Société

Le phénomène « raffle », un nouveau marketing ?

Un phénomène au cœur de l’écosystème de la mode
« Raffle » signifie en anglais « tombola », communément traduit par « tirage au sort ». Ce système a été créé dans le domaine du streetwear, qui connaît depuis plusieurs années une reconnaissance mondiale, notamment chez la génération connectée, addict de nouveautés. Une offre inférieure à la demande est au cœur de la stratégie marketing, dans le but de provoquer chez le consommateur une frustration et, de fait, une demande toujours plus croissante. Ce principe de sélection a d’abord été démocratisé par la marque Supreme, principal inventeur de cette stratégie. La marque somme ses clients de s’inscrire au préalable pour obtenir un numéro relatif à l’ordre de passage en boutique, c’est à dire, concrètement, à leur position dans la file d’attente. Ce principe a ensuite été décliné pour les « sneakers », lors de la collaboration entre Kanye West et Adidas pour les « Yeezy ». Ce système qui mise sur une sélection aléatoire a été inventé dans le but d’éviter les rassemblements intempestifs des consommateurs au moment des « cops », c’est à dire les jours de sortie d’un modèle. Cela sert aussi à désamorcer l’économie parallèle qui s’est constituée, notamment avec la revente des produits, souvent à des collectionneurs, dont le prix peut atteindre jusqu’à cinq fois le prix initial. Une des plus grosses « raffles » organisées fut celle de novembre 2017 à l’occasion de la collaboration entre Nike et le designer Virgil Abloh, créateur de la marque Off-White. 8000 paires de chaussures (THE TEN) ont été commercialisées à Paris dans plusieurs boutiques. Cela a suscité un vrai engouement. L’inscription se faisait exclusivement en ligne par le biais de plateformes créées pour l’occasion. Pour donner un ordre de grandeur, la boutique Nike Lab, à elle seule, a notifié 80 000 inscriptions.
Ce « jeu concours » n’a rien d’une tombola comme on l’entend communément, dans le sens où le consommateur ne gagne pas l’objet en lui-même, mais le droit de l’acheter dans une des boutiques partenaires (une paire de chaussures coûte, selon le modèle, entre 120€ et 250€). A travers un système horizontal qui se veut égalitaire, l’amateur a autant de chance d’acheter sa paire que le passionné. A cette logique, se substitue en filigrane un système vertical, qui n’est autre qu’une stratégie marketing.
Un dispositif « inédit »
Ce système complexe de tirage au sort répond tout d’abord à l’impératif de commercialisation de ces modèles. Cette étape s’articule autour d’un dispositif médiatique (la plateforme d’inscription), ce que Olivier Bomsel appelle des « protocoles éditoriaux » c’est-à-dire l’ensemble des opérations « servant à faire passer dans le réel, dans le public, dans le marché, les objets dont l’existence était jusqu’alors fermée, muette, invisible ». Il distingue alors deux phases : « l’accumulation » relative à la fonction d’ « auteur », que l’on peut appeler  la phase de pré-commercialisation, initiée par Virgil Abloh et Nike. Ces derniers ont communiqué sur l’événement par le biais de plusieurs campagnes, en profitant du rôle de nombreux influenceurs sur Instagram, notamment dans le milieu du rap américain. La seconde phase est celle de « la monstration » qui correspond à la fonction d’ « éditeur ».  Dans ce cas, les boutiques partenaires se servent de la plateforme et participent à l’étape de « dévoilement » qui a pour objectif de « dessiner une aura, un environnement qui charge le produit de significations ». Il y a nécessité pour les marques et les boutiques de faire événement à travers un dispositif « exceptionnel ». Dans le cas de cette collaboration, c’est la symbolique de la rareté qui est mise en avant au travers d’un ensemble de signes.

