Société

Liberté, liberté chérie…

 
C’est un débat vieux comme Internet qui mobilise aujourd’hui la justice française : celui de la neutralité du Web.
Les dérives
Internet doit-il rester un espace vierge de toute contrainte ? A première vue, l’idée peut paraître séduisante. Après réflexion, cette idée l’est beaucoup moins. Particulièrement lorsque l’on voit apparaître sur Twitter des hashtags intitulés « #unbonjuif » « #sijetaisnazi » ou « #simonfilsestgay ».
En quelques heures, chacun de ces hashtags s’est imposé comme un trending topic, attirant aussitôt l’attention des médias qui ont massivement relayé l’affaire comme preuve des dérives xénophobes de la toile. Twitter -qui est on le rappelle deuxième plus grand réseau social mondial derrière Facebook- avait alors retiré les tweets à caractère racial mais s’était fermement opposé à communiquer les coordonnées personnelles des utilisateurs ayant posté ces messages. Ce choix a provoqué la colère de plusieurs associations antiracistes parmi lesquelles l’Union des Etudiants Juifs de France qui, quelques jours après l’affaire « #unbonjuif » a porté plainte en référé contre la plate-forme.
Les attentes
La requête de l’association est double. Dans un premier temps, elle demande au site de fournir à la Justice française les coordonnées des comptes mis en cause. Dans un second temps, elle souhaite que les démarches pour signaler les tweets à caractère raciste soient simplifiées.
 Les résultats de l’audience du 8 janvier qui faisait se rencontrer l’UEJF et Twitter n’ont pas été ceux espérés par l’association. Ainsi, la plate-forme dont le siège social se situe à San Francisco, s’abrite derrière la loi américaine pour protéger ses données. On peut voir dans ce geste une volonté du site de protéger le droit à la liberté d’expression sur internet. Mais il ne faut pas oublier que Twitter est avant tout une entreprise qui souhaite maximiser son chiffre d’affaire. En protégeant ses utilisateurs, le site s’assure de maximiser le nombre de personnes fréquentant son réseau et il devient alors plus facile d’augmenter les ventes des tweets sponsorisés.
Cette dimension commerciale est d’autant plus importante que Twitter vient d’ouvrir en décembre dernier des locaux à Paris. Face à l’indignation générale provoquée par les hashtags xénophobes, le gouvernement français a voulu faire preuve de fermeté. Ainsi, Fleur Pellerin,  Ministre en charge du numérique, Najat Vallaud Belkhacem, porte-parole du gouvernement ou encore Bertrand Delanoë se sont exprimés afin d’inviter la firme à prendre ses responsabilités. Entre les lignes, le message de ces personnalités politiques est clair : si Twitter souhaite s’installer durablement en France, ses dirigeants feraient mieux de reconsidérer leur politique de confidentialité des données.
Les affaires
Si le site ne change pas son mode opératoire pour des raisons éthiques ou morales, peut-être le fera-t-il pour des raisons commerciales. Hormis les incitations du gouvernement français qui ne pèsent probablement pas très lourd dans les prises de décision de l’entreprise, il se peut que l’oiseau bleu soit effrayé par ses partenaires commerciaux. Et s’il est nécessaire pour une marque d’être présent sur Internet, il y a fort à parier que nombre d’entreprises réfléchiront à deux fois avant d’associer leur image à un site dont les trending topics incitent à la haine raciale.
Tant qu’il existera des plateformes existant en marge du système, la libre expression perdurera sur Internet, avec ce que cela comporte de bonnes et de mauvaises surprises. Mais Twitter, Facebook et consorts ont souhaité donner un tournant commercial à leur activité. Et pour être considéré comme des interlocuteurs sérieux par les marques, il faut accepter de se comporter en adulte. Et cela commence par faire des choix.
 
