Médias, Politique

Le cas Colin Kaepernick : intrusion du politique sur le terrain du divertissement

Le 26 août 2016, le nom de Colin Kaepernick, jusqu’alors connu des fans de football américain en sa qualité de joueur de l’équipe des San Francisco 49’ers, défraie la chronique lors de la diffusion dans le stade de San Diego de l’hymne national américain, The Star Spangled Banner. Selon l’usage, il est attendu des joueurs qu’ils soient debout, la main sur le cœur, durant ce moment solennel de recueillement et d’hommage à la patrie américaine, « the greatest nation on Earth » (la plus grande nation au monde). Seulement, Colin Kaepernick décide ce jour-là d’aller à l’encontre des attentes en mettant un genou à terre, et en baissant la tête.
L’image de ce joueur afro-américain agenouillé entouré de ses coéquipiers se tenant fièrement debout a tout de suite fait sensation auprès de l’opinion. Ce geste a engendré un mouvement parmi les sportifs américains, à commencer par l’équipe des 49’ers.  Plusieurs joueurs afro-américains ont rejoint Colin Kaepernick, posant désormais un genou à terre dès que l’hymne national retentit dans le stade.
Un geste frappant, mais loin d’être nouveau
“I am not going to stand up to show pride in a flag for a country that oppresses black people and people of color” (Je n’ai pas l’intention de me lever pour rendre hommage au drapeau d’un pays qui oppresse les Noirs et les personnes de couleur) Colin Kaepernick a-t-il déclaré. Le geste symbolique de Kaepernick s’inscrit dans un mouvement de lutte pour les droits civiques des Noirs américains, né ces dernières années, appelé #BlackLivesMatter (les vies noires comptent), né sur Twitter.
Le meurtre de Trayvon Martin en 2012, exemple parmi tant d’autres, témoigne de la tension qui règne entre Noirs américains et forces de l’ordre. Agé de 17 ans, Trayvon a été tué par George Zimmerman, responsable de la sécurité du quartier. Le seul crime du jeune homme aura été d’être noir, et de porter une capuche. Zimmerman, comme la majorité des policiers dans ce cas, a été acquitté.
#BlackLivesMatter prend le relais, dans une moindre mesure, du mythique mouvement pour les droits civiques des années 1960, 1970, qui avaient vu, de la même manière, des athlètes afro-américains montrer leur soutien à la cause noire aux Etats-Unis. En effet de Tommie Smith et John Carlos qui, en 1968, debout sur le podium aux Jeux Olympiques de Mexico, ont levé leurs poings couverts d’un gant noir vers le ciel. Colin Kaepernick se veut clairement l’héritier de telles figures du monde sportif qui ont osé lever le poing pour exprimer leur frustration et faire entendre les questions d’égalité dans le débat public.
L’incompatible rendu compatible : un touchdown politique ?
La lutte de l’athlète de haut niveau s’inscrit dans un contexte particulier, celui du milieu de l’ « entertainment » sportif, et sème plus précisément le chaos au sein de la Ligue Nationale de Football (NFL), une institution omnipotente aux Etats-Unis qui gère le domaine du football professionnel. La ligue sportive la plus puissante et influente du monde se voit secouée par ce qui est devenu le scandale du « Knee down » (genou à terre), ou encore du « Kneegate », en référence au scandale du Watergate, qui prête son suffixe à tous les scandales médiatiques depuis sa révélation au grand public en 1974.
L’environnement de Colin Kaepernick est entièrement dédié au divertissement. Tous les dimanches de mai à décembre, un match de football est diffusé, généralement sur NFL Network, la chaîne propre à l’institution. Les nombreux matchs diffusés sont évidemment entrecoupés de publicités, créneaux achetés à prix d’or par les annonceurs ; les joueurs ont également des sponsors qui leur donnent des millions de dollars en échange de la promotion qu’ils font de leurs produits.
La NFL organise également le Super Bowl, la finale de la saison, événement culturel le plus médiatisé aux Etats-Unis, qui a par exemple réuni en février dernier Beyoncé, Bruno Mars et Coldplay sur scène durant la mi-temps, et qui a été visionné par pas moins de 167 millions d’Américains.
La NFL devient alors le théâtre d’un combat civique pour l’égalité, du mouvement #BlackLivesMatter, à son insu. Colin Kaepernick a bouleversé les codes des médias américains.
Une stratégie efficace
Il est intéressant de noter que Colin Kaepernick, en menant une lutte d’ordre politique au sein d’un paysage médiatique dont le seul et unique objectif est de divertir, a donné une toute autre dimension à sa cause. Selon les normes établies dans notre société, l’acte politique se joue dans la rue, porté par des manifestations qui attirent les médias. L’acte politique se joue par exemple, pour dresser un parallèle avec un autre événement politique de cette année, sur la place de la République, lieu hautement symbolique, tant par son nom que par son emplacement, particulièrement depuis les attentats de 2015.
Pour aller plus loin, la parole politique est entendue sur un plateau de télévision, par le biais de l’intervention de responsables, de personnes engagées. Colin Kaepernick n’est pas un acteur politique, il fait partie du monde du divertissement, qui plus est du divertissement sportif. Il a pourtant fait pénétrer une question politico-sociale dans l’univers du football américain, et par extension dans un champ habituellement apolitique, ce qui a donné une visibilité, une portée tout à fait particulière au mouvement #BlackLivesMatter. Il est apparu aux yeux du téléspectateur lambda, il est apparu aux yeux du magnat de la publicité, ou encore d’un enfant qui regarde un match le dimanche. Colin Kaepernick a réussi à mettre la lutte pour l’égalité au cœur de tous les débats.
Les réactions vives qu’a suscitées cette intrusion du politique dans le domaine du divertissement ont été abondantes, dans les diverses émissions diffusées à la télévision, qu’elles traitent de politique ou de sport, mais aussi bien sûr sur les réseaux sociaux. Négatives ou positives, là n’est pas vraiment la question. La stratégie de Kaepernick a fonctionné, ainsi que l’a formulé le président Obama : « If nothing else, he’s generated more conversation about issues that have to be talked about » (En tout cas, il a généré un débat à propos de problèmes qu’il est nécessaire de traiter).
Mina RAMOS
@Mina_Celsa
 
