, mais aussi d’être repéré plus précisément et donc d’être secouru plus efficacement.
Par ailleurs, l’adresse a un impact en terme de socialisation, puisqu’elle permet d’éviter la marginalisation de certains individus, habitants des provinces reculées ou des bidonvilles par exemple. Elle facilite l’échange de biens comme de paroles.
What3Words parie aussi sur l’avenir et perce dans la recherche spatiale avec le projet de quadriller Mars. Une application qui ne se suffit pas à garder les pieds sur Terre et qui ambitionne de faciliter les découvertes géospatiales.
Lancée grâce à un crouwdfunding impressionnant (5 millions de dollars), l’application n’est pas sans but lucratif. What3Words trouve son financement en proposant OneWords, qui permet de personnaliser une zone géographique. Cependant, un mystère demeure : est-il possible d’acheter certaines combinaisons ? Comme le souligne Slate.fr, difficile dans ce cas d’estimer la valeur de certaines adresses dans lesquels les mots reprennent tout leur sens, comme ‘’best.place.ever’’. Un enjeu monétaire, qui se révèle donc aussi être un enjeu communicationnel. De quoi réfléchir aux conséquences sur le langage d’un adressage en 3 mots décorrélés.
Vers une nouvelle utilisation du langage ?
What3Words c’est aussi une technologie au sens de l’humour cinglant. Ainsi, avec ce nouveau système, le siège du FN, rue des Suisses à Paris est localisé à  »rimer.noir.éliminer », comme le précise Slate.fr et l’Elysée se voit rattaché à  »péage.zouk.éliminer ». De quoi développer tout un imaginaire autour des lieux et des institutions !
Mais par-delà ce constat sympathique, W3W pose des questions communicationnelles sérieuses. En associant aléatoirement des mots à un lieu, W3W détache le mot de sa signification. Par exemple, le mot « table » ne réfère plus à l’objet « table » mais à un objet d’une toute autre nature, ce qui peut sembler dévalorisant pour la langue, lui faisant perdre de sa profondeur.
La deuxième implication de ce système est qu’il rompt l’unité de lieu. Un lieu qui était auparavant unique (ex : La cathédrale Notre Dame de Paris) est désormais segmenté, fragmenté en divers endroits qui existent en soi, indépendamment de l’entité à laquelle ils appartiennent (environ 500 pour Notre-Dame de Paris).
Cependant, il s’agit de nuancer une approche pessimiste et rigoriste sur le langage. En effet, l’application substitue à des coordonnées GPS des mots. Cette bascule appartient donc à un mouvement d’élargissement du champ d’application du langage et de constituer un nouvel imaginaire autour des mots.
Bien entendu, la portée de ce système est dépendante de sa popularité et de sa prise en compte à l’échelle internationale, à commencer par les géants du milieu comme Google Maps, Mappy ou Waze.
What3Words est peut-être le seul projet progressiste qui repose sur le fait de mettre le gens dans des cases. L’exception qui confirme la règle ?
Fiona Todeschini
@FionaTodeschini
Sources :
Slate.fr, Dans quatre ans, voici à quoi votre journée très connectée ressemblera, 31/03/2016
What3Words
The Next Web, What3Words: share very precise locations via Google Maps with just 3 words, Paul Sawers
Mail Online, Better than GPS? The brilliant online gadget that identities every 10 sq ft patch of land on the planet – and gives each one its own unique three-word name (so what’s YOUR back garden called?), 22/ 02/2016
Crédits photos et vidéo :
What3Words

