Culture

Drag Race France, de l’underground à la vitrine. Paradoxes de la médiatisation du drag.

Drag Race France's Nicky Doll gets honest about new judging role

Comme le dit Nicky Doll, « Et que la meilleure drag queen gagne ! ».  Mais comment définir la « meilleure » drag queen ? Sur quels critères sont-elles évaluées ? Gagnent-elles vraiment au mérite ? Ces dernières années, l’émergence des différentes franchises de Rupaul’s Drag Race a positionné l’art du drag sur le devant de la scène, notamment en France avec le succès de Drag Race France, émission présentée par la drag queen Nicky Doll. Ce nouvel engouement pour ces pratiques underground offre un espace de visibilité sans précédent à un art marginalisé et jusqu’alors peu reconnu en tant que tel. Pour ne rien enlever à cet élan d’acceptation et d’ouverture à la communauté queer, Drag Race France est diffusé sur France Tv, une chaîne publique, traduisant peut être une volonté d’inclusion et de reconnaissance vis à vis de personnes souvent peu favorisées par l’opinion publique. Sous les paillettes et le glam, il ne faut toutefois pas oublier que Drag Race est un programme de télé-réalité soumis à des injonctions sociales et financières. Il n’est donc pas étonnant qu’une forme de lissage de cet art soit instaurée à travers les commentaires des juges sur ce qui est accepté ou non, sur ce qui définit une « bonne drag queen ». Cela relève probablement d’une volonté de rendre plus acceptable cette pratique aux yeux du plus grand nombre mais ce n’est pas sans dénaturer quelque peu cet art célébrant avant tout la différence de chacun·e ni sans maintenir dans l’ombre tout un pan de l’art drag. 

Une émission calibrée pour le divertissement. 

Si les émissions et franchises de Drag Race donnent accès aux pratiques drag ainsi qu’à l’envers du décor au grand public, c’est toujours dans le cadre du divertissement et de la télé-réalité. Cette médiatisation qui se veut inclusive permet de rendre cet art marginal plus familier et accessible à un public plus étendu et résulte probablement d’une volonté de dé-diaboliser le drag, de le dé-sexualiser, en espérant sa reconnaissance à part entière en tant qu’art. Malgré tout, cela impose de se conformer à des codes plus large et de respecter l’avis de l’audience quant aux victoires des drag queens. Ainsi, il ne faut pas sous-estimer le storytelling journalistique inhérent à ce type d’émissions ou encore l’importance des choix de production dans le succès de telle ou telle drag queen. 

Pour se pencher plus particulièrement sur le cas de Drag Race France, la saison All Stars sortie cet été prouve combien l’avis du public détermine le parcours des concurrentes. Certaines queens considérées plutôt comme des underdogs, Misty Phoenix et Elips, ont particulièrement brillé cette année alors qu’elles n’avaient pas remporté beaucoup de challenges dans leurs saisons respectives. Sans aller à l’encontre du mérite de ces queens de grand talent, on peut avancer que leur parcours sensationnel est en partie dû à une  large communauté de fans qui espérait les voir gagner après avoir été déçu·es qu’elles manquent de reconnaissance dans leurs premières saisons.  

Selon la même logique, alors que tout portait à croire que Piche serait une front-runneuse de taille dans ce All Stars suite à sa popularité sans précédent dans la saison 2, elle a été écartée du podium de finalistes suite à un accueil plutôt défavorable du public.  

Il faut bien se rendre à l’évidence, Drag Race France reste avant tout une émission de télévision, guidée par un plan établi et sur laquelle pèsent de nombreuses contraintes. 

Au delà du choix des gagnantes et des perdantes, c’est la richesse de l’art du drag qui est mise en jeu et pillée puisqu’il n’est pas représenté dans son ensemble. 

L’esthétique d’abord révolutionnaire du drag est en effet contrainte de se conformer à certains codes sociaux pour être tolérée et appréciée. 