Sources :
WEST Lindy, « Colin Kaepernick’s anthem protest is right : blanket rah-rah patriotism means nothing », The Guardian, 13/09/16, consulté le 19/10/16
HAUSER Christine, « Why Colin Kaepernick Didn’t Stand for the National Anthem », The New York Times, 27/08/16, consulté le 19/10/16
LIPSYTE Robert, « A jock spring », Slate.com, 30/08/16, consulté le 21/10/16
LEVIN Josh, « Colin Kaepernick’s Protest Is Working », Slate.com, 12/09/16, consulté le 21/10/16.
« Le football américain, sport national, business international », Les Echos, 05/02/16, consulté le 22/10/16
Crédits images :
Instagram, @kaepernick7
@ajplus
AP/Sipa
Ezra Shaw/Getty Images
 

Agora, Com & Société

#Hashtag My Ass

Depuis la mise en application de la réforme orthographique annoncée par le gouvernement, des voix s’élèvent pour défendre l’accent circonflexe. Le succès du hashtag « #JeSuisCirconflexe » révèle la polémique que suscite cette réforme. Mais pourquoi utiliser un hashtag pour réagir ou se battre ? Sait-on exactement ce que cela engage ? En réalité,  beaucoup de personnes utilisent le hashtag sans le comprendre. Alors #utile ou #insupportable ?
#Késako
Le hashtag est composé d’un signe typographique, le croisillon, accompagné d’un ou plusieurs mots-clés. Appelé mot-dièse ou mot-clic au Québec, il est un marqueur de métadonnées. Autrement dit, c’est une donnée qui permet d’en organiser une autre.  En effet, cet outil a un rôle centralisateur sur les réseaux sociaux : il trie les publications en fonction de leur thème.
Dans le cas du #JeSuisCirconflexe, si un utilisateur le place dans un tweet, ce dernier sera reconnu comme faisant réaction à la nouvelle réforme. De cette manière, le hashtag permet de relier entre eux des tweets relatifs à un sujet donné pour former l’équivalent d’une conversation. Cela permet de transformer des évènements disparates en résumé des réactions. Il y a dans cet outil une volonté d’unification et de rassemblement. Grâce à son affiliation, ce tweet sera ensuite susceptible d’atteindre un public virtuellement infini.

A l’origine, le croisillon sert à référencer des conversations sur IRC (protocole de communication textuelle sur internet) qui sont de cette manière retrouvables. Suite à la suggestion de l’un de ses utilisateurs qui voulait améliorer le filtrage de contenu, twitter a intégré cette fonction en 2007.

Il aura fallu attendre 2009 pour que Twitter commence à renvoyer le croisillon en liens hypertextes qui mène à une liste exhaustive des messages contenant le même hashtag. Facebook a suivi en 2013 et a été ensuite rejoint par Google+ ou encore Instagram.
Dans sa documentation,  Facebook donne la définition suivante : « Les hashtags permettent de transformer des sujets de discussion et des locutions en liens « cliquables » dans des publications sur votre journal personnel ou votre page. Ils permettent de trouver plus facilement des publications sur des sujets précis. ».
Le choix du symbole est intéressant parce qu’il fallait en trouver un qui puisse être produit par n’importe quel appareil : il ne restait plus qu’à choisir entre l’astérisque et le croisillon. L’usage s’étant rapidement répandu sur Twitter, un autre utilisateur propose de nommer ce signe hashtag ( que l’on pourrait traduire par “étiquette marquée par le signe dièse”).
 #Pourquoi ?
Aujourd’hui, le hashtag est devenu banal mais il ne faut pas oublier que ce n’est pas un simple élément de décoration. La définition du Journal Officiel de la République Française insiste sur les fonctions de ce hashtag : « suite signifiante de caractères sans espace commençant par le signe #, qui signale un sujet d’intérêt et est insérée dans un message par son rédacteur afin d’en faciliter le repérage ».
C’est la fonction essentielle du hashtag. Suivant cette définition, il devient évident que ce hashtag est intéressant dès que l’on souhaite faire de la veille sur internet ou dialoguer autour d’un sujet important. Mais ce n’est pas son unique fonction. Chirpify en a par exemple fait un système d’achat : en récupérant les informations sur ses utilisateurs, la plateforme disposait d’une base de données pour envoyer des échantillons aux intéressés. Le hashtag peut donc s’avérer très utile mais un néophyte aura de grandes difficultés à le comprendre et à rentrer dans cette communauté d’intérêt.
De surcroît, il ne faut pas confondre le hashtag avec les détournements ironiques auxquels il est sujet. Un hashtag repose avant tout sur sa capacité d’indexation. Quand une personne utilise le croisillon pour désigner une humeur, une situation ou un contexte, on ne peut plus parler de hashtag : le symbole est utilisé de manière humoristique ou informative mais ne peut plus être désigné comme un hashtag car il perd sa fonction première. Autrement dit, on utilise le mot hashtag à n’importe quelle sauce comme l’illustre parfaitement cette vidéo de Jimmy Fallon & Justin Timberlake.

