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Erdogan ou la mort programmée du kémalisme

Les législatives du 2 novembre dernier en Turquie semblaient être jouées d’avance. Alors que, pour la première fois depuis 13 ans, l’AKP (parti islamiste modéré d’Erdogan) avait perdu sa majorité absolue, tout semblait indiquer une disgrâce de l’ancien président turc. Pourtant, déjouant tous les pronostics fatalistes, l’AKP obtint une immense victoire électorale, et retrouva sa place de premier parti politique dans le pays. Cela s’explique avant tout par la popularité sans précédent d’Erdogan, et sa maîtrise totale de son image.
Le triomphe d’Erdogan, renouveau religieux
L’actuel premier ministre bénéficie depuis son élection comme maire d’Istanbul d’une immense popularité.
L’année 1994 signe le début de la carrière politique de cet homme issu d’Anatolie, et qui n’était jusque-là reconnu que pour ses talents de footballeur professionnel. Cette année marque donc le début de sa gloire, à travers le poste de maire d’une des villes les plus puissantes du pays.
Pourtant, Erdogan se présente alors comme représentant d’un parti islamiste modéré, alors que sous la République, aucun parti religieux n’avait triomphé lors d’élections d’une telle ampleur. La raison de ce succès électoral ? La stratégie d’Erdogan, qui se présente comme un champion de la lutte contre la corruption qui gangrène toute la classe politique de la ville. Son respect profond de l’islam devient dès lors un outil de communication : un homme aussi vertueux que lui ne saurait pécher et par là trahir et décevoir ses électeurs. Sa foi devient un instrument politique.
Mais la victoire d’Erdogan et de sa religiosité assumée a également une signification bien plus profonde que cela. D’autre part, sa popularité n’a jamais été aussi haute que lorsqu’il a publiquement dénoncé l’Etat d’Israël, le qualifiant d’ «enfant gâté » en 2011 et prenant parti pour la cause palestinienne publiquement en 2013.
Un certain retour à la religion semble se produire en Turquie, et Erdogan en est le symbole. Il s’agit de l’émergence d’un islamisme conservateur au sein d’une république laïque, présentée comme un modèle de modernité au Moyen-Orient. Recep Tayyip Erdogan est celui qui vient, à travers les décennies, défier l’autorité du grand Atatürk, père de la République et artisan de la sécularisation de la société turque.
MusKemal, figure historique incontournable
Mustapha Kemal eut de nombreux noms, et parmi ceux-ci le plus célèbre est sans aucun doute celui d’Atatürk traditionnellement traduit comme « Père des Turcs ». Ce surnom, est synonyme dans l’imaginaire collectif turc d’un grand homme qui a su faire entrer la Turquie dans l’ère moderne, et a jeté les fondations de l’état turc actuel. Mustapha Kemal représente le mythe l’homme providentiel par excellence, figure politique dont le destin individuel a transformé l’histoire de son pays. Il est vu comme l’homme qui a su marquer l’histoire, et qui malgré toutes les controverses, continue de forcer l’admiration à travers les siècles.
Kemal est le symbole d’une Turquie nouvelle, délivrée du califat mais aussi et surtout d’un renouveau laïque que l’on présente souvent comme un phénomène inédit dans le monde musulman.
En effet, une fois arrivé au pouvoir, Kemal proclame la République et sépare la justice et l’enseignement de la religion islamique : le voile est notamment interdit dans les universités d’Etat en 2014
« Enfin, legs durables de Mustafa Kemal, l’existence même de la nation turque aujourd’hui, le fait qu’elle se place cette année à la dix-septième place mondiale en termes de puissance économique […] et la position internationale d’Ankara» conclut Adel Taamalli sur le blog collectif et indépendant tunisien Nawaat.
C’est dire l’importance de l’héritage du dirigeant, qui fondé à lui seul un courant politique, le kémalisme, dont beaucoup ont tenté de s’inspirer sans le même succès. Sa figure est particulièrement respectée en Turquie, où un immense mausolée a été construit pour lui rendre hommage. Mustapha Kemal est une figure révérée par les Turcs, comme le prouve la controverse autour de son biopic en 2008 de Can Dündar, qui était considéré comme insultant envers la mémoire de leader.

Ainsi, malgré sa popularité, l’image d’Erdogan est très différente de celle des hommes au pouvoir traditionnellement diffusée en Turquie.
Les médias au service du pouvoir
Rien que l’adjectif « sultan » que s’accordent à lui accoler à la fois Libération et Le Nouvel Observateur sont déjà un indice révélateur de la fracture profonde qui sépare le kémalisme de la politique de l’actuel Premier ministre turc.

