Société

Qu'êtes-vous prêt à payer pour consommer gratuitement?

20 Minutes, Deezer, YouTube, Facebook, Google, autant d’espaces médiatiques que nous utilisons au quotidien gratuitement. En réalité ces médias se rémunèrent en vendant des espaces publicitaires sur leurs plateformes ou leurs supports. Pour cela, ils ont besoin d’attirer une audience et de la préserver. La publicité possède une place à part entière dans le paysage médiatique, et ce depuis la transformation de la presse par Emile de Girardin en 1836. Mais à la différence des journaux toujours payants à l’époque, la publicité est aujourd’hui la condition d’accès aux médias qui présentent leur contenu comme “gratuit”.
Il existe alors un hiatus de plus en plus important entre l’impression de gratuité et la pénibilité des interruptions publicitaires souvent non-pertinentes. Pour se débarrasser de ces interventions encombrantes, il suffit de payer le média (Youtube Red, Spotify…). Rien de plus simple… Sauf si le public rechigne à dépenser de l’argent quand il a eu l’habitude de consommer gratuitement. Le beurre et l’argent du beurre, le contenu sans la publicité.

Jusqu’à présent les plateformes médiatiques avaient le choix entre deux stratégies : l’une qui rendait la publicité très intrusive et pénible et qui poussait l’utilisateur à s’abonner et payer ; l’autre qui plaçait la publicité le plus discrètement possible pour faire en sorte que le consommateur l’accepte inconsciemment. Mais les internautes en ont assez et en dix mois le nombre de français ayant installé des « ad-blockers » a progressé de 20 %.
En revanche, selon une étude menée par Nielsen (1), plus de 55% des internautes se disent prêts à accepter les spots vidéos en échange d’un contenu gratuit. Si imposer une publicité n’est définitivement plus efficace, c’est que le consommateur revendique le choix de prendre part au processus publicitaire. Que sommes-nous alors prêts à faire pour continuer à consommer gratuitement ? Accepter sciemment de regarder de la publicité en échange d’un contenu ou d’un produit serait alors une nouvelle forme de monétarisation.
Une petite pub pour l’homme, un grand pas pour l’humanité.

En décembre 2012, Vincent Touboul Flachaire, 17 ans, a l’idée de développer une plateforme de dons en ligne en recourant à la publicité comme financement. Deux ans plus tard, Goodeed (2) est né. Le site rassemble d’un côté l’Unicef, Solidarités international, Weforest (3), de l’autre les annonceurs, et au centre, l’internaute qui accepte de regarder un spot publicitaire pour financer le projet de son choix.
Résultats : 120 000 membres, 3 millions de donations récoltées, 80% des utilisateurs ont entre 18 et 35 ans, et 70% ont fait leur première expérience du don grâce à la plateforme. Ce qui est particulièrement intéressant dans cette forme de financement est l’âge des donateurs. En effet, pour cette génération Y (4), née avec internet, l’omniprésence de la publicité digitale est familière, voir naturelle.  Rendre utiles ces quelques secondes de vidéo par un don est un avantage que leur portefeuille leur interdit généralement. Le concept de Goodeed offre deux intérêts novateurs : une revalorisation de l’usage de la publicité et surtout le choix pour l’internaute d’y être exposé.
Prochain départ après la pub.

L’idée est bonne et ne s’arrête pas au don en ligne. Depuis le mois dernier, grâce à l’application WelectGo, les habitants de Düsseldorf peuvent payer leurs tickets de métro grâce à la publicité. Pour 80 secondes de spot publicitaire visualisé, l’entreprise propose un billet électronique d’une valeur de 2,60€. L’engouement suscité par la formule est inespéré : en un mois 20 000 personnes ont téléchargé l’application et le stock de tickets s’épuise désormais en quelques heures.
L’histoire de cette start-up est pour l’instant assez marginale mais pourrait bien prendre une ampleur insoupçonnée. En effet, considérer la publicité comme un moyen de paiement accessible à chaque consommateur est inédit et redoutablement efficace. Certaines entreprises l’ont déjà bien compris. Vous êtes bloqué à l’aéroport et vous ne voulez pas dépenser 5 euros pour une demi-heure de connexion à la Wifi ? ViewPay vous laisse choisir la vidéo publicitaire de votre choix, vous la visionnez, et vous voilà connecté jusqu’au décollage de votre vol.
Les produits et services proposés sont essentiellement digitaux pour le moment mais comment ne pas envisager un futur où « l’advertpayment » (5) soit généralisé à toute la consommation ? En effet, on pourrait imaginer que regarder volontairement des spots publicitaires vous fasse gagner des crédits utilisables dans n’importe quel commerce.
L’idée n’est pas si utopique, ViewPay travaille déjà avec des entreprises comme McDonald’s, Peugeot ou Auchan.
Visionner plus pour gagner plus.

C’est une véritable boîte de Pandore qui s’ouvre pour les annonceurs. Là où chaque entreprise dépense actuellement une fortune en stratégies digitales pour que le consommateur regarde sa publicité jusqu’au bout, la monétisation des spots publicitaires pourrait bien rendre ces efforts vains. Le public deviendrait alors demandeur de cette même publicité qu’il cherche aujourd’hui à éviter par tout les moyens.
Mais, cette nouvelle façon de consommer la publicité ne sous-estimerait-elle pas le consommateur ? Michel de Certeau dans L’invention du quotidien rappelle que l’individu a la capacité de transformer les pratiques quotidiennes en établissant des « tactiques » pour détourner les « stratégies des dispositifs ». En clair, qu’est-ce qui garantit que devant l’écran je ne détourne pas le regard ? Mais devons-nous envisager un monde à la façon de la série Black Mirror où chaque individu serait prisonnier de la publicité pour gagner sa vie ? Sommes-nous destinés à être victimes d’un syndrome de Stockholm publicitaire ?
Avant de nous récrier contre l’aspect moral de cette technique, posez- vous la question : diriez-vous non à un repas, un plein d’essence ou à un billet d’avion contre quelques minutes de votre attention ?
Alice Jeanpierre
Sources :
• (1) nielsen.com
• (2) Goodeed.com
• (3) Organisme engagé dans la reforestation et l’environnement.
• (4) Désigne les personnes nées approximativement entre le début des années 1980 et le milieu des années 1990.
• (5) “Advertpayment”: néologisme anglais désignant la monétisation de la publicité en ligne.
• « WelectGo: Kostenlos mit der Rheinbahn fahren »
• « ViewPay propose le visionnage de publicité contre des services en ligne payants », Offremedia, publié le 2/12/2015
• « Fred & Farid lance l’Advertpayment avec Viewpay, nouvelle ère pour la publicité digitale ? »,  airofmelty.fr, publié le 1/12/2015
Crédits :
• Disney
• Clubic.com
• Goodeed.com
• WelectGo
• La série Black Mirror