Toutefois, cela n’empêche pas de manier le hashtag suivant différents desseins. L’expression « hashtag activism », d’abord utilisée par The Guardian, désigne de façon péjorative l’utilisation militante de cet outil. Cette expression est née du décalage qui existe entre les réalités pour lesquelles se battent certains militants et l’a priori futilité de leurs actions virtuelles, ou plutôt, de leur utilisation prétendument utile du hashtag.
La manifestation n’est pas importante en soi, ce sont les rencontres humaines et réelles qu’elles provoquent qui le sont. Or, avec le « hashtag activism », il ne reste généralement que la manifestation. Dans d’autres cas, il n’est pas impossible que ce genre d’action mène à une médiation numérique. Il est trop facile d’accepter le raccourci habituel qui oppose « internet »/ « réalité » et « concret »/« virtuel ».

Pour ne citer que lui, le #BringBackOurGirls faisait écho à l’enlèvement de 200 écolières de Chibok au Nigeria par le mouvement insurrectionnel et terroriste d’idéologie salafiste djihadiste, Boko Haram. Utilisé par 2 millions de twittos dont Michelle Obama, ce hashtag avait pour but d’attirer l’attention internationale et d’empêcher cette histoire de subir l’amnésie médiatique.
Mais une question subsiste. Est-ce le signifiant ou le signifié qui reste dans les mémoires ? Est-ce le #JeSuisCharlie qui reste dans les mémoires en tant qu’objet ou bien les idéaux qu’il est censé porter ?  
 #Métamorphoses
Auparavant, le croisillon était immédiatement associé au dièse en musique ou à d’autres utilisations comme aux échecs. Mais le hashtag a vite pris le pas sur les usages antérieurs du croisillon en se démocratisant sur internet. Par le passé, le symbole est donc passé du hors-ligne à l’online.

Aujourd’hui, force est de constater que le symbole rebrousse chemin. Avec sa nouvelle e-réputation, il revient sous une nouvelle forme dans le réel. Ainsi, le croisillon est souvent utilisé hors-ligne pour faire référence au symbole numérique même s’il perd sa fonction d’indexation. Il devient ainsi un symbole qui renvoie au monde d’internet et des réseaux sociaux. Il revient vers le réel avec une nouvelle forme : on le retrouve sur le packaging de certains produits et même sur la devanture de magasins.