Société

The lion that broke the internet

Rappel des faits : le 1er juillet 2015, au Zimbabwe, Walter Palmer, un dentiste et chasseur américain abat Cecil, un lion à la crinière noire, star du parc national Hwange et sujet d’étude des chercheurs de l’université d’Oxford. Ce braconnage a duré plus de 40 heures. Walter Palmer a tout d’abord attiré l’animal à l’extérieur, du parc et l’a blessé avec une arbalète avant de le traquer et de l’abattre au fusil. Très vite, cet abattage a attiré l’attention des médias internationaux et a suscité l’indignation des défenseurs de l’environnement et de l’opinion publique. Résultat, l’affaire est remonté dans les sphères politiciennes et jusqu’aux tribunaux.
C’est précisément cette « attention », cette réaction des médias, qui a érigé ce fait divers en véritable phénomène médiatique, aujourd’hui connu et reconnu sous le verbatim « Cecil le Lion ».
Naissance du phénomène
Les mécanismes traditionnels de l’information se mettent en route
La première couverture médiatique de l’affaire Cecil le lion, concerne l’affaire elle-même. Dans les médias traditionnels, les articles expliquent comment le lion a pu être tué, quelle était sa particularité, et la somme que le dentiste a dépensé pour cette chasse. C’est après cette première couverture factuelle, que l’affaire Cecil le Lion va pouvoir commencer à circuler. Rapidement l’expression “Cecil the Lion” est reprise. La légitimité des médias traditionnels suffit à figer cette formule. Elle va ensuite jouer un rôle très important dans l’amplification du phénomène, puisqu’elle va permettre d’indexer et de retrouver toutes les réactions et tous les commentaires. La formule devient donc une porte d’entrée pour l’ensemble des réactions internationales.
Internet permet à tout un chacun de s’approprier le phénomène
Dans le cas de Cecil le Lion, les internautes sont les acteurs principaux de la viralité du phénomène. Ils se sont appropriés toutes les plateformes d’expression du web pour contribuer à l’écriture du phénomène Cecil le Lion.
Campagnes
Beaucoup de campagnes ont été lancées, avec des objectifs très variés à chaque fois. L’université d’Oxford, qui avait placé un collier GPS autour du cou du lion en 2008, afin de recueillir des données sur le mode de vie des lions et leur longévité, a lancé un appel aux dons pour “révolutionner” la protection des félins. Plusieurs associations de défense de la faune et de la flore ont crées leurs propres pétitions comme l’African Wildlife Foundation ou PETA. Et face à l’absence de campagnes réclamant la justice, des internautes se sont lancés. Cecil, célèbre lion à la crinière noire du Zimbabwe, tué pour 50 000 euros : demande à Barack Obama de faire condamner le dentiste. Même chose pour Extradite Minnesotan Walter Palmer to face justice in Zimbabwe, postée sur la plateforme de pétitions de la Maison Blanche. Cecil est également devenu l’illustration d’autres pétitions comme Justice for Cecil, help fight trophy hunting! ou Demand Justice for Cecil the Lion in Zimbabwe, qui militent pour l’interdiction des permis de chasse.
Réseaux sociaux
Entre les différentes pétitions et appels aux dons lancées par des organismes officielles et toutes celles lancées par des particuliers, il y a eu un vaste éparpillement des campagnes de mobilisation. Mais cette éparpillement est encore plus visible sur les réseaux sociaux, où un nombre pharaonique de pages et autres groupes ont été crées à l’effigie de Cecil.
Sur Facebook, parmi les 100 pages dédiées à Cecil, il y a :  Cecil the Lion, Justice for Cecil the Lion, CECIL the LION, Cecil : The Lion, Justice For Cecil the Lion, R.I.P. Cecil the Lion, Cecil, Lion. Parmi la trentaine de groupes, il y a RIP Cecil the lion… let’s tell the dentist he is a coward !, CECIL the Lion HUNTS Walter Palmer, Cecil the lion says “All Lives Matter”, Extradite Walter J. Palmer: Justice for Cecil the Lion, etc.
 
Sur Twitter, 53 comptes lui sont dédiés, dont : Cecil The Lion Game @lioncecilgame, Cecil_the_Lion @Lion_for_Truth, CecilTheLion @CecilTheLion, Justice For Cecil @justiceforcecil, Cecil Lion Festival @GurundoroFest, Cecil The Lion @lion_cecil…
 
Sur les réseaux sociaux, on voit une véritable volonté de réappropriation du phénomène. Signe d’une énorme volonté de mobilisation des internautes. Même s’il existe une première page ou un premier groupe, qui reprend la terminologie exacte « Cecil the Lion», beaucoup d’autres pages et groupes éclosent, avec à chaque fois, un effort du créateur ou de la créatrice pour trouver une manière de reformuler la terminologie, en jouant sur les majuscules, les signes de ponctuation, les tirets, en rajoutant des mots…