Angélina Pineau
Sources :
Très bon article de Rue 89 résumant la complexité de la situation  actuelle
Recontextualisation du problème par Ecrans
Tribune de l’UEJF sur le site du Nouvel Obs

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Flops

Quand les gazouillis sonnent comme un « Heil »

 
Tout le monde aime les chants d’oiseaux. C’est doux, apaisant, bucolique, et idéal pour animer un trajet en ascenseur. Il existe cependant des moments où une performance aviaire tombe vraiment mal, comme par exemple un lendemain de beuverie.
Cette comparaison douteuse m’amène à parler du hashtag le plus discuté de la mi-octobre, j’ai nommé #UnBonJuif.
Commençons par un petit rappel des faits pour ceux que les drames de Twitter ne captivent guère. Le 10 octobre, ce tag apparait parmi les tendances du jour sur le réseau social, chaque mention étant associée à une blague plus ou moins antisémite, allant de l’éculée vanne nasale à des références nettement odieuses. SOS Racisme et l’UEJF (Union des Etudiants Juifs de France) réagissent six jours plus tard devant le maintien du phénomène, la seconde peinant à contacter Twitter (qui ne dispose pas d’une antenne française) pour finalement obtenir le 18 un entretien téléphonique avec sa direction des affaires publiques.
Le soutien préalable de Christine Taubira, ainsi que la menace d’un référé contre l’entreprise californienne, permettent d’obtenir la promesse de suspension d’une trentaine des comptes aux tweets les plus insultants (sur environ 1600) sans que Twitter n’accepte de divulguer les coordonnés des abonnés fautifs, pour enfin tenter durant quelques jours de se rétracter sur la démarche entière. Les propriétaires du réseau se retranchaient en effet derrière leur simple qualité de « médiateur », preuve à l’appui dans leurs Conditions Générales d’Utilisation.
Il ne s’agit pas ici de discuter la portée d’un antisémitisme français, pas plus que le mythe récurrent du « complot juif ». Faisons cependant un bref détour historique, en nous rappelant que la République – la nôtre comme les précédentes – n’est pas exactement étrangère à ce type de dérive. Ainsi la France des années 30 voyait fuser contre le Front Populaire des critiques nettement plus calomnieuses. Si le traumatisme de la décennie suivante a rendu de tels propos tabous, il reste l’évidence que Desproges n’aurait certainement pas eu un tel succès avec son « On me dit que des Juifs se sont glissés dans la salle » s’il n’avait pas touché du doigt un problème de fond.
En 2012, ce sont les agressions récentes contre la communauté juive, ainsi que la montée parallèle d’une forme d’islamophobie, qui rendent inévitables les réactions à un état de fait amplifié par l’instantanéité du social networking.
Et c’est là qu’est le Couac (Couac… Oiseaux… Non ?) et avec lui le point qui nous intéresse vraiment. Les dérapages racistes n’ont rien de nouveau sur Internet – il existe aussi sur Twitter #UnBonNoir et #UnBonMusulman, passés relativement inaperçus jusqu’ici. Ce qui l’est en revanche, c’est le pas historique effectué sur ce réseau, qui a pour la première fois modéré les messages de ses utilisateurs, comme il avait promis de le faire en début d’année.
Le 18, jour du coup de fil de l’UEJF en Californie, Twitter suspendait le compte d’un groupe néo-nazi outre Rhin à la demande de la police allemande – il existe en effet une seconde voie pour supprimer des tweets illégaux, prévue pour les instances gouvernementales.
Alors, maintenant que Twitter a cédé en France également, #UnBonJuif annonce-t-il une nouvelle attitude vis-à-vis des réseaux sociaux, où tout dérapage pourra être rectifié par une plainte ? Il est difficile de ne pas déceler le danger pour la liberté d’expression, malgré la banalité de l’argument.
Et si les attaques pour incitation à la haine raciale deviennent monnaie courante, pourquoi pas les poursuites en diffamation ? L’un des outils essentiels en matière de communication pourrait changer profondément sa nature, s’il évoluait en champ de bataille judiciaire.
 
Léo Fauvel
Crédits photo : © Jaubert / Sipa