CASH INVESTIGATION
Société

Cash investigation ou la fabrique du buzz

« Bienvenue dans le monde merveilleux des affaires » : entre journalisme et communication
 

« Les secrets inavouables de vos téléphones portables », « Le business de la peur», « Marketing : les stratégies secrètes »… Derrière ces titres effrayants se cache, et vous l’aurez sans doute reconnu, l’émission Cash Investigation diffusée sur France 2. L’émission, qui part du constat que la vérité nous serait cachée, nous promet d’enfin lever le voile sur les cachotteries des grandes entreprises. Cet engagement, c’est le fond de commerce de la présentatrice et journaliste Elise Lucet et de son équipe de Cash Investigation. Et cette émission se distingue des autres par la figure du journaliste qu’elle met en avant. En effet, le journaliste de Cash, intrépide baroudeur, est en lutte permanente pour la démocratie, combat les autorités et prend même des risques. Le mythe du journaliste qui nous est ici présenté, c’est celui du héros qui dérange, qui remet en question ce qui nous paraît pourtant indubitable. Plus que tout autre, le journaliste est celui qui œuvre pour le bien commun. Dans cette construction, empreinte de bon nombre d’imaginaires professionnels, un objectif surplombe tout autre : la quête de la vérité. Mordante, agressive et toujours impétueuse, Elise Lucet n’hésite pas à piéger les grands patrons, et déboule en pleine réunion d’entreprise.
Parallèlement, l’image des professionnels de la communication dans Cash Investigation est toute autre. Montrés comme une armée de bureaucrates puissants mais incompétents, ceux-ci ne font que très rarement preuve de répartie lors des entretiens accordés aux journalistes de l’émission. Face aux demandes des journalistes, beaucoup choisissent la fuite (Carrefour, Apple), ou démentent les accusations dont leur entreprise fait l’objet (Danone, qui se ridiculise particulièrement dans l’émission Marketing : les stratégies secrètes). Et ces interviews sont réellement montrées comme l’angoisse suprême: ces cadres bien payés utilisent des stratagèmes diaboliques pour se payer la tête du consommateur, voire pire, étouffent de graves polémiques. Il est cependant décevant de constater qu’après le buzz, l’émission n’étend pas sa mission aux suites de ces affaires. A-t-on jamais eu, de la part de Cash Investigation, des informations à posteriori sur d’éventuelles poursuites pénales concernant les entreprises dénoncées ?

Alors les marketeux, les communicants, tous des méchants-pas-beaux ? Il semblerait que les enquêteurs de Cash investigation ne prennent pas en compte les nuances de ce milieu : effectivement le marketing existe, la collecte de data est une pratique bien établie, mais tout cela est encadré par des cadres légaux. Journalistes comme professionnels de la communication, à chacun d’honorer l’éthique du champ professionnel auquel il/elle appartient.
Inception: quand la télé vous délivre les secrets du marketing

Il faut néanmoins saluer la pertinence de Cash Investigation, qui propose des enquêtes approfondies et menées pour certaines sur plusieurs mois, et qui ont pour objectif louable de dénoncer les dérives du monde de l’entreprise. Pourtant, cette émission, comme tout autre production médiatique, ne pourrait pas exister sans les méthodes marketing qui la font fonctionner. Ces journalistes font également partie du système qu’ils incriminent, et appartiennent donc eux aussi à ce « monde merveilleux des affaires ». Cash Investigation doit ainsi faire face à quelques contradictions. A l’image de Carrefour collectant les données (pratique dénoncée dans la récente émission « Marketing, les stratégies secrètes », diffusée le 06 octobre 2015), France 2, comme toute autre entreprise médiatique, collecte les chiffres d’audience de Médiamétrie, incluant des données telles que les Catégories Socio Professionnelles (CSP), le sexe, les âges etc du public de ses programmes télévisés.
Déranger, dénoncer, remettre en cause les méthodes de ces grands patrons qui nous mentent… La méthode Cash Investigation, c’est celle du sensationnalisme permanent. Quelques émissions font très clairement l’objet d’une campagne de teasing sur les réseaux sociaux, un buzz créé avant tout pour attirer de nouvelles cibles, jeunes, connectées et soucieuses de ne plus se laisser « pigeonner » par la société de consommation. A grand renfort de scénarisation, ces teasings mettent en scène des personnalités connues du grand public : on se souvient par exemple de Rachida Dati et son « choc émotionnel » ( ) lors du teasing de l’émission « Mon Président est en voyage d’affaires », diffusée le 07 septembre 2015.
Et il faut croire que faire le buzz paye ! Il est en effet plutôt rare qu’une émission produite et diffusée sur une chaîne publique suscite autant d’intérêt. On comprend donc bien les motivations de Cash Investigation à entretenir cette méthode pour garder de l’audimat. Les audiences très fortes de l’émission en témoignent (voir image ci-dessous). Le « spectacle » Cash Investigation est en quelque sorte un scénario écrit à l’avance, qui suit un schéma prédéfini et reproduit à chaque émission, où les méchants patrons et les gentils journalistes sont clairement identifiés et montrés comme tels. Musique angoissante, rôles attribués, polémisation des thèmes abordés, Cash Investigation se présenterait-elle plutôt comme une émission d’infotainment ?  Quelle peut-être la frontière entre information et divertissement lorsque qu’un programme télévisé se base sur l’exploitation du sensationnel pour des raisons commerciales ?

 La psychose sociale, une méthode qui marche
Cash Investigation, émission programmée sur une grande chaîne du service public, illustre parfaitement la tendance à l’obsession du décryptage, cette véritable quête de nos sociétés 2.0. Car en effet, nous pouvons remarquer que chaque thématique abordée vise à mettre en lumière les grandes manipulations qui assujettissent le français normal. Et en touchant le consommateur moyen, Cash Investigation vise large et touche tout le monde. Ainsi, la majorité des émissions dénoncent les abus de grandes entreprises commercialisant des produits populaires : Apple, Danone, Carrefour, pour ne citer qu’eux. L’objectif de Cash Investigation est de casser l’image infaillible de l’entreprise. Les journalistes de l’émission confirment aussi nos suspicions concernant des produits, des entreprises ou des pratiques dont nous n’ignorons pas les vices. Ils dévoilent ainsi par exemple les liens qui unissent industrie du tabac et politique, ou encore les dérives du marché de la santé. La dénonciation des abus des entreprises par les journalistes relève donc quasiment de l’objectif citoyen.
La critique radicale de ce genre de pratiques est un exercice courageux et admirable. Mais quelle poids a cette parole, lorsque le locuteur est lui-même pris dans ce système qu’il dénonce ? A quand une émission Cash Investigation sur les abus des entreprises médiatiques et leur frénésie de l’audimat ? Car un journaliste qui ferait preuve d’autocritique à l’égard du système médiatique démontrerait certainement sa crédibilité professionnelle. Et celui-ci produirait alors des contenus d’une qualité qui dépasserait sans doute toute autre.
Mathilde Dupeyron
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Sources : 
Guillaume Sylvestre, « Analyse des tweets du Cash Investigation sur les dérives du marketing : la CNIL au top, le flop de Danone », Cartozero
« Faut-il avoir peur d’Elise Lucet ? » Blog l’Entreprise
Tarik Mousselmal, Le buzz du jour – Cash Investigation, A l’heure digitale
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