Société

CURIEUSEMENT EMOTIONNEL

 
Comment institutionnaliser nos émotions ? Ces sentiments qui nous envahissent lorsqu’on regarde des images sur la situation en Ukraine, ou lorsqu’après un an de dressage, on a enfin réussi à faire ramener la balle notre toutou chéri. Tant d’affluence qu’on ne peut même plus la contrôler, qu’on ressent le besoin immédiat de l’exprimer, de la partager, pour rien ou pour réjouir l’autre, se plaindre ou demander compassion. Bref. Un sacré phénomène cette extériorisation. Surtout depuis que le Web 3.0 l’a rendu visible et publiquement partagée. Il n’a d’ailleurs pas fallu attendre longtemps pour que la recherche s’en empare : Le partage social des émotions, de Bernard Rimé (2005), traduit parfaitement cette évolution. Mais les milieux davantage professionnels n’ont, eux non plus, pu s’empêcher d’y voir une porte ouverte à la connaissance du consommateur. Ajoutons à cela des jeunes téméraires bien rodés et voilà, Wifeel est né.
Wifeel, c’est ce réseau social qui a compris (plus vite que les autres manifestement) que le « like » de Facebook était devenu trop frustrant pour tous les naissants petits adeptes de l’expressivité virtuelle. Wifeel c’est donc 50 émoticônes pour transcrire son émotion du moment et « émotionnaliser » son statut : émerveillé, séduit, coupable, bloqué, vide, bizarre…

 « La vie est un monde d’émotions que nous avons besoin de partager avec notre entourage. Et si possible à plusieurs. » Tel est le crédo du fondateur du réseau, Xavier de Fouchécour, qui semble avoir tout compris puisque selon une étude commentée par Bernard Rimé dans son ouvrage, « 96% des personnes âgées de 12 à 72 ans disent partager avec d’autres les causes de leurs émotions. 60% le jour même, 84% à plusieurs reprises ». Neuf personnes sur dix ressentiraient ainsi un « besoin naturel très fort » de partager leurs émotions et d’en exprimer la cause.  Avec l’émotion comme « porte d’entrée principal » (Influencia) le réseau Wifeel s’ancre jusqu’au bout dans cette expressivité. On y parle alors de feeltag (i.e. post), de feelspots (i.e. des lieux les plus émotionnels), de flux, de sujets, de cartes, de statistiques, tous suivis (évidemment) de l’adjectif « émotionnel ». Et tout ce petit champ lexical s’inscrit dans un ton ludique, digne de tout monde d’émotions qui se respecte.
 Si en 2005, Bernard Rimé écrivait déjà que « les personnes qui ont vécu un événement émotionnel majeur manifestent un besoin parfois insatiable d’être écoutées, de parler et de reparler de cet événement », Wifeel cristallise ce constat en s’érigeant médiateur de ce partage social, et donc en l’institutionnalisant. Mais est-ce là la seule vocation de Wifeel ? Si le réseau semble s’entourer d’une aura altruiste, n’oublions pas que l’idée de Xavier de Fouchécour lui est initialement venue « suite à la demande d’un client de son agence de communication Beaurepaire qui cherchait un moyen de comprendre comment les gens s’expriment sur leur santé lorsqu’ils sont à domicile » (alternatives blog Le monde). Fort de cette demande, Xavier de Fouchécour a pour ambition de faire de Wifeel la première plateforme universelle d’expression & de statistiques émotionnelles, puisqu’ « avec Wifeel, les émotions deviennent des données auxquelles les utilisateurs peuvent attacher #sujets, commentaires, images, lieux ». Parmi les grandes originalités de Wifeel on a donc la possibilité de cartographier émotionnellement un quartier, ou encore de proposer en retour une statistique des émotions exprimées avec la comptabilisation du nombre total d’émotions partagées et la répartition de ces dernières entre positive, négative et neutre.

Evidemment, une telle collecte de données n’est pas sans intérêt pour les professionnels, et Wifeel ne s’en cache pas puisqu’il permet de fournir aux marques une mesure tangible au capital émotionnel. Ainsi « dans une approche B to B, Wifeel permettra aux producteurs, éditeurs, marques – en ligne ou dans la vie réelle – d’offrir à leur public la possibilité de qualifier émotionnellement leur contenu et/ou d’y accéder via le ressenti des autres » dixit son fondateur. Cette même logique anime les options (payantes) « Wifeel Média » et « Wifeel In Situ ». La première permet ainsi de réagir au contenu d’un site alors que la deuxième apparaît comme un véritable « système permettant de capter et donner en temps réel un feedback visuel du ressenti associé à l’événement » sur le lieu culturel ou événementiel sur lequel l’option a été installée. L’exemple parfait d’une telle utilisation se retrouve avec l’exposition The Happy Show, de Stefan Sagmeister, qui a constitué le plus grand succès de la Gaité Lyrique depuis sa réouverture en 2011, où les visiteurs pouvaient réagir émotionnellement à plusieurs questions.
 Une campagne « happiness » Coca Cola qui avait placé l’émotion au cœur de son message (précurseur d’un mouvement amorcé par Wifeel ?), un « Happy Show » décortiquant, grâce à des phrases parfois naïves, les secrets du bonheur, un réseau social faisant du partage de l’émotion sa marque de fabrique… Le XIXème siècle fait primer la passion et on en est fier. De manière générale, confier ses émotions à ses proches n’est pas nouveau. Moins que l’expression en elle-même, c’est le moyen et surtout la portée de cette dernière qui change radicalement. Out la sphère privée et le partage « intime ». Avec le Web 3.0, les sentiments s’affichent, presque comme conséquence logique de l’affichage public permis par Facebook de l’opinion, des photos ou encore des relations.
Associé à notre ère du Big Data, Wifeel pourrait presque apparaître comme l’invention inévitable en matière de réseau. Wifeel, c’est ce besoin des annonceurs de toujours viser plus précisément, c’est ce besoin de qualitatif, c’est cette ère du social networking, c’est cette logique du participatif et du crowdsourcing. En bref, Wifeel, avouons-le, a tout compris.
 Cependant, alors qu’on s’indigne que nos données personnelles de Facebook soient partagées, pourquoi Wifeel fonctionne ? Peut être parce que, dans notre imaginaire, nos émotions sont plus dangereuses en nous que dans les bases de données des autres. Pas faux. Mais ne serait-ce pas là une ignorance du « pouvoir » de la data ?
Eugénie Mentré
Sources :
Lemonde.fr
Influencia.net
Scienceshumaines.com