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Haro sur les bobos !

« C’est toi le bobo, d’abord ! ».
Concise et efficace, cette invective permet de discréditer l’adversaire sans effort. Retour sur un mot-valise, qui est devenu une arme de communication massive.
Allô maman, suis-je un bobo ?
« Bo-Bo », contraction de « bourgeois-bohème », serait le nouvel animal social de la démocratie libérale dont l’ouvrage Bobos in Paradise de David Brooks (2000) symboliserait l’acte de naissance. Par ce néologisme, l’auteur pensait pourtant faire le plaidoyer de ces Américains d’un genre nouveau, sorte de successeurs des Yuppies (Young Urban Professional), qui réconcilieraient les valeurs de la contre-culture hippie avec le monde capitaliste.
Largement utilisé dans les médias, l’image du bobo renvoie aujourd’hui peu ou prou à une catégorie de la population pour qui le capital culturel serait plus déterminant que le capital économique.

Renaud – Les bobos par leebil

Malgré ce que laisse entendre la journaliste de Libération Annick Rivoire dans son article « L’été de tous les Bobos », ou le chanteur Renaud, le bobo ne représente en rien un groupe homogène.
Si dans l’imaginaire collectif, le bobo vote à gauche, qu’il est tolérant « parce que c’est bien », qu’il consomme bio, et se déplace à vélo, « parce que protéger la planète c’est bien aussi », le personnage est surtout un riche hypocrite. L’avantage du mot-valise réside dans le fait que chacun puisse se forger une image sur-mesure du bobo à pointer du doigt.
Etre sociologue à la place du sociologue
Par l’absence de définition précise, le terme « bobo » peut être considéré comme un « mot-besace » au sens de Pierre Schaeffer. Ces mots renvoient à des notions si floues, que chacun peut y apporter sa propre signification, et sont ainsi la hantise des scientifiques dont le métier nécessite une grande rigueur dans la manipulation des concepts. Si la vulgarisation de la science permet d’établir une communication, plutôt verticale, de la sphère scientifique vers le grand public, il semblerait que le destin du concept « bobo », ait pris la trajectoire inverse.
Comme le précise sur France Culture Anaïs Collet, maître de conférence en sociologie, le « bobo » est plus un objet social à analyser qu’un analyseur du social, dans la mesure où il est largement utilisé dans le langage courant.
Si fondement sociologique il y a, la « boboïsation » de la société semble recouper le concept de « gentrification ». Cette réalité urbaine, en cours depuis les années 1960-1970, traduit l’appropriation de l’espace dans la ville par les classes moyennes-supérieures, au détriment des classes populaires, repoussées vers des banlieues toujours plus excentrées. Ce processus sociologique, qui résulte de causes multiples, semble avoir été simplifié par l’idée selon laquelle le  « grand méchant bobo » envahirait les centres villes des grandes métropoles.
Bobouc émissaire
Et si le concept du bobo a été aussi massivement diffusé, c’est peut-être parce qu’il est un instrument politique redoutable.
Par exemple, et sans grande surprise, le bobo est l’ennemi imaginaire favori du Front National, dont Marine Le Pen s’insurge régulièrement, dénonçant les « délires de bobos citadins qui confondent écologie et retour à l’âge paléolithique ».
Mais le bobo est surtout un outil de communication politique, parce qu’il parvient, assez ironiquement, à créer un consensus autour de sa détestation sur l’ensemble de l’échiquier politique.
Globalement, la figure du bobo est affiliée au Parti Socialiste, comme le résume Nathalie Kosciusko-Morizet, alors porte-parole de Nicolas Sarkozy, lorsqu’elle affirme que « le droit de vote des étrangers, un truc de socialiste ou de bobo parisien, et ce sont souvent les mêmes ».
Fustigé à droite pour son progressisme, puisqu’il incarne à merveille la fameuse « bien-pensance », il l’est pourtant également à gauche pour son adhésion au libéralisme économique, ce qui le fait passer pour un traître. En somme, le bobo représente le parfait bouc-émissaire.
« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » (contre le bobo envahisseur)

L’utilisation de la figure du « bobo » comme instrument politique pose plus de problèmes que son fondement scientifiquement peu pertinent. Comme le souligne Éric Agrikoliansky, maître de conférences en sciences politiques à l’Université Paris-Dauphine, la stigmatisation continuelle dudit « bourgeois-bohème », voile réciproquement l’existence de la classe bourgeoise, dans le sens où l’entendent Monique et Michel Pinçon-Charlot, c’est-à-dire en tant que dernière classe en soi et pour soi.
Or, conclut Éric Agrikoliansky, si la gauche socialiste est devenue le parti des « bobos », et que la classe bourgeoise a disparu, il semble alors d’une logique implacable que la droite (longtemps taxée de défendre les intérêts bourgeois) et, plus encore l’extrême droite, puissent se revendiquer être les partis du peuple.
Aline Nippert
Crédit photos :
– Bobos in paradise, David Brooks (2000), première de couverture
– Le Figaro : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2014/02/14/31003-20140214ARTFIG00212-le-bobo-portrait-au-vitriol-des-internautes-du-figaro.php
Sources :
– « L’été de tous les bobos », par Annick Rivoire publié dans Libération (juillet 2000) 
– Des machines à communiquer, Pierre Schaeffer (1969)
– « À quoi servent les bobos ? », émission « Du Grain à moudre » de Hervé Gardette sur France culture (février 2014) 
– Oberti Marco, Préteceille Edmond, « Les classes moyennes et la ségrégation urbaine. », Education et sociétés 2/2004 (no 14), p. 135-153 
– « Le « bobo », repoussoir de la droite puis ennemi préféré de Le Pen », par  Nolwenn Le Blevennec dans l’OBS (2012) 
– « Recherche « bobos » désespérément… », par Éric Agrikoliansky, pour Médiapart (2012) 
– Manifeste du Parti communiste, Karl Marx et Friedrich Engels
– « Le paradoxe du bobo », Le Monde 
– Les Inrocks : http://www.lesinrocks.com/2014/02/06/actualite/la-republique-bobo-marre-du-bobo-bashing-11469944/
– Slate.fr : http://www.slate.fr/story/78698/les-bobos