Société

Le Brouillard d'Arles de Van Gogh, une ombre au tableau ?

On a entendu depuis peu, à la veille de sa sortie en librairie, le débat autour du Brouillard d’Arles (du nom qui était donné aux livres des comptes de commerce). Carnet retrouvé par un particulier qui entretient son anonymat, ce dernier l’a remis à un marchand d’art de sa connaissance en 2008. Mais depuis, experts français et néerlandais sont en désaccord quant à son authenticité. Se pose alors la question du rôle de la polémique dans le champ artistique : est-elle un élément de stratégie marketing ?

Le mythe du carnet retrouvé.
Il porte en lui toute une myriade de symboles et de significations. S’il n’a pas l’honneur de figurer au sommaire des Mythologies barthiennes, on le retrouve volontiers dans l’incipit de films et romans pour la jeunesse (Les Chroniques de Spiderwick, L’Histoire sans fin).
On confère à ce carnet une valeur particulière parce ce qu’il contient dessins et écritures manuscrites. Il fait référence à des temps anciens que l’on retrouve alors, et semble établir une nouvelle proximité avec l’artiste auquel il a appartenu. C’est pour cela qu’ « à la plus parfaite reproduction, il manque toujours quelque chose : l’ici et le maintenant de l’œuvre d’art, l’unicité de sa présence au lieu où elle se trouve. C’est à cette présence unique pourtant, et à elle seule, que se trouve liée toute son histoire. En parlant d’histoire, nous songeons aussi bien aux altérations matérielles qu’elle a subies qu’à la succession de ses possesseurs […]. L’ici et maintenant de l’original constituent ce qu’on appelle son authenticité » (Walter Benjamin, historien de l’art et critique littéraire).
C’est une stratégie marketing de l’inédit qui cherche à promouvoir la rareté et la nouveauté de l’objet en s’adressant à l’émotion du client (il en faut sans doute pour ces 65 dessins vendus à 69€). Son identité est synonyme d’un désintérêt causé par le soupçon, mais le soupçon lui- même a quelque chose d’intrigant, qui pousse à la curiosité. L’œuvre d’art y entretient son mystère, pour échapper à toute explicitation. Elle peut ainsi devenir le centre des regards et justifier de son prix.
Un visage à l’oreille coupée bien connu du public.
Van Gogh est un artiste passé à la postérité au sein de la culture populaire, et nombre d’expositions rencontrent encore aujourd’hui un franc succès (musée d’Orsay, 2014). En même temps, certains de ses tableaux atteignent des sommes astronomiques, à l’image des 66 millions de dollars dépensés en 2015 par un collectionneur asiatique pour L’Allée des Alyscamps.