S’il a souvent été reproché à Kemal un trop grand autoritarisme, il reste indéniablement aux yeux de tous le père de la démocratie turque. Au contraire, Erdogan semble renouer avec cette tendance à un pouvoir plus autoritaire, tout en remettant en cause certains principes les plus fondamentaux de la démocratie.
L’exemple le plus parlant est le contrôle qu’Erdogan entend exercer sur la presse nationale. C’est ainsi que suite à la relative défaite de l’AKP au début de l’année et à l’organisation de nouvelles élections en novembre, Erdogan a cherché à faire taire la presse d’opposition. Le 28 octobre à l’aube, la police turque intervient dans les locaux des chaînes Kanaltürk and Bugün TV à Istanbul pour interrompre toute transmission. « La situation des journalistes est la pire depuis les années 1980, période de coups d’État militaires » affirm Can Dündar, le rédacteur en chef du journal Cumhuriyet selon L’Humanité. Un des faits les plus marquants de cette censure officielle est l’interdiction qui a été faite à la presse de couvrir les attentats meurtriers d’Ankara du 10 novembre dernier.
La lutte contre la laïcité
Mais ce qui caractérise sans doute l’opposition farouche d’Erdogan au kémalisme est son combat contre la sécularisation de la société turque.
La carrière politique d’Erdogan commence par la défense des intérêts de la minorité musulmane en Anatolie, profondément croyante et ignorée jusque-là par le pouvoir en place. Il est même condamné quelques années plus tard à une peine de prison pour avoir lu en public un poème du nationaliste Ziya Gökalp incitant les croyants à combattre les infidèles. Mais il parvient à faire de cette traversée du désert une véritable force, puisqu’il fonde à sa sortie de prison l’AKP, qui devient immédiatement la première force politique du pays. L’image qu’Erdogan veut se construire et diffuser largement est celle d’un homme de foi suivant scrupuleusement les enseignement de l’islam.
C’est ainsi qu’alors que Mustapha Kemal avait interdit le port du voile dans les universités, Erdogan l’autorise à nouveau dès 2008. L’interdiction a également été levée pour toutes les fonctionnaires en 2012.
 

Deux frères ennemis
Erdogan s’impose comme le symbole d’une certaine lassitude du peuple turc envers le kémalisme jusque-là tout puissant. La multiplication du port du voile le prouve : quatre députées se sont présentées voilées à l’assemblée pour la première fois de son histoire en 2013, et près des deux tiers des turques le portent aujourd’hui.
De fait, Erdogan et Atatürk, par leur popularité et leur immense pouvoir politique, représentent les deux faces d’une même pièce, celle du mythe de l’homme providentiel. Chaque époque appelle son propre héros ; le rapprochement entre ces deux figures antagonistes est en réalité révélateur des courants d’opinion profonds qui traversent la société turque et fondent son identité.
Aussi, deux images antagonistes se dégagent de cette confrontation : si Kemal a laissé un héritage à la fois glorieux et lourd, puisqu’il n’est que très peu contesté, Erdogan est plus contrasté. Toutefois, cette image plus nuancée se développe hors de Turquie, car dans le pays, c’est-à-dire là où se trouve son électorat, Erdogan accorde un soin tout particulier à son image qu’il contrôle afin de servir ses ambitions politiques.
Myriam Mariotte
Sources :
http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Mustafa_Kemal_Atat%C3%BCrk/134505
http://www.herodote.net/Moustafa_Kemal_1881_1938_-synthese-180.php

Mustafa Kemal, un grand homme de l’Histoire ?


http://global.britannica.com/biography/Recep-Tayyip-Erdogan
http://www.liberation.fr/planete/2011/06/13/erdogan-le-nouveau-sultan-turc_742371
http://www.leparisien.fr/faits-divers/attentat-d-ankara-le-bilan-s-aggrave-a-97-morts-erdogan-critique-12-10-2015-5177731.php#xtref=https%3A%2F%2Fwww.google.fr%2F
http://www.la-croix.com/Actualite/Monde/Le-gouvernement-turc-autorise-le-port-du-voile-dans-les-lycees-2014-09-24-1211236
http://www.courrierinternational.com/article/2014/11/25/les-dix-declarations-les-plus-ridicules-du-president-erdogan
http://www.france24.com/fr/20081110-le-biopic-atatuerk-provoque-controverse-turquie-cinema
http://www.lapresse.ca/international/moyen-orient/201109/06/01-4431860-turquie-erdogan-accuse-israel-detre-un-enfant-gate.php
http://www.telerama.fr/medias/comment-erdogan-musele-les-medias-turcs-avant-les-legislatives,133490.php
http://www.humanite.fr/turquie-erdogan-veut-etouffer-la-liberte-de-la-presse-587808
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