Une orchestration de la rareté
Cette stratégie marketing a pour principal but de ritualiser l’achat grâce à un processus en plusieurs étapes. Il y a d’abord l’inscription en ligne qui nécessite de saisir dans les champs correspondants, le nom, le prénom, l’adresse mail, le numéro de téléphone portable, la date de naissance et enfin la pointure du potentiel acheteur. On note ensuite, l’envoi d’un mail de confirmation, le résultat du tirage au sort envoyé par mail ou par appel téléphonique, et enfin le déplacement en boutique où le client doit être muni d’une pièce d’identité pour acheter le produit.
L’achat du produit est d’autant plus ritualisé que l’inscription en ligne est limitée dans le temps et apparaît, pour chaque modèle, sous la forme d’un décompte à la 24h Chrono. Alors qu’une séquence commerciale (en ligne ou hors ligne) s’étend sur une  période plus ou moins longue, la première étape du processus engage le consommateur à suivre toutes les étapes, et accélère ainsi la logique de l’achat. Bien que le dispositif mobilise ponctuellement des actions rapides, l’inscription pour chaque modèle s’étend sur une période d’un mois environ et est balisée par un calendrier d’inscription et de retrait.

Le consommateur est accompagné durant tout le processus et ne cesse d’être considéré avec bienveillance. En effet, il est tout à fait intéressant de s’arrêter sur la sémantique et le ton utilisé. On note des expressions exclamatives comme « Bonne chance ! », ou « Bon courage ! », un langage classique pour charmer le consommateur en le galvanisant. Le dénouement, s’il est positif, annonce : « Félicitations ! » comme s’il s’agissait d’un don. L’intérêt des boutiques partenaires est ainsi de mobiliser pour chaque « release », chaque sortie, l’attention du consommateur en le poussant à « tenter sa chance ». Chaque sortie fait l’objet d’une publication singulière qui est elle même relayée par les utilisateurs, ce qui engendre ce que Olivier Bomsel appelle l’effet de « résonance » qui résulte « de mécanismes d’écho, de reprise, de réverbération de l’effet de sens de la première apparition ». Le tirage au sort provoque un certain plaisir d’avoir été choisi parmi la multitude des candidats en amplifiant l’effet d’exclusivité. Le consommateur est ainsi élevé au rang de privilégié, exacerbant alors la logique d’appartenance à un groupe : celui des amateurs de chaussures, voire des gagnants.
En plus d’une ritualisation, on observe aussi une personnalisation du potentiel élu. Le résultat est souvent annoncé par téléphone, média éminemment personnel, et le numéro est souvent inconnu ce qui multiple le suspense. De plus, l’objet est réservé au nom de l’acheteur pendant une courte période, une manière de dire que l’objet n’attend que son propriétaire légitime.
Cette campagne tente ainsi d’infléchir la logique commerciale en y incorporant une logique du don, dans le sens où Marcel Mauss l’entend dans son Essai sur le don. Un don n’est pas gratuit, mais pris dans un ensemble d’obligations et de contraintes. L’une de ses obligations est la réciprocité, car un don est avant tout une intention à laquelle il faut répondre. En réponse à ce « privilège » accordé au consommateur, le client ne peut ainsi qu’acheter le produit. Cette stratégie marketing feint donc un échange proprement humain (notamment par le ton et les politesses utilisées) pour y substituer une logique commerciale. Même si nous vivons dans un monde économique, on ne peut, selon Mauss, éradiquer la réalité première de l’implication du lien humain. Bien vendre c’est entretenir cette illusion. Nike et Virgil Abloh l’ont bien compris.
Mathias Breteau
LinkedIn : Mathias Breteau
Sources :

Sneakers Addict 
Bomsel Olivier, Protocoles éditoriaux, qu’est ce que publier ?, Paris, Armand Colin, 2013
Citton Yves, Médiarchie, Paris, Seuil, 2017
Mauss Marcel, Essai sur le don : Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques dans Sociologie et Anthropologie, PUF, Collection Quadrige, 1973

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Histoire d’un buzz : le retour de la Stan Smith

