Société

La presse : entre défis numériques et nécessité démocratique [Entretien avec un journaliste local]

Dans un monde où l’information circule en continu, où les réseaux sociaux bousculent les modèles traditionnels, quel avenir pour la presse écrite, et plus particulièrement la presse locale ? À travers l’interview de Benoît Marin-Curtoud, journaliste à Paris Normandie, plongez dans les coulisses d’un métier en pleine mutation. Place à l’interview:

Quel est votre parcours avant de devenir officiellement journaliste ?

Je m’appelle Benoît Marin-Curtoud, je travaille à Paris Normandie à Rouen. Concernant mon parcours scolaire, j’ai commencé par un stage de journaliste en terminale par hasard et ça m’a passionné, alors qu’avant je ne savais pas ce que je voulais faire. J’avais tout de même développé un journal lycéen, un journal (anti-establishment) qui revendiquait à la façon d’un syndicat des positions pour les élèves. Après cette expérience , j’ai su que c’était le métier que je voulais faire et donc j’ai orienté mes études en fonction de cette envie. J’ai fait hypokhâgne/khâgne à Lyon , puis un mémoire d’Histoire sur les faits divers en attendant d’intégrer une école de journalisme à Lille. Ces études m’ont orienté davantage vers la presse écrite plutôt que vers d’autres médias ( radio, agence, télé). Ensuite, j’ai été embauché en Normandie en 1994 et j’ai occupé les différents secteurs de l’actualité normande au sein de Paris Normandie ( faits divers, faits de société, secrétaire de rédaction/metteurs en page , localier..)

Racontez-moi une expérience en tant que journaliste qui vous a marqué.

Lors de mon premier poste au Havre, on était dans une époque où Internet était encore peu développé et tout se faisait par des sources qui étaient nos contacts personnels . Ils pouvaient être magistrat, police, avocat, gendarmes. J’avais réussi à développer un réseau suffisamment solide et réactif pour être au courant de tout ce qui se passait dans mon secteur. Je recevais très régulièrement des appels m’invitant à aller dans tel ou tel lieu parce qu’un crime avait été commis, parce qu’un incendie s’y était déclenché ; finalement c’était l’époque où les sources judiciaires et pompiers se protégeaient moins du regard des médias. Pour l’anecdote, j’avais un degré d’intimité tel avec mon réseau qu’un jour, je me baladais avec mon épouse et j’ai senti à l’odeur qu’il y avait un incendie en cours. Il m’a suffi de deux coup de fil pour savoir où, quand, comment, et j’étais sur place en même pas un quart d’heure.

Actuellement, comment choisissez-vous vos  sujets ?

Les sujets doivent être nécessairement d’intérêt général à la locale de Rouen. Par exemple, le départ en retraite d’une secrétaire de mairie qui a longuement travaillé pour sa commune est certes émouvant pour la commune, mais cet événement relève davantage de la commune car il ne va pas intéresser nos lecteurs au-delà de la commune concernée. On couvre les évènements et problématiques transversales aux communes comme les transports publics, l’accès à la santé et aux soins, les phénomènes de transition écologique et sociale. Ces sujets doivent rayonner sur la métropole de Rouen. Même si c’est un sujet dans une commune, il doit être suffisamment intéressant et inspirant pour les autres communes pour qu’il soit publié.

Pouvez-vous revenir rapidement sur les grandes étapes de la création d’un journal quotidien ?

C’est une œuvre collective. Tous les matins on se réunit par service pour déterminer nos sujets du jours, et on attribue un journaliste qui est chargé de couvrir cette actualité en rendant un article. L’article a une version print ( imprimé) et une version web et éventuellement une vidéo. Ces productions sont relues par le service avant d’être publiées sur les réseaux de Paris Normandie, puis d’être envoyées à l’imprimerie.

Selon vous, quelle est la différence entre les échelles des journaux ( presse locale, nationale, internationale) ?

Le métier en lui-même ne change pas : il s’agit toujours d’obtenir et de vérifier une information, peu importe si la presse est nationale, locale ou autre… Ce qui change, ce sont les champs de compétences et les sources utilisées. Une presse nationale va interviewer des responsables nationaux la plupart du temps, une presse internationale va s’occuper de géostratégie, de géopolitique, d’enjeux mondiaux. La différence est davantage une question d’échelle, que de nature de métier.

Par curiosité, vous lisez quels titres de journaux ?

Pour l’essentiel je lis Paris Normandie, Le Canard Enchaîné, Charlie Hebdo. Et ensuite, ce sont des journaux que je trouve sur Internet. J’ai parfois des lectures du Parisien, du Figaro, de Libération, de Courrier international, parfois des magazines comme Society, Le Monde Magazine. Je lis principalement de la presse francophone, mais de temps en temps quand une actualité en Angleterre m’intéresse je vais voir les sites anglais.

Actuellement, quelles sont les grandes transformations de votre métier ?

