Agora, Com & Société

Les réseaux sociaux : Narcisse ou le mythe de la modernité.

À l’ère aseptisée des réseaux sociaux, la mise en scène représente-t-elle une recherche de l’esthétisme artistique ou bien s’apparente-t-elle davantage à une dangereuse quête de reconnaissance ?
Si la question se pose aujourd’hui, c’est notamment à cause des plateformes telles que Facebook, Instagram et Twitter. Il apparaît en effet que les utilisateurs de ces réseaux sont prêts à tout pour faire le buzz et ainsi générer ainsi un maximum de « like » de la part des internautes, sur les contenus ou les photos mis en ligne — à tout oui, comme cette jeune modèle russe, Viktoria Odintcova dont les récents exploits ont fait polémique, provoquant à la fois admiration et protestation dans les rangs de ses abonnés.
À la recherche de sensations fortes ?
C’est comme si nous étions dans un épisode de la saison 3 de Black Mirror : la recherche de reconnaissance sur les réseaux sociaux menant à une progressive aliénation du protagoniste principal de l’épisode 1, Nosedive.
En observant les clichés et les vidéos réalisées (vidéos montrant les coulisses du shooting), tout est fait pour donner le vertige. La jeune femme de 22 ans se suspend dans le vide, maintenue seulement par la poigne de son partenaire, le réalisateur Alexander Tikhomirov, à plus de 300 mètres du sol, du haut de la Cayan Tower de Dubaï. Les photos postées sur son compte Instagram sont impressionnantes !

Pourtant un doute subsiste : aucun moyen de sécurité ne semble avoir été mis en place pour gérer un éventuel accident. La top russe se serait-elle livrée à cet exercice dangereux simplement pour … obtenir des « likes » sur ses photos ? Cela semble absurde — et pourtant, avec plus de 3 millions d’abonnés sur son compte Instagram, Viktoria Odintcova est habituée à proposer des contenus appréciés par ses utilisateurs, visant toujours plus à s’attirer les faveurs d’anonymes sur les réseaux sociaux, au point de mettre sa vie (et celle de l’équipe l’encadrant) en danger.

Art for art’s sake ?
Mettre sa vie en danger pour l’amour du « like » : cela en vaut-il la peine ? Car malgré les 111 920 mentions « J’aime » sur cette photo, les commentaires ne sont pas tous tendres. Sur le compte Instagram de la jeune femme, on peut en effet lire : « Representacion grafica de la estupidez humana » (« Représentation explicite de la stupidité humaine »), « This is completely stupid » (« C’est complètement stupide »), ou encore « You shouldn’t do this » (« Tu ne devrais pas faire ça »).
Ces commentaires témoignent de la prise de conscience des internautes face à l’absence de conditions de sécurité lors du shooting. The Cayan Group, propriétaire de la tour, a rapidement annoncé sur son site qu’une procédure serait lancée pour condamner cet acte téméraire. Ces photos font d’autant plus polémique qu’elles font écho à la mort tragique des deux Instagrameurs, Heavy Minds et Siirvgve, respectivement 18 et 25 ans, récemment décédés dans les mêmes circonstances.

