Société

Rendez-nous la zappette

Défenseurs et récriminateurs du “zapping” s’affrontent depuis l’apparition de la télécommande, la pratique – qui consiste à changer de chaînes TV à son gré – étant tantôt perçue comme le symptôme d’une génération paresseuse victime d’inattention perpétuelle, tantôt comme la manifestation active et éveillée d’un spectateur qui compose avec le contenu médiatique qui lui est soumis.
Quelques soient les raisons invoquées – la volonté de suivre plusieurs programmes en même temps, le refus de subir le matraquage publicitaire ou encore l’auto-valorisation provoquée par le contrôle des contenus  – le zapping est, et demeure, une pratique individuelle dont use sans vergogne les téléspectateurs.
Quand la télé confisque la zappette

Mais voilà que la télévision s’empare de notre pouvoir de compulsif fou et se met à zapper pour nous : quelle idée ! Dès 1989, Canal+ inaugure son “Zapping”, résumé condensé de la vie sociale, politique et médiatique des jours passés. Et depuis, les chaînes télé et web lui emboîtent le pas dans une véritable course à la surenchère, intensifiée ces dernières années : D17 instaure un “Zap” de deux heures sur sa plage horaire phare du samedi soir, Spi0n cartonne sur le web avec son zap humoristique, le Petit et Grand Journal balaient l’actualité à grands coups de zappings…
Vaincre le mal par le mal – soit passer d’un zapping subi par la chaîne à un zapping imposé par celle-ci – est-ce là l’explication de l’émergence de ce nouveau genre télévisuel ? Ou faut-il l’envisager comme l’évolution logique d’un média face à des pratiques médiatiques chamboulées ?

Le zapping, institutionnalisé en type d’émission, consiste à monter en séquences courtes des extraits marquants d’une production télévisuelle antérieure. Ces fragments sont généralement regroupés autour d’une caractéristique commune – qu’elle soit temporelle (Le zapping de Canal+ condense la télévision de la veille), spatiale (Certains zappings se concentrent sur un seul pays ou zone géographique) ou thématique (L’humour dans le “Zap de Spi0n”, l’extrême dans le “Zap Choc” de D17…).
 
Ces nouvelles émissions hybrides peinent à rentrer dans des cases et se posent comme ovnis médiatiques totalement paradoxaux. Si le zapping originel est une pratique aléatoire, guidée par des pulsions et des envies personnelles qui évoluent au gré du visionnage, le zapping en tant que émission est soumis à des choix éditoriaux, des agencements réfléchis et une chronologie établie d’emblée. Ces caractéristiques entrent ainsi en dissonance avec notre habituel jeu de zappette puisqu’elles imposent un programme qui, théoriquement, n’est composé que par et pour une individualité. Autoriser une instance extérieure à perturber nos tribulations télévisuelles et à nous dicter un schéma : comment en est-on arrivés là ?
La promesse d’un panoptisme télévisuel
Comment un téléspectateur qui se respecte accepte-t-il de se laisser déposséder de son activité libertaire favorite par une émission qui zappe pour lui ? Paroxysme de la paresse ou contrat de communication avantageux ?
Un rapide tour d’horizon des promesses de ces émissions permet d’envisager une certaine uniformité de celles-ci : “Le zapping percutant de la génération ultime du zap : les vidéos les plus fun des chaînes hertziennes, de la TNT et du câble” prône le Zap D17, “Le zapping reflète la télévision” clame Canal+, “Le meilleur de la semaine” nous assure “Touche pas à mon poste”…
A grands coups coups de superlatifs et d’hyperboles, on cherche à nous convaincre que l’on va voir le meilleur de tout, grâce à la sélection pointue d’une rédaction qui s’est chargée de faire le choix le plus adéquat possible, au regard de nos attentes. Ces émissions télé semblent ainsi vivre sur le fantasme de l’omniscience parfaite et d’un téléspectateur qui serait au fait de tout ce qu’il se passe autour de lui. Et s’il y a la surface, tant pis pour le fond !
Voilà ce qu’il fallait retenir de l’information cette semaine, voici les vidéos plus drôles du moment, ici les instants qu’il ne fallait pas rater, là les choses dont tout le monde parle. Via un scrupuleux travail de recherche et de restitution, la télévision propose ainsi une véritable expérience “pré-mâchée” au téléspectateur. Celui-ci n’a désormais plus besoin d’être aussi attentif, critique et polyvalent puisque les émissions de zapping se chargent de l’être pour lui. De l’efficacité et de l’exhaustivité à la clé, la promesse est ambitieuse !
Si c’est bel et bien cette volonté de “tout savoir” du téléspectateur qui semble avoir été la porte ouverte à l’apparition de ces “meta-programmes”, une sélection de bribes hautement subjective et nécessairement incomplète est-elle à même de combler l’obsession d’une vue à 360° ?
Le zapping pas pour tous
Le propre du zapping en tant que émission, nous l’avons vu, est d’être constitué de fragments de flux, montés à la suite les uns des autres pour créer un nouvel enchaînement. Dès lors que l’on parle d’unités fractionnées et reconstituées, on s’inscrit dans la récupération de contenus et non pas dans la création de ceux-ci. L’idée est donc de relayer l’information, à l’image d’un retweet, sans la modifier en elle-même mais en la contextualisant différemment. Recomposer avec des produits déjà existants, le zapping se présente ainsi comme le merchandising de la télévision : de l’agencement de contenus, ni plus ni moins. Si le modèle économique est efficace – car peu coûteux – qu’en est-il de sa viabilité en termes qualitatifs ?
L’esthétique du zapping, un ensemble rythmé qui alterne des plans séquences courts, nous enjoint à envisager les informations qui nous sont données comme un spectacle fluide qui laisse peu de place à l’évaluation critique. La destruction de la trame originelle des programmes, le bouleversement du dispositif chronologique, la faible durée des séquences et le rapprochement entre des fragments aléatoires d’émissions extrêmement variées (des chaînes, des pays, des idéologies, des genres…différents) risquent d’engendrer une approche des contenus très superficielle et une perte de la qualité des informations.
Pour les programmes d’actualité dits “sérieux”, le danger est de basculer dans un infotainement gentillet, où l’information se résumerait à des extraits décousus et hors-contexte. Pour les programmes davantage axés sur l’humoristique et l’insolite, le modèle s’avère plus approprié et correspond bien à la mission récréative de la télévision, média populaire par excellence. En somme : le “zapping” comme “forme” pourquoi pas, mais tout dépend pour quel “fond”.

Finalement, la part des choses reste relativement difficile à faire. Faut-il voir dans l’avènement de ce type d’émission (auquel fait écho l’explosion des “tops” sur le net) la simple reconnaissance d’une forme médiatique courte, adaptée à notre besoin de divertissement, d’une part, et à l’exigence d’une connaissance minimale de l’actualité, d’autre part ? Ou faut-il l’envisager comme le témoin d’une crise généralisée de l’attention télévisuelle et d’une modification de notre rapport à la consommation et au temps ? La question reste entière et en attendant de trancher, continuons de zapper en paix.
Tiphaine Baubinnec
Sources
latetedansleposte.com
persee.fr
books.google.fr