On est passé d’un métier d’artisanat à un métier d’industrie, notamment avec l’introduction des outils numériques et de la révolution annoncée de l’intelligence artificielle, qui font que nous sommes en retrait un petit peu sur l’information en tant que presse écrite. La presse écrite est un vieux média par rapport à d’autres médias plus agiles qu’on retrouve sur les Réseaux Sociaux, la radio ou même la télévision. Aujourd’hui la transformation, c’est la fragmentation du nombre de médias. Les médias traditionnels ont de moins en moins d’audience sur les réseaux sociaux. Pour caricaturer, c’est un peu une lutte entre le vieux monde et le nouveau monde qui est en train de se jouer, et c’est plutôt le vieux monde qui est en train de perdre en ce moment. Mais nous sommes convaincu qu’une information de qualité et vérifiée par des journalistes professionnels a toujours un avenir, même si son mode d’expression (est-ce qu’on va davantage être numérique, davantage être sur les réseaux sociaux… ) peut changer.

Ces transformations ont-elles des répercussions économiques ?

Avec la fragmentation du nombre de médias payants et l’irruption de médias gratuits, notamment sur les réseaux sociaux et plus généralement internet; et le fait que les personnes ont un temps disponible limité pour s’informer, l’audience des médias payants diminue énormément. L’économie des médias en est chamboulée. Cela veut dire que les médias ont aujourd’hui des problèmes de financement : ils n’arrivent pas à générer des revenus suffisants pour salarier des journalistes en France. Très régulièrement, les médias traditionnels sont obligés de supprimer certains postes de journalistes par économie.

Et donc des répercussions sociales ?

A l’évidence oui. La numérisation de l’information a des répercussions sociales quel que soit la qualité des réseaux d’informations. Tout récemment par exemple, Paris Normandie a effectué un plan social pour s’adapter économiquement à cette nouvelle forme d’expression des médias, en supprimant ce qu’on appelait les secrétaires de rédactions. Ces journalistes professionnels étaient chargés de relire et de vérifier la qualité des articles tant informationnel que rédactionnel des articles. Le pari que fait Paris Normandie ( que je ne partage pas trop) est qu’en mettant moins de moyens sur la qualité , on pourra être plus agile sur les réseaux sociaux numériques tout en faisant des économies.

Quel avenir voyez-vous pour la presse locale ?

J’ai la conviction qu’il y aura toujours un avenir pour la presse locale puisque c’est le premier échelon de la presse, et il y a une nécessité d’aller chercher l’information dans les territoires , les communes et les collectivités. C’est un travail que ne fait pas vraiment pour l’instant les réseaux sociaux. C’est la première brique informationnelle dans le paysage national. Donc il y aura toujours un avenir pour les médias locaux, d’autant que la règle qui n’est pas démentie par les réseaux sociaux, c’est que plus l’information est proche des gens, plus elle les implique et donc plus elle est recherchée. J’imagine donc toujours un avenir pour la presse locale, mais cet avenir ne va pas forcément passer par des médias traditionnels comme les journaux, mais davantage par des sites d’informations sur internet, par des réseaux sociaux d’informations, jusqu’à trouver un algorithme d’intelligence artificielle qui fera des newsletter pour chacun des lecteurs selon leurs centres d’intérêts et leur lieux de vie. Ça va être l’avenir. Mais pour fournir le contenu à ces newsletter peu importe la forme qu’elles prendront, il y aura évidemment toujours besoin de journalistes de terrain pour prendre les premières informations. On ne peut pas faire l’économie de ça, ou alors on fait l’économie complète de l’information dans les territoires. Ça peut être une deuxième option, car on voit que les jeunes générations lisent en proportion moins d’actualité locale au profit d’autres lectures. C’est un peu le danger, mais c’est parce que le temps disponible de chacun est limité et qu’on a généralement du mal à voir l’intérêt de connaître les enjeux de notre localité. C’est pourtant selon moi une nécessité démocratique pour être un vrai citoyen informé.

Y a t-il des sujets sous-estimés en Normandie ?

Un des sujet sous-estimé est l’accès égale au soin. Le modèle français a pour ambition de donner un accès facile aux soins et aux médecins, mais la Normandie s’est progressivement transformée en désert médical, avec son explosion démographique et en parallèle la raréfaction du nombre de médecins. C’est un sujet qu’on traite assez mal dans la presse locale. On essaye de se rattraper en 2025 avec une série de sujets sur ce thème, car c’est le quotidien de beaucoup de personnes que de trouver un rendez-vous pour un médecin généraliste ou spécialiste facilement, et dans des délais raisonnables.

Un petit mot pour nos lecteurs Fast’N’curious ?

Le plaisir de rédiger doit rester essentiel ! Trouver des belles formules, des belles phrases qui claquent, ça fait partie du plaisir peu importe le type de presse. Bien écrire un papier c’est beaucoup de plaisir, alors que si on fait ça un peu automatiquement on perd 90 % du sel de ce métier. Bonne lecture !

Au fil de cet entretien, on comprend les dilemmes auxquels sont confrontés les médias : Comment répondre aux défis du numérique ? Comment maintenir une information de qualité quand la pression économique pousse à réduire les effectifs ? Comment capter l’attention des lecteurs à l’ère de l’instantanéité ? Ce témoignage éclaire les enjeux d’adaptation du journalisme d’aujourd’hui et de demain, par rapport à l’époque où la presse reposait sur le carnet d’adresse et les coups de téléphone. Seul l’avenir nous dira comme la presse se réinventera au cours de ces prochaines années. Nous espérons que cet entretien écrit, un format un peu différent de d’habitude, vous a plu. A bientôt!

Ariane Marin-Curtoud

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