Mais si ces deux « explorateurs urbains » trouvaient leur inspiration dans la ville et son environnement, prenant des risques pour mettre leur talent au service de l’art photographique, on peut s’interroger sur les véritables motivations qui ont poussé Viktoria Odintcova à jouer de la sorte avec le danger.
Les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel, et nous ne pouvons, à ce stade, nier le fait que ces outils 2.0 ne feraient en fait qu’exacerber les pulsions narcissiques et l’attrait du danger des individus présents sur ces réseaux.
La tyrannie du « like »
Les photographes et les artistes ont toujours pris des risques. Cela fait partie de ce métier de passionnés. Proust disait de la photographie qu’elle permettait de montrer de combien d’instants éphémères la vie était faite… Le risque en fait partie. Il faut tenter sa chance, comme nous l’explique Larry Fink dans une interview donnée au magazine Time au mois de février, ou comme nous le prouvent au quotidien les reporters photographes en zone de guerre par exemple.
Mais la présence des individus sur les réseaux sociaux, le fait d’être protégé(e) par un écran ne semble en fait qu’accentuer la course au spectaculaire. Il faut fasciner l’utilisateur lambda, le faire rêver, et lui révéler de nouvelles sources d’inspiration. Pouvoir merveilleux et tragique des réseaux sociaux. Je like, tu likes, il/elle like… Foule d’anonymes qui peuvent décider en quelques clics du destin d’un individu et accroître sa soif de reconnaissance. Ou au contraire la tarir. Dans les cours de récréation, les jeunes enfants ont toujours eu recours à des jeux dangereux : le jeu du foulard, le jeu de la tomate (les deux consistants en des jeux dits de non-oxygénation). Mais avec l’apparition des réseaux sociaux, les jeunes (et moins jeunes) sont désormais à la recherche de cet éventuel dernier frisson.
En effet, si des défis comme l’Ice Bucket Challenge (sur le principe de la nomination, il s’agit de se renverser un sceau d’eau glacé sur la tête en se filmant) permettaient de lever des fonds pour la maladie de Charcot, d’autres « jeux » comme l’Ice Salt Challenge (qui consiste à se verser du sel sur la peau puis à y apposer un glaçon, provoquant ainsi des brûlures graves et irrémédiables) ou le Blue Whale Challenge sont au contraire de véritables incitations à la violence sur soi. Le dernier, particulièrement morbide, consiste à effectuer une liste de 50 défis dont le niveau de dangerosité ne cesse de croître à mesure que l’on s’approche de la fin. Ainsi, en février, deux adolescentes russes ont été retrouvées mortes des suites de ce défi apparu pour la première fois il y a environ deux ans sur le site Vktontakte.
Un nouvel existentialisme ?
Ces pulsions étaient donc déjà là en nous, et le mythe de Narcisse a depuis les métamorphoses d’Ovide*, traversé les époques. Toutefois, il semble que les réseaux sociaux aient ici un nouveau rôle à jouer. Ils sont devenus non seulement le nouveau miroir dans lequel on ne cesse de contempler notre reflet lissé et retouché par les filtres dans l’intention d’être vu par les autres, dans une sorte de nouveau théâtre de la représentation de soi.
Mais surtout, ils apparaissent comme un nouveau moyen d’affirmation. En postant des photos sur ces sites et, en prenant des risques, on essaie de se démarquer des autres — au lieu de rentrer en communication avec eux — et de prouver peut-être, que l’on mérite cette reconnaissance quel qu’en soit le prix à payer.
Au-delà d’une polémique autour de la sécurité et des dangers d’escalader un building pour se suspendre dans le vide, les clichés de Viktoria Odintcova nous invitent à réfléchir sur ce nouvel existentialisme, souvent dangereux, du début de notre siècle.
Lina Demathieux
Lindekin
@linadmth
*http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/narcisse-mythologie/
Sources :
• Mathieu, « Pour récolter plein de likes sur sa photo, cette Instagrameuse s’est suspendue dans le vide », Journaldubuzz
Paru le 06/03/17 – Consulté le 13/03/17
• Foreign Staff, The moment Russian model Viki Odintsova risks her life in daredevil Dubai photoshoot
Paru le 16/02/17 – Consulté le 13/03/17
• L’EXPRESS.fr, « #Iceandsalt challenge, le nouveau jeu dangereux des ados sur les réseaux sociaux »,
Paru le 31/01/17 – Consulté le 13/03/17
• L’EXPRESS.fr, « Blue Whale challenge, des défis sur les réseaux sociaux qui poussent au suicide »,
Paru le 07/03/2017 – Consulté le 13/03/17
• GHEZLANE-LALA Donnia, « Pour l’amour des « likes », une instagrameuse se suspend dans le vide », Cheese Konkini,
Paru début mars 2017 – Consulté le 13/03/17
Crédits :
Image de couverture : https://www.tv.nu/program/la-mode-2-0-je-poste-donc-je-suis
Image 1 : Photo issue du compte Instagram @viki_odinctova
Image 2 : Photo issue du compte instagram de Siirvgve, Lyon

Société

#MANNEQUINCHALLENGE: le défi viral, nouvelle arme de com

Né dans un lycée de Jacksonville, Floride en octobre dernier, le #MannequinChallenge est un défi lancé aux internautes. Il s’agit de filmer une courte vidéo durant laquelle les personnes enregistrées s’arrêtent immobiles au milieu de leurs actions, selon une mise en scène bien élaborée. D’une simple activité ludique à une véritable stratégie marketing, analyse d’une nouvelle arme de communication.
Affirmation d’un modèle
Ce défi tire son nom de la traduction et signification du mot « mannequin » en anglais. En effet, le mot renvoie au mannequin articulé qui sert de présentoir aux vêtements dans les vitrines et rappelle donc l’immobilité.