Le hashtag n’est pas un seulement un mot-clé, il est aussi le nouveau symbole de la culture Internet remplaçant le arobase et montrant par là même la prépondérance des réseaux sociaux. Au demeurant, l’American Dialect Society (société étudiant la langue anglaise) a fait du mot « hashtag » le mot de l’année 2012.
Il est devenu un outil de langage propre à une culture sociale et médiatique. Par ailleurs certains hashtags, tout comme les expressions de la langue, ne sont pas éphémères. Par exemple, le #FAIL est utilisé pour indiquer une erreur tandis que le #NSFW indique que le message contient des liens inappropriés aux mineurs. Grâce à ce symbole, on peut aussi identifier des Trending Topics récurrents avec le #TT.
Mais le hashtag a aussi pris d’autres formes puisqu’il est passé d’internet à la télévision. Les émissions utilisent le hashtag pour permettre aux téléspectateurs d’entrer en interactivité avec leur programme et d’interagir entre eux. « Réagissez sur Twitter » est aujourd’hui un leitmotiv pour rappeler la dimension participative de la télévision. Le hashtag s’organise ici en objet médiatique. Il est une nouvelle fois privé de sa fonction première : le couple hashtag-hyperlien n’existe plus. La télévision utilise le même symbole  pour renvoyer à un imaginaire participatif sur les réseaux sociaux.
De cette manière, la télévision crée un lien avec les smartphones, les tablettes et les ordinateurs. Cette stratégie cross-média permet d’attirer le téléspectateur-internaute : une part non négligeable de téléspectateurs regarde la télévision en restant connectée à internet. Cette stratégie permet donc d’inclure cette  part dans le processus télévisuel.
Le téléspectateur peut donner son avis et même parfois participer directement à l’émission. En effet, cet outil permet de répertorier facilement les participations et les contributions des téléspectateurs qui deviennent de cette manière acteurs de ce qu’ils voient. Le téléspectateur vote mais peut aussi proposer des changements dans son émission favorite.
Il y a un autre intérêt au hashtag. Le spectateur internaute promeut de manière indirecte le programme en live sur les réseaux sociaux. De cette manière, les émissions trouvent une publicité gratuite sur internet et augmentent leur exposition. Dans son émission quotidienne, Cyril Hanouna promet aux spectateurs de gagner des cadeaux en s’inscrivant à des tirages au sort via un hashtag. Ainsi, les spectateurs ont l’impression de toucher de près l’émission puisqu’ils doivent twitter pour participer, c’est-à-dire réaliser un acte effectivement. Avec leur post, ils peuvent également amener de nouveaux spectateurs en live.
Finalement, le hashtag nous montre comment un objet peut prendre différentes formes, fonctions et détournements tout comme les parties de la langue. Pendant combien de temps coulera t-il des jours heureux sur nos réseaux sociaux ? Telle est la question.
Bouzid Ameziane
Linkedin 
Sources :
« Savez-vous parler le hashtag ? Les 20 hashtags à connaître sur Twitter », Giiks, Franck Lassagne, 7 mai 2014 
 » Hashtag et militantisme, entre existence en ligne et hors-ligne « , (Dis)cursives [Carnet de recherche], Anne Charlotte Husson,22/06/2015, consulté le 10/02/2016
 #JeSuisCirconflexe, le hashtag qui agite la toile », GQ, Chloé Fournier, Pop Culture / Actu Culture, 04/02/2016
 » Le hashtag, un outil au service des stratégies social média », CultureCrossmedia, Kevin
 » Intégrer le hashtag dans campagne de communication », Comingmag.Ch, Renee Bani, 18/11/2014
 » Comment le hashtag est devenu le symbole d’Internet », Le Figaro, Florian Reynaud, 04/08/2014
Crédits images :
– Twitter
– Westernjournalismcom.c.presscdn.com
– Nutribe
– Zakokor / Getty Images/iStockphoto

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Kalachnikov a eu un coup de pompe

 
Le 23 décembre dernier mourrait Mikhaïl Kalachnikov, citoyen russe né le 10 novembre 1919 à Kouria en Sibérie. L’histoire retiendra de cet homme qu’il fut l’inventeur de l’arme la plus vendue de tous les temps, et qu’il est aujourd’hui célébré pour cela.
À la guerre, blessé, Mikhail Kalachnikov se penche sur l’ingénierie d’arme. Il créa en 1947, après plusieurs prototypes refusés, le AK-47 : une arme qui se veut simple, robuste et efficace, adaptée au peu de niveau de qualification des soldats. Ce fusil permet à Kalachnikov d’être décoré de toutes les médailles du mérite que compte le système militaire russe. Le AK-47 est désormais un fusil « symbole ». Présent sur le drapeau du Mozambique ou du Hezzbolah, c’est un symbole politique, un symbole de liberté comme l’a voulu le concepteur : « J’ai créé cette arme pour défendre les frontières de mon pays ». Après des années de maladie, Kalachnikov s’est éteint le 23 décembre 2013.
La Russie, et notamment le parti au pouvoir, organisent aujourd’hui une véritable campagne de glorification. Cérémonie en grande pompe, à laquelle le président Poutine lui-même était présent, enterrement dans un complexe mémorial construit afin d’accueillir les plus grandes figures Russes, couverture médiatique importante. Récent, le mémorial ne comportait jusque là que la tombe du soldat inconnu de la Seconde guerre mondiale. Un véritable travail symbolique est ainsi mise en place, tentant de réveiller le souvenir d’une Russie glorieuse, communiste, puissante.
Kalachnikov est en effet symbole de l’URSS, cette période faste d’une Russie alors maître du monde. Vladimir Poutine tente depuis quelques années, et les nombreux mouvements de contestation de son autorité et de son autocratie, d’asseoir définitivement une nouvelle crédibilité de son Etat dans le jeu international, alors même qu’il fait face à d’énormes problèmes démographiques et économiques. Kalachnikov est un homme du système : sa vie, comme nous l’avons vu, se définit par le système communiste, qui seul a pu engendrer un tel talent : un autodidacte forcené, un stakhanoviste de l’armement, qui, par son seul mérite, a réussi à mettre au point une arme qui portera son Etat. Point d’héroïsme dans la suite de sa vie : il enchainera les récompenses, et montera les échelons hiérarchiques un à un, sans aucun passe-droit. C’est un homme de Sibérie, un paysan, arrivé au pouvoir. C’est cette image-ci que Poutine souhaite revaloriser, afin de recréer une véritable attache entre la Russie actuelle et ses habitants, de plus en plus éloignés du pouvoir et qui pensent n’avoir plus aucune possibilité d’évolution sociale face à un système sclérosé et gangréné par la corruption.
Cependant, cette situation est bien critiquable. Ce n’est certainement pas la première récupération politique d’un mort, mais elle est pourtant bien plus choquante. Certes, c’est un beau geste d’ingénierie, qui dans un temps de guerre a permis une suprématie, mais c’est aussi, et surtout, une arme à feu qui par sa volonté de conception est aujourd’hui présente dans tous les conflits mondiaux, qu’elle soit circonscrite à un Etat ou hors des frontières. Peut-on, dans une optique de communication, s’appuyer sur le symbole qu’est Kalachnikov : une réussite mortelle ? La création s’est éloignée de l’homme, mais le célébrer reste une ligne politiquement difficile à justifier sur la scène politique internationale actuelle – notamment les crises sur le continent africain. L’on peut y voir un affront fait aux nations et aux personnes engagées dans des conflits mettant en jeu cette arme.
De plus, le choix de Kalachnikov comme symbole peut être une erreur : la création éloignée aujourd’hui du créateur, ce sont bien deux idéologies différentes qui sont véhiculées. Là où l’ingénieur est statutaire d’une Russie forte, la Kalachnikov, l’arme, est quant à elle symbole de révolution, mais aussi de capitalisme mortifère. Symbole de révolution et donc d’une idée qui germe depuis longtemps dans la population Russe, qui pourrait voir la célébration de cet homme comme le terreau d’un mouvement de libération. Mais aussi symbole de capitalisme : aujourd’hui arme la plus vendue au monde, elle n’appartient plus à la Russie, mais au monde capitaliste de la guerre, qui régit aujourd’hui une bonne partie des conflits internationaux. La kalach’ est passée dans le langage courant, elle est internationale, s’approche de groupes radicaux mais aussi d’imageries cinématographiques ou littéraires occidentaux. La kalach’ est l’idée d’une révolution mais qui sent aujourd’hui le faux, le vétuste, une imagerie de la révolution passée au moulin capitaliste de l’argent.
En s’appuyant sur un tel symbole, Vladimir Poutine tente une récupération politique de premier ordre pour rétablir l’image d’une Russie basée sur ses habitants, leur patriotisme, et un système méritocratique. Cependant, ce choix peut-être véritablement critiqué, puisque la Kalachnikov est désormais un symbole mouvant, appartenant à une idéologie loin de celle de son créateur.
 