Maintes fois, l’authenticité des œuvres de Van Gogh a été remise en question par les autorités compétentes : on sait par exemple qu’à partir de 1887 le Docteur Gachet, ami du peintre, a réalisé de nombreuses imitations des tableaux de Van Gogh. Le Musée d’Amsterdam demeure donc toujours extrêmement prudent quant à l’attribution qui peut être faite des tableaux. Ces dernières sont donc rares et, de ce fait, la cote du peintre demeure élevée.
Un objet-œuvre d’art qui anime les médias.
Les médias s’adressent à un citoyen à la fois soucieux de l’information et consommateur en puissance d’œuvre d’art. L’investigation du journaliste fait la promotion, par le choix de son sujet, du produit-œuvre d’art. Si le discours journalistique est polysémique, c’est parce que l’objet l’est aussi : le Brouillard d’Arles vient se placer entre l’œuvre d’art et le produit culturel. D’un côté, ce n’est pas le vrai carnet de Van Gogh que nous tenons entre nos mains, sa commercialisation en fait un produit de masse.
Cette reproductibilité pourrait bien provoquer une dégradation de l’œuvre d’art et réduire cette dernière à l’état de produit (Adorno) – l’objet d’art ne se retrouve-t-il pas « épuisé par le processus de consommation » (Bauman) ? D’un autre côté, les initiateurs de cette publication se disent motivés par un objectif de démocratisation de l’œuvre d’art (et non pas sa marchandisation). La publication demeure indépendante des attentes du public, elle ne répond pas à un besoin. Reste à savoir à qui profite cette publication : à ceux qui ont découvert le carnet ou aux descendants de l’artiste ?
Une communication « spectaculaire » est faite autour de la polémique sur l’authenticité, qui avait pourtant commencé bien en amont. Les experts du musée Van Gogh d’Amsterdam avaient déjà manifesté leur désaccord en 2008 et 2012. Ce point de vue, jusqu’alors méconnu du grand public, était-il susceptible de nuire à la publication du recueil de dessins ? Les éditions du Seuil voient d’un mauvais œil les attaques du musée qu’elles qualifient de « campagne de dénigrement systématique », à laquelle elles auraient préféré la discrétion.
On est pourtant en droit de se demander si, tout au contraire, la polémique n’accentue pas le phénomène de curiosité, poussant finalement à l’achat. Repensons par exemple au procès fait à Baudelaire pour ses Fleurs en 1847, accusées d’« offense à la morale publique et aux bonnes mœurs ». La polémique créée par certains poèmes, leur censure, suscite alors l’intérêt de la population qui s’empresse d’en prendre connaissance, et des illustrations érotiques ne tardent pas à circuler sous les manteaux du marché noir… Jetant contre son gré Baudelaire sur le devant de la scène médiatique, le procureur général Ernest Pinard avoue lui-même que «si la poursuite n’aboutit pas, on fait à l’auteur un succès, presque un piédestal ; il triomphe, et on a assumé, vis-à-vis de lui, l’apparence de la persécution. ». Le recueil n’est réhabilité dans son intégralité qu’en 1949 mais il est, à sa sortie, déjà connu de tous.
Si la médiatisation du poète n’était pas de son fait, on peut se demander si celle qui est faite
autour du Brouillard n’a pas quelque intérêt. On apprend dernièrement que le musée d’Amsterdam refuse le débat public engagé par les éditions du Seuil, qui avait pour objectif de mettre fin à la polémique : sans arguments pour se défendre ou volonté de faire durer le débat ? En allant à l’encontre des experts français, le musée d’Amsterdam espère peut-être réaffirmer sa figure d’autorité et assurer son monopole sur la figure de Van Gogh. On se rappelle en effet qu’il s’était une première fois trompé sur l’attribution du Coucher de soleil à Montmajour.
Campagne de promotion volontaire ou collatérale, c’est en tout cas un coup de pub réussi pour sa rentrée en librairie, qui ne s’est pas faite dans la discrétion. Et quand bien même il devrait s’agir d’imitations, ces esquisses auront eu le mérite de faire parler de Van Gogh.
Lucie Couturier
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Sources :
•  « De l’œuvre au produit culturel », Dominique Sagot-Duvauroux, HAL archives ouvertes, février 2010.
• « La découverte de nouvelles œuvres attribuées à Van Gogh », Gilles Perrault, Revue Experts n°17, décembre 1992.
• « Un carnet de dessins inédits de Vincent Van Gogh dévoilé à Paris, le musée du peintre néerlandais assure qu’ils ne sont pas de sa main », The Huffington Post, novembre 2016.
• « Des Van Gogh dans le brouillard », Le Monde, novembre 2016.
• « Des dessins ‘‘inédits’’ de Van Gogh, contestés par le musée d’Amsterdam », Le Monde, novembre 2016.
• « Dessins de Van Gogh : la contre-expertise hollandaise », Eric Bietry-Rivierre, Le Figaro, novembre 2016.
• « Vincent Van Gogh, un carnet dans le brouillard », Julie Malaure, Le Point, novembre 2016.
• « Un tableau inconnu de Van Gogh dormait dans un grenier », Le Monde, septembre 2013.
• « Le « faux’’ Van Gogh était en fait un vrai », Sara Webb, Pascal Liétout pour le service français, Le Nouvel Observateur, septembre 2013.
• « Polémiques médiatiques et journalistiques », Ruth Amossy et Marcel Burger, revue SEMEN, 2011.
• « Affaire Van Gogh: Le Seuil dénonce une « dérobade » du Musée d’Amsterdam », Le Parisien, novembre 2016.
• « Van Gogh en plein brouillard », Georges Bourquard, Le Dauphine, novembre 2016.
• « Procès des Fleurs du Mal : condamnation et censure de Charles Baudelaire en 1857 », France pittoresque, février 2014. D’après Le Figaro, 5 juillet 1857 et La Revue des Procès contemporains, 1885.
Crédits :
• Ouest France.
• La Croix.