L’immobilité dans le #MannequinChallenge est très intéressante à commenter car très paradoxale : le format même de la vidéo implique un mouvement dans le temps, observable grâce à l’affichage des secondes qui défilent en bas de l’écran. La dimension virale qui caractérise le modèle du challenge entre elle-même en contradiction avec cette immobilité mise en avant.
Ce défi de l’immobile s’est ainsi répandu à la vitesse de la lumière sur tous les réseaux sociaux.
Le « challenge », ou illusion d’une « communauté internet »
Le « challenge » ou défi fait désormais partie des traditions autour desquelles les internautes trouvent une certaine cohésion de groupe. La présence de défis sur Internet est devenue la norme, une sorte de rituel de passage pour se sentir intégré au mouvement des réseaux sociaux, qui poussent à s’exposer toujours plus. On peut dès lors invoquer d’autres défis qui n’auront échappé à personne tant ils ont été omniprésents sur Internet pendant des semaines, tel que le #HarlemShake, premier défi devenu viral, mais également le #CalculChallenge, ou encore plus récent le #UNameItChallenge, qui consiste à associer une chorégraphie au remix d’une chanson dans laquelle sont énumérés les aliments essentiels au repas de Thanksgiving.
Les défis s’inscrivent dans une durée limitée, leur popularité s’estompe en général au bout de quelques semaines. Il est dès lors intéressant de noter le caractère éphémère de ces défis, face à ce qui semble devenir une permanence du phénomène du défi en tant que modèle et canal de la viralité.
Le format du challenge touche toutes les couches de la société, ce qui accentue encore une fois son rôle dans une cohésion de la sphère internet. En effet, sont impliqués dans le phénomène autant d’ « anonymes » que de stars du rang de Beyoncé. Cela constitue aussi l’attrait du modèle, car il donne l’impression d’une proximité. Il donne l’illusion que la vie des célébrités est à notre portée.
L’avènement de la toute-puissance de la viralité
Sans le vouloir, en choisissant la musique Black Beatles de Rae Sremmurd, les adolescents qui ont inventé le principe du #MannequinChallenge ont permis au duo d’atteindre la première place du Billboard #Hot100, le classement de singles le plus prestigieux et le plus emblématique de l’histoire de la musique américaine. Voilà qui montre la force irrésistible du modèle du challenge.

Bien sûr, récupérer ce challenge créé par des adolescents pour des adolescents, c’est apparaître jeune. En reprenant les codes de la génération Z, on s’y intègre forcément. Hillary Clinton l’a bien compris. La candidate démocrate a souffert tout au long de sa campagne aux présidentielles d’une image de femme distante, loin de la réalité des Américains. L’électorat que représentent les jeunes ne lui a jamais vraiment montré son soutien, lui préférant Bernie Sanders. Qu’à cela ne tienne ! Hillary Clinton et son équipe ont donc décidé de s’adonner au #MannequinChallenge. Elle en profite pour faire passer un message plus sérieux avec touche de dérision : « Don’t stand still ! Vote today. » (« Ne restez pas immobiles ! Allez voter aujourd’hui. »).

Les politiques et les marques ne sont pas les seules à se tirer la couverture, d’autres acteurs  entrent en jeu : les associations. La récupération du #MannequinChallenge par des organismes dont le but est de récolter des fonds pour la recherche sur diverses maladies rappelle évidemment le #IceBucketChallenge, né en août 2014. Ce défi avait été inventé par l’organisation ALS Association, qui œuvre pour la recherche sur le SLA, maladie dégénérative des neurones. L’initiative avait connu un véritable succès, mais avait aussi été l’objet de critiques de la part d’activistes du mouvement #BlackLivesMatter, qui venait alors d’apparaître. Les activistes #BlackLivesMatter accusaient surtout les médias de détourner l’attention en ne parlant que du #IceBucketChallenge et par conséquent d’ignorer les enjeux du mouvement.
Ayant retenu la leçon de l’impact que peut avoir un challenge, le mouvement #BlackLivesMatter utilise à son tour ce gimmick pour dénoncer un système judiciaire raciste et les violences policières.

Ces multiples détournements du #MannequinChallenge par différents acteurs sociaux sont la preuve que la stratégie de la viralité a pris le pas dans le domaine de la communication. Avec le #MannequinChallenge, la récupération d’un élément de culture internet populaire est officiellement devenue un outil marketing qui s’avère très efficace.
Mina RAMOS
@Mina_celsa
Sources :
• VICTOR Daniel, Mannequin Challenge is the new viral sensation you probably can’t avoid, New York Times, 7/11/2016, consulté le 29/11/2016
• KORNHABER Spencer, Finding meaning in the Mannequin Challenge, The Atlantic, 18/11/2016, consulté le 29/11/2016
• ENCALADA Debbie, Mannequin Challenge Video Spotlights Police Brutality, Complex Mag, 11/11/2016, consulté le 01/12/2016
• BRADLEY Diana, How 9 brands are taking part in the Mannequin Challenge, PR Week, 08/11/2016, consulté le 03/12/2016
Crédit :
• Hans Boodt Mannequins