Adrien Torres
 
Sources :
Liberation.fr – Funérailles d’Etat en Russie pour Mikhaïl Kalachnikov
Liberation.fr – Mikhaïl Kalachnikov est mort
LePoint.fr – La Russie enterre Kalachnikov avec les honneurs
Crédits photos :
AFP

Dossiers et conférences

Les Revenants, tout un symbole

 
Entre réel et fantastique, les Revenants parviennent à créer un entre-deux grâce à certaines interfaces symboliques. Découvrez lesquelles avec Sibylle Rousselot et Clara Iehl.
 
Quand le fantastique s’invite dans la chair
En premier lieu, on peut dire que la série des Revenants s’inscrit, par définition, dans une dialectique fondatrice : celle de la rencontre entre l’ailleurs et l’ici-bas.
La corporalité humaine imprègne fortement les huit épisodes : cette odeur forte de la vie, celle du sang, se mêle simultanément à l’odeur de la mort, de la décomposition.
Il s’agit d’une chair bien réelle, et là repose l’intrigue de la série : cette chair est partagée tant par les vivants que par les morts … vivants. Dès le premier épisode, Jérôme Séguret souligne le cœur du problème : c’est bien beau de vouloir briser la mort, mais encore faut-il que la vie ait les moyens de recoller les morceaux. Avec ce regard psychologique sur l’intégration des revenants, la série prend le parti d’une fiction incarnée.
Elle accentue ainsi les postures des corps, immortalisés sur les photos de Léna ou du  bar local, blafards sous l’éclairage anxiogène de cette ville où les morts reviennent. Qui dit résurrection, dit corps. La première chose que font tous les revenants quand ils le peuvent, c’est manger, excessivement. Les revenants sont bien des plus-que-vivants. Cette accentuation de la corporalité se traduit par la focalisation de la caméra sur la peau. Les peaux de Victor, Simon, comme Camille, qui voient leur nouveau corps se nécroser, et partir en lambeaux. La peau du dos de Léna, où surgit une cicatrice grandissante, blessure inconnue que seule une mixture végétale parvient à soigner.

La mort s’incarne elle aussi au sein de la série. Outre l’enterrement de M. Costa au début, la mort apparaît sous une lumière plus crue encore, dénudée et sans pudeur, lorsque le cadavre de Simon est refourgué dans les tiroirs de la morgue. Elle rôde comme une menace à la nuit tombée, en la personne de Serge qui incarne la grande faucheuse cannibale, tout en endossant le rôle du chasseur de bêtes sauvages.
A la chair souffrante, marquée par les lésions et l’action putride de la mort, répond  la chair de désir, brûlante de vie : sexualité bestiale, chasse, cannibalisme. L’insatiable appétit de vie provoque l’instinct de mort, mais surtout le sursaut de sur-vie, avec le retour des défunts. Il s’agit presque d’un éternel cercle vicieux – ou vertueux ? Nous n’avons que le fin mot du début – dans laquelle la vie se mord éternellement la queue.