Forums
Mais bien au-delà des élans d’émotions et d’indignation, la mort de Cecil le Lion a généré beaucoup de commentaires et de débats. Les plus grands forums se sont tous retrouvés avec un, ou plusieurs, sujets mentionnant Cecil : American hunter illegally killed Cecil the Lion, Cecil the Lion as a non-killable beast in WoW, The killing of Cecil the Lion, Cecil the Lion, We need a tribute to Cecil the Lion in the game, The brother of Cecil the Lion, was killed by a hunter in Zimbabwe, this Saturday, announces CNN, Cecil the Lion Killed.
Vidéos
Et le phénomène Cecil le Lion n’a pas non plus échappé aux plateformes de vidéos. En dehors des reportages journalistiques, un florilège de vidéos sur les réactions qu’a provoqué l’affaire ont été postées : en allant des réactions de célébrités aux réactions d’internautes lambdas.  

Ce qui nous amène à notre 3ème et dernière partie sur le traitement médiatique de l’évènement médiatique lui-même de Cecil le Lion, et de la manière dont il a été couvert dans les médias.
Troisième niveau, le traitement médiatique du phénomène en tant que tel
Quand les figures médiatiques se mettent en scène et deviennent des leaders d’opinion
Ici le reportage journalistique porte plus sur le scandale qui a éclaté autour de l’affaire, que de la mort de Cecil en elle-même.

 
D’autres vidéos vont commencer à fleurir pour commenter la manière dont telle ou telle célébrité a réagi à la mort de Cecil. Des articles ont fleuri sur le même thème « Celebs React to the Heinous Murder of Cecil The Lion », avec une énumération des tweets. 

Le Figaro a fait un article sur l’acteur Arnold Schwarzenegger qui attaque le dentiste américain. Le Télégramme a couvert l’indignation de Brigitte Bardot le 1er août. Et dernièrement c’est la photo d’Ashley Benson, sur Instagram qui a réveillé la communauté pro-Cecil. A l’approche d’Halloween l’actrice poste une photo d’elle en costume de lion, avec comme légende “Help ! Can’t decide on my Halloween costume this year ! What do you guys think of this Cecil the Lion costume?” Très vite le message a fait un tollé, les internautes qualifiaient sa référence d’offensive et de mauvais. Cette anecdote a même fait l’objet d’un article, le 7 octobre sur PureBreak.
Dans d’autres vidéos, des internautes se filment en train de « découvrir » et de réagir pour la première fois, à la réaction de Jimmy Kimmel.
Ou encore la vidéo Jimmy Kimmel Chokes Up Over the Death of Cecil the Lion, dont le sujet n’est pas la mort du lion mais uniquement la réaction du présentateur vedette. Dans la vidéo Teens React to Cecil the Lion Killed, filme des jeunes devant un ordinateur et filme leur réaction « spontanée ». A ce stade, ce n’est plus la mort de Cecil le Lion qui est médiatisée, mais la réaction d’individus plus ou moins connus à sa mort.
Toutes ces réappropriations ont renforcé le phénomène, car elles ont généré de l’engagement et de l’identification. Les internautes se sentent investis dans le débat, et se sentent appartenir à une communauté.
Toutefois, la mobilisation sur Internet, a amené à des manifestations plus concrètes : devant la maison de Walter Palmer et devant son cabinet dentaire par exemple. Ces manifestations physiques ont continué à alimenter le phénomène. Elles ont rendu la mobilisation télégénique, et ont ainsi permis une couche supplémentaire de couverture médiatique.
Le méta-discours
Et puis il y a eu des articles sur le phénomène : comment Cecil le Lion a généré autant d’engagement et de réactions dans le monde occidental. Le 30 juillet, Marino Eccher écrit l’article « Why the death of Cecil the lion ran wild on the Internet ? ». Nous sommes seulement deux jours après la révélation de la mort, il énumère les réactions sur Internet (plus de 700 000 tweets et 1 million de recherches sur Googe, rien qu’aux Etats-Unis). Selon lui, l’histoire a été propagée par une poignée d’influenceurs sur les réseaux sociaux, des comptes qui agrègent à chaque fois des dizaines de millions de followers, comme des comptes de médias ou de célébrités, dont l’acteur Ricky Gervais. Fin août, la BBC2 dédie son émission Newsnight au phénomène, avec comme accroche “We look back on the killing of Cecil the Lion : did we overeact ? is social medial to blame ?” En effet, dans la naissance et la propagation du phénomène Cecil le Lion, les réseaux sociaux ont vraiment joué un rôle de tremplin. Le fait divers a été partagé et relayé sur les réseaux, avant d’atteindre par la suite le palier des médias traditionnels. Sans aucun doute, si un le braconnage de Cecil était arrivé avant l’existence des réseaux sociaux, il serait resté un fait divers et n’aurait pas pris cette ampleur phénoménale.
Aujourd’hui Cecil the lion est devenu un emblème. Une véritable communauté d’internautes émus par sa mort s’est crée, et depuis elle agit comme un vigile. D’autres cas de meurtres d’animaux sauvages été révélés, comme celui d’une girafe par la chasseuse américaine Sabrina Corgatelli). Chaque nouvel épisode judiciaire entre Walter Palmer et le Zimbabwe fait de nouveau l’objet d’articles, renouvelant une fois de plus le phénomène et les réactions des internautes. Des rumeurs et des intox ont même vu le jour : Cecil serait finalement bien en vie, ou son frère Jericho aurait été à son tour assassiné par un chasseur. Cette dernière intox a d’ailleurs fait l’objet d’un article, sur la formation et la déformation de la rumeur sur francetvinfo.fr.
Ainsi, le phénomène Cecil le Lion est devenu viral sur les plateformes web. L’institution de la formule « Cecil the lion » a permis de fixer ce phénomène et de lui permettre de circuler. La réappropriation des internautes a permis d’ériger ce fait divers jusqu’à un véritable évènement. Ces réappropriations ont crée un nouveau niveau dans l’affaire Cecil le Lion, avec une nouvelle couverture médiatique, qui a porté cette fois sur les vagues d’émoi. Il y a donc eu un mouvement de balancier entre les internautes et les médias traditionnels : les internautes ont crée le phénomène, qui a ensuite été relayé par les médias traditionnels, ce qui a alimenté de nouvelles réactions d’internautes etc… Et au fil de toute cette circulation médiatique, Cecil le Lion est devenu aujourd’hui un véritable objet culturel.
Cet article est un résumé d’une étude qui a été réalisée par Orlane Lebouteiller, Marion Parquet et Marie Mougin, dans le cadre du cours de sémiotique culturelle d’Internet, d’Etienne Candel, en décembre 2015.
Marie Mougin 

