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BLACK ALBUMS MATTER, l'album comme format de protestation.

« Like books and black lives, albums still matter » a dit Prince lors de la 57ème cérémonie des Grammy Awards en Février 2015. Cela faisait alors plus d’un an et demi que le mouvement Black Lives Matter prenait forme et position dans les rues comme dans la musique. Prince rendait hommage non seulement à la communauté noire mais aussi au format album, que certains pensaient voir s’éteindre plus tôt que prévu. En effet, l’album ne correspond plus à l’idéal économique qu’il produisait à l’époque des 33 tours, mais il est peut-être en passe aujourd’hui d’être le support de manifestation des mouvements sociaux aux Etats-Unis, pour la cause noire.

Depuis le début du des années 2000, on questionne le format album : est-il le meilleur format d’écoute à l’ère du numérique? Plusieurs enquêtes ont été publiées à ce propos, notamment Les Inrocks et Rue89 qui posaient en 2009 la question suivante : L’album serait-il en train de doucement se dissoudre dans un univers de buzz et de single ? Loin de nous l’idée de produire ici un article échafaudant les théories économiques prédisant la mort prochaine du format long, mais plutôt de comprendre en quoi le regain d’intérêt vers celui-ci est peut-être significatif d’un engagement dans l’art. L’album, objet musical faisant ‘œuvre artistique’, capable de rejoindre l’artiste et son époque, serait en train de retrouver des couleurs grâce aux prises de position des artistes blacks aux Etats-Unis.
La musique engagée dans l’histoire
Les liens entre musique et engagement pour la cause noire ne sont plus à démontrer, tellement la culture a été la première ambassadrice pour combattre le racisme et la ségrégation. Du free jazz de l’Art Ensemble de Chicago, qui proposait avec l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) l’idée d’une « Great Black Music » déconstruisant les formes du jazz pour le jouer, l’improviser et améliorer sa condition….au gospel des chants d’esclaves, et sa fonction sociale d’union, de rassemblement pour lutter et croire en une meilleure réalité. Billie Holiday, Curtis Mayfield, Nina Simone ou encore James Brown ont été les figures d’une soul qui réactualise les valeurs de liberté et de fierté exprimées par les premiers défenseurs de la condition noire dans une Amérique post-esclavagiste.

A chaque décennie d’injustices, la musique noire est un refuge : le hip-hop pour exprimer la violence et les difficultés de la vie urbaine, la house comme un moyen pour les minorités noires et gays de libérer leur corps dans des clubs où elles sont enfin acceptées. Aujourd’hui aussi, dans la désillusion des années Obama et la violence raciale qui ne s’est pas éteinte, les artistes comme Beyoncé, D’Angelo, Kendrick Lamar ou encore Blood Orange prennent position. Leurs œuvres prennent le parti de la longueur, de l’expression d’une parole réfléchie sur le racisme d’aujourd’hui et dévoilent un discours de plus de cinquante minutes, à l’ère du numérique et du fichier mp3…

L’album comme média d’engagement
Ces albums, avec peu de promotion en amont, paraissent souvent sans lead single, et certains artistes, comme par exemple Blood Orange, choisissent de sortir l’album avant la date officielle pour créer un effet de surprise. Cela relève aussi d’une volonté de préserver l’unité de l’album et de produire un effet de sincérité : pas d’intermédiaire entre l’expression de l’artiste et la réception du public. Une phrase accompagne la promotion de l’album de Blood Orange dans tous les médias : « This album is for everyone told they’re not BLACK enough, Too BLACK, Too QUEER, not QUEER the right way, the underappreciated. ». En s’adressant à un groupe de personnes en particulier, les minorités, les laissés pour compte, Dev Hynes s’adresse à tout le monde et renvoie une image de communauté forte et fière, dans le son soul et R&B, comme dans l’esthétique visuelle.

Ces œuvres artistiques cherchent aussi à démontrer que l’album mainstream n’est pas l’œuvre d’algorithmes pour trouver le tube, pas de recettes toutes faites suivant un plan commercial préétabli avec seulement quelques ghostproducers tapis dans l’ombre. À l’image de l’album de Black Messiah de D’Angelo ou de Solange A Seat At The Table, dont la durée de composition est respectivement de 12 ans et 7 ans, le temps de la conception témoigne de la réflexion approfondie sur ce que c’est qu’être noir au XXIème siècle. L’album est devenu un média à part entière, une plateforme à multiples voix dont la structure a évolué. Saint Héron de Solange par exemple, regroupe plusieurs grands artistes tels que Raphael Saadiq, Pharell Williams, Dr. Dre, James Blake ou encore George Clinton pour laisser apparaître la subjectivité de chacun.
L’interlude

À l’image du dernier album d’Alicia Keys, sorti il y a deux semaines, ou de Velvet Rope de Janet  Jackson vingt ans plus tôt, Blood Orange, Solange et Kendrick Lamar utilisent l’interlude pour marquer une pause, laisser s’exprimer un discours parlé sur un fond sonore, ou un sample en référence à un morceau cher à l’artiste… L’interlude est exploité dans ces albums pour faire passer de façon explicite le message engagé. Il donne au disque une cohérence sonore et une continuité de sens qui rappelle à l’auditeur l’histoire qui lui est racontée dans le creux de l’oreille.