La série s’ancre non seulement dans la chair, mais aussi, plus généralement, dans l’espace et la matière : il y a l’eau, thème si puissant de la série (abordé plus loin dans l’article) que l’on veut contenir, les bois environnants que Serge débite avec rage, la pierre tombale violée par des vivants incrédules, et même le cuir du déguisement de Julie, lacéré au moment de son agression. La matière semble transgressée, aussi bien que la chair. Sur un plan global, la spatialisation de l’histoire apporte sa propre pierre à l’édifice corporel de la série. Les habitants  évoluent dans des lieux forts, typiques, à l’identité marquée. Le site internet insiste ainsi sur les lieux-dits : « place mairie », « tunnel », « le chalet des Costa », « la Masure », « le barrage », « the Lake Pub », « l’abribus ». Les montagnes prennent le village en étau, de sorte que le décor agit en vase clos, comme l’enveloppe charnelle dont on ne peut s’échapper… même en mourant !
La tentative de fuite et le déchaînement sont la conséquence de cette vie exacerbée, principe même de l’hybris que les Grecs dénonçaient en leur antique sagesse. Le barrage s’est rompu et les morts reviennent.
Cette fracture de la réalité, de l’entendement, invite à lever les yeux vers le ciel, du moins questionner le sur-réel. Et la série d’assaisonner son intrigue de re-venants avec une spiritualité du tout-venant.
Il y en a pour tous les goûts en effet, le motif commun étant la recherche du lien entre l’ici et l’au-delà. La religion, parce que son but premier, sémantique, est de « relier », se retrouve dans la traditionnelle église de village avec son curé, que les personnages ne manquent pas de venir chatouiller sur le sujet épineux de la Résurrection. Les allusions bibliques et mystiques émaillent elles-aussi la série. On note par exemple les expressions de « brebis égarée » et d’« ange », la focalisation sur les crucifix, les prénoms de Simon et Pierre, ou même le chiffre 7 (lors des analepses 7 ans en arrière), celui des 7 péchés capitaux ou des 7 dons du Saint-Esprit, généralement considéré comme un chiffre plénier et parfait.

Surgit également un questionnement d’ordre purement méta-physique, chez Julie notamment, qui ne croit en rien si ce n’est qu’elle a survécu pour une raison surnaturelle. Cette raison lui apparaît sous les traits d’un revenant, Victor ; entre les deux se développe une sorte d’alchimie magique que Victor synthétise avec ses croyances d’enfant. Elle est sa fée protectrice.
Et comment aborder le sujet de l’au-delà sans faire allusion à la voyance et au spiritisme ! C’est le personnage de Lucy qui intervient sur ce point, personnalisation même du passage entre la chair et l’esprit puisqu’elle communique avec les morts au moyen de relations … sexuelles. L’atmosphère vaporeuse de la série, saturée de miroirs, de bougies et de voiles ou tentures, ancre davantage encore l’intrigue dans cette ouverture au surnaturel. Le hameau constitue d’ailleurs un terreau d’imaginaires propice aux fantasmes. L’indice du journal de presse sur le site internet l’écrit clairement : ce sont des gens qui aiment interpréter ce qu’ils voient. Il brouille cependant les pistes, au risque de noyer la série dans un bain de mystère, en comparant les survivants de la catastrophe du barrage à des fantômes… A moins qu’effacer toutes frontières entre réel et sur-réel ne soit précisément le but de la série. Elle se hisse ainsi avec force sur la crête du fantastique, avec le risque de chuter dans l’abîme des questions sans réponses. La curiosité de l’audience veut qu’on lui rende des comptes.

Le lien humaniste, quant à lui, remplace sur le terrain une religion un peu trop éthérée (cf. les réponses psycho-gazeuses du prêtre), sous les traits caritatifs de l’association La Main Tendue. D’un No Man’s Land initial elle devient le cœur même de l’intrigue, lors de l’ultime épisode. La Main Tendue concrétise l’effort des habitants pour faire face à l’imprévu, depuis l’accueil bienveillant proposé à tous, y compris les revenants, à la posture de citadelle assiégée face à la horde finale de zombies. Ce revirement paradoxal souligne combien ténue est la relation établie avec l’au-delà.
La dimension surnaturelle s’immisce dans la fracture du réel. On ignore l’origine-même de cette fracture, si c’est l’étrange qui s’impose ou la normalité qui dysfonctionne. Or la réponse surgit précisément dans l’interstice. Il existe une troisième dimension, celle de l’entre-deux.
L’entre deux, l’interface, la dualité
Les doubles
Présents à foison dans la série, on les trouve dans les reflets de miroirs, de vitres, ainsi que dans l’eau, mais également dans la gémellité, les couples de personnages, et au niveau technique, dans les séparations de plan. Les reflets dans les miroirs et vitres sont omniprésents. Dès le premier épisode, lorsque Camille entre chez elle, on la voit en double du fait du miroir à côté de la porte. La première fois que Simon voit Adèle, on a même un double reflet : dans la vitre et dans le miroir d’Adèle.