Société

Datas, algorithmes, robotisation: quand la machine s'empare de la création

Dans des temps ancestraux, l’Homme reléguait la machine et son intelligence au rang de chimères de science-fiction. La robotique n’était alors qu’un vaste sujet qui nourrissait des films d’anticipation aux allures de fin du monde. En ces temps-là, l’imagination et la création étaient d’irrationnelles vapeurs qui ne pouvaient émaner que de l’esprit de l’Etre humain.
30 mars 2016 : on apprend que l’équipe japonaise de l’agence McCann est la première à compter un membre d’un genre particulier. Celui-ci répond au doux nom de « AI-CD β » (pour Artificial Intelligence – Creative Director). Robot entièrement créé par l’équipe McCANN Millennials et issu du projet Creative Genome, il occupe le poste de Directeur de la Création. Bien qu’on s’y attendait un jour ou l’autre, cette nouvelle a pu dérouter plus d’un professionnel de la communication.
Imaginez cinq minutes le bazar dans l’open-space…
L’art, le propre de l’Homme ?

La question de l’interaction entre l’Homme et la machine alimente un débat de longue date en sciences de l’information et de la communication. Dans les années 1950, le mathématicien Norbert Wiener fonde la cybernétique, science qui se penche sur les processus de l’interaction par phénomène de rétroaction entre l’homme et la machine, et recherche in fine l’optimisation des systèmes de communication. Très peu de temps après, Alan Turing reprendra les travaux de Wiener et mettra au point un test destiné à déterminer si la conscience peut être simulée par un ordinateur. Avec ses travaux sur l’intelligence artificielle, Alan Turing jette les bases de l’informatique telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Chercheurs comme artistes se saisissent de la question d’un art optimisé par la robotique, comme l’atteste par exemple l’exposition « Art Robotique », présentée à la Cité des Sciences et de l’industrie, à Paris en 2014.
Optimiser l’imagination ?

