Flops

Quand la Corée se fait dévorer du regard

Cènes Solitaires
Le 16 septembre 1999, Philippe Lançon se posait en Pythie des temps modernes dans un article pour Libération. Le journaliste s’était lancé ce soir là dans une analyse critique du Dîner de la star, court métrage dans lequel on peut voir Andy Warhol manger un hamburger face caméra : « Cette Cène solitaire de la consommation narcissique, on peut alors l’imaginer à l’infini: à toute heure, sur nos télés, des gens mangeraient, riraient, liraient, rêveraient, chieraient, changeraient bébé, de face et en plan fixe. On les regarderait plus ou moins, tout en mangeant, riant, lisant, rêvant, chiant, changeant bébé, etc. » À l’aube des années 2000, douce époque où nos écrans en tous genres n’étaient pas encore envahis par la télé-réalité, Lançon, prophète, envisageait la virtualisation de nos rapports sociaux. Sans le savoir il prédisait le confessionnal de Secret Story, mais aussi Norman fait des Vidéos, ou même Skype. Surtout, il prédisait déjà, non sans cynisme, le phénomène Muk Bang.

They see me eatin’, they hatin’
La France et le reste du monde occidental assument pleinement leur fétichisme pour la nourriture depuis que poster des photos de son hamburger dégoulinant – ou de sa pomme coupée en rondelles – sur les réseaux sociaux est devenu un sport international. Le Foodporn, délicate alliance d’exhibitionnisme et de voyeurisme destiné à faire saliver ses followers, aurait pu s’arrêter là. On avait déjà atteint l’apogée de ce que Barthes qualifiait de « cuisine ornementale » ou « cuisine de rêve, dont la consommation peut très bien être épuisée par le seul regard » dans ses Mythologies. C’était sans compter sur une tendance grandissante née en Corée du Sud : le muk bang (littéralement manger et diffuser). Reprenant le principe du Dîner de la star, avec trois fois plus de nourriture, le muk bang consiste à diffuser en live stream des images de soi en train de manger, parfois pendant plusieurs heures et devant des centaines de personnes. L’intérêt d’un tel divertissement peut sembler limité quand on n’est pas un adepte de la théorie de Warhol selon laquelle « plus on regarde exactement la même chose, plus elle perd tout son sens, et plus on se sent bien, avec la tête vide. »
Korea Now
Permettre aux spectateurs de se sentir bien est effectivement le but recherché. Mais le fait que le phénomène ait pris tant d’ampleur en Corée du Sud n’est pas anodin et est révélateur d’une réalité moins gaie. Un habitant sur quatre y vivrait seul selon The Independant, la communication virtuelle étant parfois l’unique alternative à la solitude. Le muk-bang est en effet avant tout une nouvelle forme de communication, d’interaction et de partage, et cela prend tout son sens en Corée où le terme « famille » signifie littéralement « ceux qui mangent ensembles ». En Corée peut-être plus qu’ailleurs, manger est une activité profondément sociale. Il s’agit alors pour les BJ’s (broadcast jockey), soit les acteurs de ces festins, d’établir une véritable relation avec leur public en discutant avec eux grâce à un live chat. Les conversations sont à l’image de la plupart des dîners en famille, ayant une dimension plus phatique, recherchant d’avantage le contact que la discussion philosophique. Il s’agit de manger dans la bonne humeur donc, et en communauté puisque commensalité rime avec convivialité. Le Muk Bang en tant que réinstauration d’un temps de sociabilité autour du repas pourrait alors être une réponse à l’individualisme triomphant et au vagabondage alimentaire solitaire qui en découle. Les BJ’s prennent en général le contre pied le principe du fast-food : ils prennent leur temps et vont parfois jusqu’à préparer méticuleusement leurs plats en direct.

Croquer la pomme
Malgré tous ces points positifs, il y a quelque chose d’assez dérangeant dans le fait que les utilisateurs payent pour voir leurs BJ préférés – qui sont généralement jeunes et bien faits – se lécher les doigts… Dans une interview accordée à Munchies, BJ Hanna, une star du muk-bang, explique qu’elle a fait face à plusieurs cas de fans obsessionnels, au point d’avoir à déménager. Ce versant moins ragoutant du Muk-Bang est cependant assez minoritaire et à relativiser, BJ Hanna ayant plus de 300 000 followers.

A connected meal is a happy meal
En 2015, la Corée du Sud est devenue le pays le plus connecté du monde devant le Danemark, comme le montre l’étude de l’Union Internationale des Télécommunications (UIT). En avance sur les outils technologiques – le pays a déjà investi plus d’un milliard d’euros dans l’établissement de la 5G -, la Corée pourrait aussi être en avance sur les pratiques et usages de ces outils. Selon une étude d’IPSOS datant de 2012, 61% des français de 15 à 25 ans mangent leurs repas au moins une fois sur deux devant un écran, le plus souvent pour pallier la solitude. Certains allaient même jusqu’à affirmer que le dit repas était « un moment de tristesse absolue ». Avec la digitalisation de nos rapports de sociabilité à travers les différents réseaux sociaux, il semblait difficile d’empêcher la virtualisation de ce rituel communicationnel qu’est le repas. Finalement, avec nos multiples émissions de cuisines à la télé nationale, nous n’en sommes nous-mêmes pas si loin.
Des mannequins qui mangent

Certaines grandes marques ont déjà mis à profit le développement de ces nouvelles pratiques, utilisant le phénomène comme levier communicationel. Récemment, Vogue Corée s’est approprié la tendance dans une vidéo montrant un mannequin se servir dans différents plats à la manière d’un BJ de Muk Bang. Rassurez-vous, la vidéo est suffisamment courte et intelligemment montée pour que le dit mannequin n’ait pas à réellement avaler quoi que ce soit : on ne voudrait pas que son régime pommes s’en trouve chamboulé.
Alix Leridon
Sources: 
http://www.liberation.fr/medias/1999/09/16/apres-coup-andy-burger_283805
http://www.independent.co.uk/life-style/gadgets-and-tech/gastronomic-voyeurism-the-south-korean-trend-that-means-youll-never-eat-alone-9090847.html
http://www.ipsos.fr/decrypter-societe/2012-10-11-habitudes-vie-jeunes-exposent-au-surpoids-et-l-obesite
http://www.ladn.eu/actualites/vogue-mode-pornfood,article,29820.html
http://www.ladn.eu/actualites/vogue-mode-pornfood,article,29820.html
Crédits images: 
YouTube 
Vogue Corée 
http://donggoom.tistory.com/77