Ces reflets ont d’abord une fonction pratique. Dans les premiers épisodes surtout, ils sont multipliés afin de montrer que ces revenants sont bien réels. En effet, dans les légendes de fantômes, sorcières, vampires, zombies et autres personnages légendaires, ceux-ci n’ont pas de reflet dans les miroirs – c’est même un moyen d’élimination de sorcière ou de vampire. Ces reflets semblent donc appuyer la réalité des revenants, en les rendant plus concrets, plus réels, plus palpables. Voir son propre double dans un miroir est également une façon de prendre conscience de soi.
Les vitres et miroirs représentent aussi des séparations entre vivant et revenant : Victor et Julie sont séparés par la vitre de l’abribus ; Simon rencontre d’abord Julie, et de même, il est séparé d’elle par une vitre. Ainsi, les vitres prennent une autre dimension : celle de  l’entre-deux.

La gémellité est incarnée dans les personnages de Camille et Léna, mais également dans le fait que les personnages fonctionnent souvent par deux. On pourrait dresser une longue liste de tous les « couples », dont certains seraient plus évidents que d’autres. On pense évidemment à Julie/Victor, Simon /Adèle, Camille/Léna, mais on peut aussi considérer les duos Lucy/Simon, Léna/Jérôme (son père), Camille/Claire (sa mère), etc. On retrouve cette dualité dans le générique, lorsqu’on aperçoit deux personnes qui s’embrassent allongés dans l’herbe à côté de deux tombes (on remarque d’ailleurs la présence d’un papillon, dont on reparlera plus loin) et dans les affiches de la série.
Cette dualité est accentuée par une technique cinématographique : la division dans les plans. Par exemple, lorsque Claire revoit Camille pour la première fois, celle-ci est dans la cuisine tandis que la mère est en bas des escaliers : elles se voient, s’entendent et peuvent se parler et sont pourtant dans deux pièces différentes. Cet effet particulier est créé par l’architecture très ouverte de la maison des Séguret.
Enfin, les reflets dans l’eau (comme par exemple dans le générique, on voit une petite fille tourner autour d’une colonne, un ballon rebondir, or le reflet dans la flaque d’eau est différent) sont d’autant plus importants que l’eau est un élément central dans Les Revenants.
L’eau
En effet, le lien de transition entre le réel et le fantastique, c’est l’eau. Entre surface et profondeur, comme un miroir qui ouvre à une autre dimension.
On y revient sans cesse. L’eau est omniprésente, du générique au décor ambiant : elle alimente en électricité, et représente donc la raison d’être du village, qui est venu s’installer au bord du lac. Cette eau–énergie se transforme ainsi en fluide électrique, comme le montre la tension des lignes de l’usine dans le générique. Symbole de vie, elle est au cœur du questionnement que pose la série : les revenants sont-ils des vivants à part entière, malgré le fait qu’ils sont censés être morts ? Bien des exemples nous laissent penser que les revenants seraient mêmes plus vivants que les vivants. (On pense à Victor et son sourire impassible face à la nervosité de Julie, ou à l’innocence de Camille dans les premiers épisodes face au mal-être évident de Léna). L’eau, et plus généralement cette interface de miroirs et de vitres, est le lieu à proprement parler d’une révélation. Elle dévoile de fait la présence des personnes, à travers les judas ou les portes vitrées, jusqu’à ramener à l’air libre tout un village englouti.
Le thème de l’eau se fait l’essence-même de la série. Les affiches sont ainsi constituées autour de ce motif du double, dans la photographie comme la typographie. Elles jouent de l’inversion et de l’imparfaite symétrie entre le réel et son reflet, le binôme du vivant et du revenant ; ce n’est pas un jeu de miroir exact puisque la série se construit autour de l’étrange et de l’anormal, avec le retour de ces morts. Quant à la typographie du titre, elle se fixe justement autour d’une ligne de brisure qui décale le haut et le bas, reproduisant l’effet d’optique propre à l’eau.
Cette eau est même source de vie spirituelle, puisqu’elle est symbole de renaissance et de purification. Le journal de Serge, un des indices laissé sur le site, insiste sur cet aspect salvateur de l’eau, quasi-baptismal. Sa mère l’enjoint en effet d’y laver ses péchés. Il se sent lui-même attiré par le lac, comme hypnotisé, attiré par cette énergie fluide. Le pouvoir de celle-ci demeure cependant ambigu : eau qui sauve, eau qui noie. Car elle est aussi celle qu’il faut contenir par le béton du barrage, celle qui a détruit tout un hameau, des centaines de vies, animales comme humaines.

Le papillon
Enfin, le papillon, symbole de renaissance, ou plus exactement de métamorphose, de changement, est omniprésent dans la série. Dans la mythologie grecque, le papillon est même symbole d’immortalité (or, on sait que les revenants ne peuvent pas être tués une deuxième fois). C’est le papillon qui vient à la vie le premier, comme s’il annonçait les phénomènes étranges à venir. Il semble vouloir s’échapper, fuir peut-être. Il est souvent associé à une vitre ou un miroir (notamment des les  épisodes 1 & 8), ce qui rappelle le symbole de l’entre deux, de l’interface. Le papillon est également associé à la lumière dans les épisodes 1 & 5.