Sous-couvert de la compétition entre drag queens, une esthétique particulière de drag est prônée, au détriment de la diversité artistique qui sous-tend cet art et lui donne toute sa richesse.  Ainsi, on remarque que les drag queens reproduisant les codes du genre féminins sont largement plus appréciées et valorisées que celles s’éloignant des normes de genre binaires (masculin/féminin) pour se tourner vers un mélange plus androgyne, vers la création de créatures,  ou bien vers une esthétique alternative. (IMAGES ?) 

Pour parler en termes queer, on note une favorisation esthétique de la fashion queen ou de la pageant queen au détriment du drag freak, du drag alternatif, du drag cabaret, du drag club kid et bien d’autres. 

Ainsi, il ne faut pas oublier que Drag Race France (ou tout autre franchise) n’est qu’un échantillon non représentatif de l’art drag, sorti de sa sphère initiale, débordant vers le mainstream et la pop culture, pris dans des logiques de capitalisation. 

La mainstreamisation de cet art underground pose donc une tension entre visibilisation, reconnaissance et appropriation. Cet art par nature anticapitaliste semble devenu une industrie et l’acte de résistance en est transformé en produit de consommation grand public. 

Drag Race ne peut être qu’un tremplin d’incitation à soutenir l’art queer et Nicky Doll ne manque pas de rappeler régulièrement à son audience que le drag à la télé c’est bien, mais quil faut le vivre en vrai et soutenir les scènes locales. Soutenir les scènes locales, oui, mais pourquoi quand ce type de divertissement peut être visionné gratuitement depuis son canapé ?

Le drag, entre acte militant et produit culturel grand public

Vous l’aurez compris, le drag que l’on voit depuis chez nous, diffusé sur une chaîne de télévision publique est soumis à un prisme médiatique. Si le casting est relativement diversifié et inclusif, il reste majoritairement composé d’hommes cis blancs, bien qu’ils soient homosexuels. 

Cette sur-représentation des hommes cis blancs peut paraître étrange quand on sait que le drag est en partie né d’un milieu subversif et principalement racisé qui n’est donc pas vraiment représenté. Le casting des participantes semble donc adapté pour convenir à un groupe majoritaire correspondant à une population dominante cis et blanche, ce qui donne presque un sous-texte ironique : oui, nous faisons du drag, mais pas d’inquiétudes nous sommes des hommes blanc cis qui se maquillent pour s’amuser, rien de plus. 

The Ulimate 'Paris Is Burning' Viewing Guide
Out magazine – extrait de Paris is Burning 

Ce caractère presque frivole construit par les perruques, les talons strassés et le makeup ne doit pas cacher le drame qui sous-tend l’art du drag. Cet art se développe sur la scène ballroom dans les États-Unis des années 1980, presque en parallèle de l’émergence des études de genre. Conçues pour être un safe space et une reconstitution du modèle familial, les Houses composant la scène ballroom sont d’abord un espace d’expression, de liberté et un refuge pour celleux qui en sont membres. Ces maisons de substitution sont l’oeuvre d’une communauté queer racisée ne trouvant pas sa place dans une société à la fois blanche et hétérosexuelle.  

L’art drag et plus largement la scène ballroom questionnent les grands concepts de féminité, masculinité, hétérosexualité et blanchéité. C’est dans cette même temporalité, à la fin des années 1990 que la pensée queer est théorisée par des autrices comme Judith Butler (Trouble dans le genre, 1990) ou Monique Wittig (The Straight Mind, 1992), exposant le contrat hétérosexuel comme un régime poitique. 

Dès lors, le genre progressivement pensé comme une construction sociale et le fait d’afficher publiquement un autre contrat de genre que celui qui nous est assigné s’affirme comme une revendication politique. Le corps devient l’étendard politique de cette communauté marginalisée qui souhaite casser les codes sociaux binaires et la scène ballroom s’impose comme intrinsèquement politique. 