Dans A Seat At The Table, Solange insère pas moins de sept interludes dans lesquels ses proches parlent de leur expérience du racisme et de leur appartenance à la communauté noire aux Etats-Unis. Ce type de structure, presque cinématographique, qui place des « scènes » au milieu d’une longue pièce musicale, donne aux disques une dimension contemporaine et vise à marquer l’histoire et croire en un monde meilleur. À une époque où le modèle du fragment (le mp3) et donc de la playlist prime, ces artistes ne cherchent pas à communiquer leur message avec un assemblage de bons morceaux et de singles, mais bien à proposer une œuvre entière cohérente.
Une nouvelle structure, donc un changement dans la réception pour l’auditeur.
Depuis quelques temps, le constat est fait de l’absence d’un nouveau genre dominant après l’avènement de la musique électronique dans les années 90. Plus de révolution dans la musique, mais les genres se mêlent, les contenus ont de moins en moins d’étiquettes. C’est le cas de Kendrick Lamar qui cherche dans son album à mêler cinquante ans d’histoire de black music en un seul album, ou de Solange qui mêle des beats parfois presque industriels, avec des guitares indie rock accompagnées de voix soul… Cette hybridation sur le fond s’accompagne d’une recherche d’évolution sur la forme.

On ne pense plus le format album comme à l’époque du 33 tours avec ses deux faces, mais plutôt comme un long morceau à l’image des mixtapes de rap. Le modèle de l’album n’est plus physique mais numérique et le changement sur la forme influe sur le fond : il n’y a pas une face A joyeuse et une face B triste, mais des styles et des genres qui s’entremêlent, pour créer une évolution avec des hauts et des bas jusqu’à la conclusion finale. Le projet d’album se prolonge aussi par la proposition d’albums photos numériques et de démos de morceaux téléchargeables qui prolongent l’expérience de récit. La génération de l’iPod et de Spotify redécouvre grâce à ces albums l’expérience du récit en longueur. À l’image des livres, des articles longs (comme celui-ci), peu à peu délaissés par les jeunes générations, Solange D’Angelo, Blood Orange et beaucoup d’autres invitent à se replonger dans l’écoute, la compréhension et la patience pour saisir le message.

L’idée n’est pas de dire ici, que cette forme d’album serait révolutionnaire, mais plutôt de montrer qu’elle amorce une proposition de format différente, propice à dénoncer, s’indigner, s’émouvoir pour une cause personnelle, ou sociale. Le disque, de par sa longueur, est une matrice nécessaire pour laisser s’exprimer un discours. Tous ces albums coïncident en l’espace de deux ans avec une ère du temps qui oublierait peut-être de s’attarder. Ils se rejoignent aussi dans une façon d’être composés, puis distribués.

A l’heure où l’on parle de la difficulté de la musique à trouver des ressorts économiques, l’engagement politique ou social du contenu est peut-être ce qui lui redonnera de la vigueur.
Quoi qu’il en soit, dans une Amérique où Trump est élu Président des États-Unis, A Seat At The Table de Solange, un album concept invoquant le respect et la fierté d’être noir, parvient à se hisser numéro 1 des ventes au classement Billboard. De quoi redonner confiance dans le format album ?

César Wogue
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Sources :

Marc-Aurèle Baly et Adrien Durand, Solange et son nombril, ou comment faire de la pop politisée en 2016, 07.11.2016, consulté le 13/11/2016
Daphne A Brooks, How #BlackLivesMatter started a musical revolution, 13.03.16 , consulté le 13/11/2016
Corey Smith-West,The Sounds of Black Lives Matter, 17.10.16, consulté le 12/11/2016
Justin Charity, Disco Politics, 29.06.16, consulté le 13/11/2016
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Taylor Gordon, Artists, Musicians Are Using Their Work and Creativity to Show That Black Art Matters, Too, 14.02.15, consulté le 14/11/16
Kate Groetzinger, Concept albums by Beyonce, Frank Ocean, and Solange are changing the way millennials listen to music, 18.10.15, consulté le 14/11/16
Elian Jougla, Freedom songs et back music, la révolte noire, 04.12 , consulté le 14/11/16
Salamishah Tillet, The Return of the Protest Song, 20.01.15, consulté le 12/11/16
Ashley Elizabeth, ‘A Seat at the Table’ is a Perfect Album for the Black Lives Matter Generation
Hua Hsu, BLOOD ORANGE AND THE SOUND OF IDENTITY 4.07.16, consulté le 15/11/16
Alexandre Pierrepont, Le spectre culturel et politique des couleurs musicales : la « Great Black Music » selon les membres de l’AACM, 8.11.16, consulté le 16/11/16
Alex Franck, Blood Orange’s Freetown Sound Is The Album For Fraught Times, 1.07.16
Arnaud Robert, D’Angelo, ne plus attendre le messie, 17.12.14, consulté le 14/11/16

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