Le papillon, avec ses ailes aux couleurs vives, contraste avec les « ternes teintes de la désolation » (indice n°4 sur le site, journal sur la catastrophe), ce qui en fait une figure rassurante, tout comme Lucy vis-à-vis des autres personnages de la série. Elle n’est pas forcément un personnage rassurant pour les téléspectateurs, mais elle est incontestablement douce et sa présence semble apaiser les personnages de la série, que ce soit Jérôme ou Simon avec lesquels elle a un rapport sexuel afin de connaître leur passé, ou Alcide qui veille sur elle lorsqu’elle est à l’hôpital et qui lui écrit une lettre (indice n°3 sur le site).

Une étrangeté latente
La surface de l’eau comme les miroirs révélateurs ne sont que l’expression de la profondeur, d’une réalité autre. Le genre fantastique repose sur la dynamique de l’étrange, dont le sens premier est ce qui est extérieur, étranger.
La prégnance d’un trouble croissant, ici, est évidente. Le mal qui ronge, qui corrode, est un ressort typique des films de zombie. Un mal qui hante, en définitive.
On ressent tout d’abord la tension de l’eau. Elle est palpable dans sa décrue, au fil des épisodes, et notamment sur le visage ainsi que dans les conversations des ingénieurs du barrage. La tension se traduit d’ailleurs concrètement en énergie, grâce à l’usine.  Puis la sur-tension intervient avec la coupure d’électricité, manifestation d’une perturbation étrangère, tout comme cette eau boueuse qui surgit des lavabos.
On peut aussi relever la tension humaine. La peur est évidemment présente, mais ce sont surtout les diverses violences qui en témoignent, dans les blessures tout comme les agressions physiques et verbales.
Enfin, l’atmosphère même de la série laisse suinter, avec brio, une sourde inquiétude. De nombreux commentaires ont été faits sur l’esthétique peaufinée de cette première saison,  soulignant par exemple le rôle signifiant des jeux de lumière ou l’intervention d’une musique identitaire. Les affiches concentrent quant à elles tout l’esprit de la série, à savoir la rencontre de l’étrange. Miroir d’eau emblématique et constitutif de l’image, duos morts/vivants, surface/profondeur, teintes grises et verdâtres…
Ce mal qui ronge se définirait presque comme une perversion, si l’on tient compte par exemple de la perte d’innocence des enfants. La fille d’Adèle, ou le petit Victor se trouvent plongés au coeur de drames. Ils voient la mort en face, et cette perturbation de leur ingénuité ressort dans l’expression-même de l’occupation enfantine : le dessin. Point de charmantes princesses ou de bonhommes souriants, mais des gribouillis monstrueux et sanguinolents, ainsi que des portraits de suicidaires.

Le sentiment de sécurité est lui aussi perverti : la menace ne vient plus de là où on l’attendrait. Ainsi l’église n’est plus un refuge, ce que Simon apprend à ses dépens lorsque les gendarmes viennent l’y arrêter. Ainsi la maison d’Adèle qui voudrait cacher les amants se révèle-t-elle truffée de caméras. Ainsi le barrage semble-t-il ne plus remplir sa fonction.
L’homme semble totalement démuni devant le cours de la vie parce que l’étrange surgit dans son intimité. Il n’est plus rien alors, car il est en prise au déterminisme du temps et de l’espace, du passé qui régit le présent, du lieu-prison dont la fuite est impossible. Par delà l’empreinte de la désagrégation et de la finitude, la peau dont on a déjà vu l’importance, va jusqu’à concrétiser chez les défunts revenus la marque de l’étrange. En effet, il s’agit bel et bien d’une nature périssable, et ce même après la mort. Non moins dérangeante est l’intrusion de l’étrange au sein même du corps, dans les blessures, voire dans le ventre d’une femme (cf. le bébé d’Adèle, fruit de son union avec le revenant Simon).
Finalement, on assiste à l’aboutissement d’une intrigue où tout est renversé : psychologie devenue action, familles écartelées, hameau déserté, menace généralisée.
Cependant tous les repères ne sont pas bouleversés. Ces repères-clefs sont ainsi davantage mis en exergue,  tels des piliers résistants à la dévastation. Le motif du double se révèle en effet être un lien, et ce entre Victor/Julie, Camille/Léna, Camille/la mère, Léna/le père, Lucy/Simon, Adèle/Thomas. Des points d’ancrage sont enfin repérables dans l’atmosphère de flou et d’inconnu : la musique, lancinante, inquiète mais rassure en même temps, parce qu’on la reconnaît. La métamorphose qui réside dans la présence du papillon, s’exerce dans l’évolution psychologique des personnages, souvent positive. Le sacrifice de certains vivants pour leurs morts, inversion ultime, symbolise finalement la victoire de la vie, parce qu’ils croient en la renaissance.
 
Sibylle Rousselot (pour « Quand le fantastique s’invite dans la chair » et « Une étrangeté latente »
Clara Iehl (pour « L’entre-deux, l’interface, la dualité » et « Une étrangeté latente, bouleversante »)