Cette déconstrustruction du patriarcat et des injonctions féminines ou racisées sur l’appropriation de l’espace et des corps se voit remise en question dans Drag Race France qui compte, sur 4 saisons et 31 candidates, uniquement 6 queens racisées et 2 femmes transgenre. On constate donc sans difficulté que le show est mené par une majorité d’hommes blancs et exclut les hommes transgenres. Par ailleurs, il est important de souligner que l’art du drag ne se limite pas aux drag queens et que les drag kings sont presque absents de Drag Race France (à l’exception de deux apparitions en tant qu’invités).

Médiatisation du drag et hégémonie culturelle : une visibilité sous conditions.

La franchise Drag Race permet au drag d’exister hors de la ballroom et du cabaret et ouvre les portes de cet art niche à tous –  une visibilité qui se révèle à double tranchant. De nouveaux publics extérieurs sont alors touchés et cela mène à une forme d’appropriation culturelle par la classe dominante. En effet, l’appropriation culturelle débute quand il y a capitalisation et profit (matériel ou symbolique) d’éléments de culture d’un groupe dominé par le groupe dominant. Habibitch, artiste et activiste queer décoloniale inscrit même cette dynamique dans un continuum colonial. Gagnante de la saison All Stars 2025, Mami Watta nous fait part de l’importance de penser à la raison d’être du drag, à ses origines et à son aspect politique, sans lesquels le drag n’est plus qu’un produit marchand de divertissement.  Elle ne cache pas son souhait que le drag ne soit pas sur-médiatisé afin qu’il demeure un art underground queer exercé par et pour une communauté spécifique et ne tombe pas dans les codes d’une culture télévisuelle. La scène ballroom et le drag sont ouverts à tous mais doivent rester un espace de sécurité hors du système hétéro-normatif. 

Si elle y fait allusion, l’émission Drag Race France ne cherche pas activement à puiser dans l’héritage de l’histoire LGBTQI+ et préfère se tourner vers des imaginaires consensuels. Les projecteurs sont par exemple davantage tournés vers le voguing, une forme de danse, que vers la ballroom dans son ensemble, comme célébration de la culture queer. 

Ce n’est pas sans incidence puisque la drag queen Soa de Muse a dénoncé dans Médiapart le racisme systémique dont les drag queens sont victimes. Après la première saison de Drag Race France, alors que les deux autres finalistes Paloma et La Grande Dame – toutes deux blanches – ont été régulièrement invitées sur les plateaux télé, Soa a vécu une invisibilisation médiatique et a bénéficié d’une exposition bien plus limitée. À une toute autre échelle, le départ de Kiddy Smile, figure queer racisée et visage éminent de la communauté ballroom au profit de Shy’m, chanteuse de variété et vidéaste de mode invite à la réflexion. 

Belle victoire de représentation pour la communauté queer, Drag Race France reste un dispositif médiatique soumis à des injonctions et affecté par des logiques de capitalisation. De ce fait,  il est crucial d’apprécier cet art de manière consciente et éclairée, en étant conscient·es des enjeux qui lui sont liés. 

Sources

Articles : 

https://www.mediapart.fr/journal/france/290623/queens-et-noires-comment-les-cliches-racistes-s-infiltrent-jusque-sur-les-scenes-du-drag

https://formation-exposition-musee.fr/l-art-de-muser/2615-le-drag-et-la-scene-ballroom-entre-divertissement-politisation-et-art

https://www.streetpress.com/sujet/1705402131-soa-de-muse-grande-gueule-drag-francais-militantisme-spectacle-art

Ressources vidéo : 

Paris is Burning, Jennie Livingstone, 1991. 

Autres : 

https://rupaulsdragrace.fandom.com/wiki/Drag_Race_France_

Instagram : interview de Mami Watta par Mathis Grosos (@mathisgrosos) 

Héloïse Durand

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