 
La Stan Smith, ça vous dit quelque chose ? Impossible d’être passé à côté du retour de la mythique basket Adidas, revenue sur le marché après plus de deux ans d’absence. Une belle leçon marketing à passer en revue.
En mai 2011, c’est le site du magazine GQ qui annonce la nouvelle : les Stan Smtih vont être retirées de la vente. La raison ? En dépit de ses 70 millions de modèles vendus depuis sa création, il semblerait que la chaussure ne soit plus assez rentable pour la marque et ne se vendrait, soi-disant, qu’en France.
Cette décision est pourtant bien curieuse, puisqu’elle s’inscrit dans la montée même des tendances sportswear au tournant de la décennie. En effet, un an avant la suppression des Stan Smith, Isabel Marant lançait ses fameuses sneakers compensées, dont le talon est dissimulé dans la chaussure même. Dès lors, les baskets ne sont nullement réservées aux sportifs mais s’étendent au monde du prêt-à-porter de luxe, très vite copiés par les grandes enseignes d’habillement.
Alors pourquoi se retirer au moment le plus propice aux bénéfices ? La réponse émerge en mai 2013 : pour créer un buzz. C’est un tweet du compte Adidas (@adidasoriginals) qui a mis le feu aux poudres : «  A legend returns, 2014 #StanSmith », suivi d’un aperçu Instagram de la nouvelle Stan Smith. Un message simple, épuré – à l’image des chaussures-.
La marque continue de provoquer les mois suivants, cette fois-ci par une nouvelle stratégie qui est de ne donner aucune information. La rupture du silence n’en sera que plus sensationnelle.
C’est à partir de décembre que tout s’enchaîne alors. Pour commencer, un trailer est diffusé sur la toile, puis un jeu concours pour remporter un logo Stan Smith personnalisé, le tout à coup d’une vague de hashtags que les participants doivent poster sur Twitter – de quoi augmenter sa visibilité sans dépenser un sou.

Le fameux trailer est une réussite en matière d’image de marque.  Tout d’abord, l’appel au joueur de tennis Stan Smith qui a donné son nom aux fameuses chaussures ancre leur réapparition dans un fond de retour aux sources, comme un hommage rendu aux fans de la première heure.
Mais la vidéo laisse également place à des interventions de célébrités en vogue, telles que Sky Ferreira ou Andy Murray, lui insufflant cette jeunesse et cette modernité qui lui a toujours été caractéristique depuis sa création, en 1963.
Adidas a ainsi su se démarquer de ses concurrents, en rappelant ses racines et jouant à la fois sur les cordes de la hype et de la tradition.
La Stan Smith a fait un retour en grandes pompes le 15 janvier dernier. Les soldes en cours ne gênant nullement sa mise en vente, les ruptures de stock ne tardèrent guère. La valorisation des origines de la marque se retrouve dans une stratégie marketing qui restreint les lieux de vente aux seuls magasins Adidas Originals et quelques boutiques parisiennes pointues, telles que Merci ou Colette (qui a eu un droit de vente en avant-première, le 5 septembre).
On notera également une « légère » augmentation du prix, celui-ci étant passé à 95€ (contre un prix original autour des 50€), implantant définitivement la chaussure dans le monde de la mode « haut de gamme » et non plus uniquement du sportswear ou streetwear.

La bonne idée d’Adidas a été, au final, d’analyser finement le marché financier et les tendances stylistiques, savoir jouer de la notoriété d’un de ses produits, et le retirer pour mieux le remettre sur la table.
On peut admirer la prise de risque de la compagnie au sens où il était difficile de prédire que les débuts de la vague sportswear allaient perdurer. Près de quatre ans après, elle est plus présente que jamais et ne cherche plus à s’émanciper de ses origines : sport et mode cohabitent en paix.
 
Charlene Vinh
Sources :
Lemonde.fr
Lsa-conso.fr
Lefigaro.Fr
Colette.fr