L’art robotique est-il un oxymore ? Professeure de philosophie, Charlie Renard traite justement de ce sujet dans l’un de ces articles, et s’interroge sur la question suivante : « que reste-t-il d’humain dans la création quand ce ne sont pas seulement les moyens mais le processus lui-même de création qui s’autonomise, s’automatise ? ». Derrière la prouesse technologique, c’est donc bien d’optimisation de la création qu’il s’agit. Mais peut-on réellement rationnaliser, optimiser l’imagination?
Les exemples de robots artistes sont bien nombreux. En 1973, Harold Cohen, professeur à l’Université de Californie, créé et développe AARON, un programme informatique capable de créer des œuvres d’art abstrait. Ses travaux ont fait l’objet de nombreuses expositions à travers le monde. Pour autant, la question de l’imagination de ce programme dans le processus créatif de ses œuvres reste à déterminer.
L’intelligence artificielle au service de la création touche tous les domaines artistiques. Par exemple, David Cope, musicologue et chercheur à l’Université de Californie, a créé dans les années 1990 un programme informatique compositeur de musique classique, nommé Emily Howell.
Plus récemment, une équipe de chercheurs japonais de l’université d’Hakodate a mis au point une intelligence artificielle capable d’écrire une nouvelle, grâce à des paramètres préétablis formant un algorithme. Celle-ci, intitulée tout bonnement « Le jour où une machine a écrit une nouvelle » a même été nominée à un prestigieux concours littéraire nippon, les Nikkei Hoshi Shinichi Literary Awards.
Prouesse technologique ou marketing ?
Tu nous a bien eu, Kevin
Ces nouvelles techniques de création au service du marketing posent évidemment la question de la standardisation de la culture et de l’influence du choix des consommateurs ? Si l’on rouvre les travaux d’Adorno sur la culture de masse, la publicité et les médias, celui-ci affirme que la culture de masse uniformise les aspirations et les goûts des classes sociales. Les technologies au service de la création d’une culture de masse ne feraient-elles alors de nous qu’un vaste troupeau de moutons de panurge ?
Sans tomber dans une telle paranoïa, on sait que quelques entreprises utilisent déjà ces algorithmes afin que leurs créations collent au mieux aux choix du consommateur. Vous avez aimé les fameux monologues-regard-caméra du délicieux Kevin Spacey dans la série House of Cards ? C’est normal, les algorithmes ont choisis pour vous cet acteur. Tout comme pour sa récente série Marseille, Netflix a utilisé ces programmes informatiques lors de la production pour déterminer le casting. Objectif : être certain de nous plaire.
Quand à AI-CD β, nouveau Directeur de la Création chez McCann au Japon, ses créateurs auraient élaboré un large panel de publicités télévisées primées, que l’intelligence artificielle exploiterait afin de cerner les tendances en matière de transmission du message publicitaire.
Quel avenir pour les métiers créatifs ?
Je vous présente la Team Créa du futur
Finalement, si le nouveau Directeur de la Création de l’agence McCann au Japon est l’aboutissement d’une véritable prouesse technologique, on comprend que la question de la substitution d’un humain à ce poste créatif – et plus technique comme l’on a pu le voir jusqu’alors – puisse remuer certaines angoisses chez les professionnels de la communication. De la même façon, Narrative Science a développé en 2014 le logiciel Quill, une intelligence artificielle capable de transformer des données brutes en articles de presse. Ce procédé a notamment été utilisé par le magazine américain Forbes.
Ce renouveau des pratiques professionnelles est synonyme des bouleversements entrainés par le progrès technique dans les structures de production des industries de l’information et de la communication. Tout cela constitue un processus perpétuel et intemporel où le nouveau élimine l’ancien, qui nous rappelle la fameuse « destruction créatrice » déjà théorisé par Joseph Schumpeter dans les années 1940 pour expliquer les cycles économiques, à l’époque de profondes mutations industrielles et technologiques. Coïncidence ? Je ne pense pas.
Mathilde Dupeyron
Linkedin 
Sources :
Julien Bordier et Igor Hansen-Love, L’Express, 24/01/15 
Pierre Fontaine, BFM Hightech, 26/03/16 
Martin Gayford, Technology Review, 15/02/16 
Korben, 25/02/10 
Llllitl, 30/03/16 
Charlie Renard, IPhilo, 12/12/15 
Crédit photos :
Banksy, New York Daily News 
Liberation 
Iphilo 
Genetics and culture
Télérama 
Les Inrocks