Instapoets VS Patriarchie
La plupart des articles du site de la photographe londonienne Georgie Wileman commencent par la même phrase : « l’endométriose touche une femme sur dix ». J’aimerais commencer cet article différemment : en moyenne, une femme doit attendre dix ans pour avoir un diagnostique correct d’endométriose.
Briser le silence
Parce que l’endométriose ne touche que les femmes, elle n’attire pas l’attention médiatique, ni, ce qui est plus grave, l’attention de la communauté scientifique. Ainsi, le travail de Georgie Wileman semble encore plus innovant . C’est par une série photographique qu’elle parvient à médiatiser cette maladie. Elle met en scène les cicatrices de ses opérations, mais aussi sa souffrance, invisible du point de vue extérieur d’un médecin : photos de la marijuana qui calme ses douleurs, photos d’elle-même en position fœtale, photos du lit visiblement habité pendant des jours… Or, comme elle le rappelle : « les femmes avec des douleurs qui ne peuvent se voir sont bien trop souvent négligées, ignorées, ou remises en doute par les médecins ».
Comme beaucoup de jeunes femmes artistes, en particulier celles qui traitent de sujets féminins et féministes,
Comme beaucoup de jeunes femmes artistes, en particulier celles qui traitent de sujets féminins et féministes, sa carrière s’est construite grâce aux nouveaux médias. Si son portrait le plus célèbre, « 2014-2017 », est exposé à la National Portrait Gallery de Londres. C’est avant tout grâce au webzine féministe Lenny’s Letter, qui exposera la série dans son ensemble en janvier, et grâce à son propre compte Instagram que G. Wieleman est connue.
Pourquoi accorder tant d’importance à un compte Instagram ou à un blog ? Parce que seules onze des artistes exposés dans le National Portrait Gallery sont des femmes. En d’autres termes, le monde de l’art traditionnel n’accueille pas les minorités à bras ouverts, alors que les médias sociaux se positionnent naturellement comme un espace accessible à l’exposition de leur créativité.
Des nouveaux médias pour du (re)nouveau en art ?
En effet, ce n’est pas la seule exposition de femmes, cela grâce à The Great Women Artist, un projet Instagram qui date de 2015. Il vise à trouver un moyen d’inscrire les femmes dans le panorama artistique, en mettant en lumière des artistes méconnues de la Renaissance comme des artistes contemporaines. Toutes ces artistes s’appuient principalement sur les réseaux sociaux pour diffuser leurs œuvres.
Avec son design épuré, centré sur l’image et la présence de légendes, Instagram en tant qu’espace médiatique se rapproche beaucoup d’une galerie virtuelle. De plus, il est libre d’accès et efface la distinction entre professionnel et amateur. Cela égalise les chances, contrairement au monde de l’art traditionnel qui repose sur le réseau de contact des artistes et donc, inévitablement, sur leurs privilèges. De plus, Internet permet aussi d’atteindre un public plus large et moins élitiste que les galeries.
Le mois dernier, pendant une semaine, les Great Women ont pu exposer « pour de vrai » à Mother London. Deux constats se dégagent de l’expérience.
Pour commencer le projet d’exposer une quinzaine de femmes (un chiffre supérieur au nombre de femmes exposées dans la collection permanente de la National Portrait Gallery dans son ensemble), n’a été adopté que pour une durée d’une semaine. L’accès est donc d’emblée très limité : c’est presque comme si la galerie n’avait pas confiance en la capacité de ces femmes à attirer les foules, alors qu’elles cumulent plus de 600 000 followers à elles seules. Ensuite, on constate que le public désire bel et bien un renouveau du monde de l’art : les salles étaient si combles qu’elles en devenaient étouffantes.
Parler d’art au 21ème siècle
Mais ce n’est pas uniquement vrai que pour la peinture et les musées. En mars dernier, pour la Journée de la Femme, c’est à un Instapoet au masculin (ces écrivains qui postent leurs courts écrits sur les réseaux sociaux) que le New Yorker a consacré un article. Rien n’a été dit au sujet des femmes poétesses.
Pourtant, tout millenial avec un compte Instagram, Twitter, Tumblr, voire Facebook a entendu parler de Rupi Kaur. Rupi Kaur est une poétesse indienne qui poste ses poèmes sur son compte Instagram. Elle a presque deux millions d’abonnés, et a vendu grâce à cela plus d’un million d’exemplaires de son recueil milk and honey.
Ce sont aussi les écrits de cette Instapoète qui sont pris en photo par la moitié de vos contacts, à côté de leur Caramel macchiato et d’un décor esthétique. Le 1er décembre 2017, Instagram affichait plus de 245 000 publications sous le tag #milkandhoney. Ses followers décuplent son audience, sa célébrité passe par des « leaders d’opinion ». Selon le modèle de Lazarsfeld, ces personnes sont vues par leurs cercles sociaux comme des références en termes de goûts dans un domaine, on se fie donc à leurs opinions. Cette notion est appliquée aux internautes par Schmutz, qui parle d’« influenceurs électroniques » à propos des leaders d’opinion des réseaux sociaux (comme sur Instagram) et des blogs et newsletters (comme Lenny’s Letter).
Cependant, on ne peut clairement séparer les réseaux sociaux des réseaux traditionnels de l’art. Après tout, beaucoup d’encre a coulé sur Georgie Wileman (dans Madame Figaro, Les Inrocks, et Le Nouvel Obs…), elle a ensuite été exposée par la National Gallery. Mais les journaux comme les galeries attendent qu’il y ait une célébrité Internet a priori pour mettre des femmes ou des minorités en haut de l’affiche. Et cela souvent dans leur filière féminine : c’est Madame Figaro qui a écrit sur cette artiste, et non Le Figaro. Il semble alors que le monde de l’art traditionnel se contente de se mettre à jour après coup, au lieu d’utiliser les réseaux sociaux pour innover. Cela est probablement à son désavantage, surtout à la vue du succès franc des expositions de ces artistes underground.
Léa Andolfi
Sources :
Maud Darbois, « Vivre avec l’endométriose : une photographe raconte son quotidien en images » Les Inrockuptibles, 29/11/17, consulté le 2/12/17
Hedy Mowinckel, « A Review of The Great Women Artists at Mother, East London », Arteviste, 29/10/17, consulté le 2/12/17
Harriet Ghaui, « The Great Women Artists: Women on Instagram », The Tung, 19/11/17, consulté le 2/12/17
Trista Mateer, « Why Did The New Yorker Celebrate This ‘Male Feminist Poet’ On International Women’s Day? », Thought Catalog, 18/3/17, consulté le 2/12/17
Arièle Bonte, « « Instapoet » : Rupi Kaur, Orion Carloto… 4 poétesses à suivre sur Instagram », RTL Girls, 20/03/17, consulté le 2/12/17
Rémy Rieffel, Sociologie des médias, Ellipses, septembre 2015
Katy Hessel (fondatrice de The Great Women Artist), « How has Instagram enabled female artists globally to thrive? », It’s nice that, 10/11/17, consulté le 2/12/17
Crédits photos :
Image de couverture : Alice Skinner: how I sleep at night knowing that strange men on the internet hate me for existing
Blog de Georgie Wileman
Photo de l’Instagram de The Great Women Artist