Flops

Salafistes, la puissance de l'image

Le mois de janvier a, comme toujours, connu de nombreuses publications ou sorties d’œuvres culturelles et politiques – et des polémiques qui les accompagnent. Les bruits autour d’un film sorti récemment sous un titre plutôt accrocheur et déstabilisant sont probablement parvenus à vos oreilles. Salafistes, un documentaire de François Margolin, nous plonge au cœur du djihadisme au Mali et a pour objectif principal de dévoiler la réalité d’une forme de terrorisme de beaucoup méconnue. 
 Pourquoi un tel tollé sur ce film qui a pour vocation d’être un documentaire sur un monde terroriste que trop peu connaissent ? 
 Un documentaire qui fait l’effet d’une bombe
Salafistes a été décemment sorti dans le contexte de tension politique que nous connaissons, à la suite des multiples attentats terroristes à l’échelle internationale depuis plus d’un an maintenant. Sa sortie était réfléchie et les réalisateurs étaient forcément conscients du débat que provoquerait la sortie du film. Et c’était bien là l’objectif affiché des réalisateurs, qui soulignent avant tout un acte citoyen, de salut public : parler des dessous du terrorisme, pour éveiller les consciences à des aspects méconnus du terrorisme et participer à l’enrichissement du débat autour du terrorisme en société. Mais en terme d’agenda médiatique, le film ne pouvait s’attendre à une semaine aussi chargée en terme de polémiques concernant le terrorisme.  En effet, il est révélé peut de temps avant l’intervention politique de Najat Vallaut Belkacem, ministre de l’Education nationale, dans le Supplément de Canal +, dans laquelle les propos d’Idriss Sihamedi, dirigeant de l’association humanitaire islamique Barakacity, font scandale.  
 La sortie de Salafistes s’inscrit donc dans un contexte tendu. Le documentaire retrace, du Sahel à la Syrie en passant par l’Irak et la Tunisie, la pensée de cette mouvance terroriste. Comme dans tout documentaire, François Margolin, assisté du journaliste mauritanien Lemine Ould M. Salem, affichent clairement leur volonté de révéler les dessous, même choquants, de cette organisme de terreur. Après visionnage, la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, a déclaré déconseiller la diffusion du documentaire aux personnes de moins de 18 ans. Cette décision est-elle légitime de par la violence des scènes présentes dans le film ou cette censure est-elle une atteinte à la liberté de chacun d’être conscient des enjeux actuels ? 
 Un sujet clivant
 Le documentaire a essuyé de nombreuses réserves concernant la diffusion de la violence salafiste comme œuvre culturelle dans les salles de cinéma. Nombre de personnes ont dénoncé la présence de scènes trop choquantes, beaucoup d’autres ont aussi fait valoir que ce documentaire était en réalité une plate-forme de propagande gratuite pour Daesh. 
 Qu’en penser ? Si les avis divergent sur la question, la presse semble prendre parti à l’unanimité pour la défense la liberté d’expression. 
 Décrire ce film comme vecteur de la communication de Daech c’est faire le postulat que son public peut se laisser influencer par les propos tenus par les prédicateurs, s’insérer dans une vision tchakhotinienne avec un viol psychique du public et soustraire aux français leurs capacités réflexives. Les réalisateurs s’insurgent «  Dire que pour les adultes, cela va, mais pas pour les jeunes, c’est le principe même de la censure. Or, je pars du principe qu’il faut prendre les spectateurs pour des gens intelligents, quel que soit leur âge. » 
 Le langage des ministères oscille entre abérration devant la brutalité des images et dénonciation d’une présumée apologie du terrorisme…pour finalement aboutir à une exploitation dans un nombre restreint de salles réservé à un public majeur.  
 Si l’on condamne la violence du réalisme du documentaire de François Margolin, comment dès lors justifier du réalisme journalistique quotidien, parfois aussi choquant que le film Salafistes ? On pense notamment aux Unes récentes affichant la photo « choc » du petit Aylan sur les plages d’Egypte, ou encore de la récente campagne de Reporters Sans Frontières.

Comment expliquer qu’un documentaire, qui respecte une même déontologie journalistique que le journalisme de la presse écrite, connaisse davantage de censure que la presse écrite nationale ? La violence de l’image est-elle acceptée quand elle est seule, au dépit du reportage de terrain qui repose tout entier sur elle ?
L’image tue
En refusant la diffusion du documentaire et en déplorant la présence d’une voix-off encline aux commentaires qui contre-balanceraient la logohrrée islamique, serait-ce sous-entendre que chacun des français est en puissance un terroriste ? Cela reviendrait à faire de l’image un vecteur plus puissant qu’elle ne l’est en réalité.
Dans Imaginaire et Post-modernité  Michel Maffesoli parle de l’image comme un mésocosme entre le microcosme personnel et le macrocosme collectif, «  un monde du milieu qui fait un lien, établit une relance » Ainsi l’image n’aurait donc, selon M. Maffesoli, aucune proximité avec ces idéologies, il n’y aurait donc aucune raison d’émettre des réserves sur les finalités que peuvent avoir la vue de ce film sur un public lambda dont l’horizon d’attente serait critique !
Dans la classe politique aussi bien que chez les journalistes ou dans l’opinion publique, le sujet est brûlant et inévitablement clivant. Cependant, si le but était de masquer dans les méandres du silence ce documentaire pour en limiter l’impact, l’importante couverture médiatique autour de ce film contribuera sans doute à provoquer l’effet inverse.
Jérémy Figlia 
Sources: 
http://www.bvoltaire.fr/dominiquejamet/salafistes-nest-censurant-realite-quon-change,2350001
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1475025-salafistes-interdit-aux-de-18-ans-insense-notre-2 documentaire-est-un-acte-citoyen.html 
http://www.msn.com/fr-ca/actualites/photos/salafistes-on-a-risqué-notre-vie-pour-montrer-ce-que-3 pensent-ces-gens/vi-BBoJxnh?refvid=BBoDbEc
Serge Tchakhotine, Le viol des foules

Invités

Les attentats du 13 novembre 2015 à Paris: un événement hybride entre violence et communication

En une soirée, le 13 novembre dernier, les attaques de l’Etat islamique (EI) à Paris ont tué 130 personnes. Depuis 1980, 57 victimes d’attentats étaient à déplorer en France. Tout est dit. En janvier, la liberté d’expression, la laïcité, l’intégration, l’éducation avaient nourri les débats. Cette fois, la pensée s’est figée. Le mode opératoire a été sophistiqué. Il a synchronisé assassinats à bout portant et prise d’otage de plusieurs heures, ce dans des lieux différents et emblématiques de notre art de vivre. La mise en scène qui en a résulté rappelle à quel point le terrorisme se donne toujours en tant qu’hybride entre violence et communication. Elle souligne aussi, désormais, la propension de ce « spectacle » à s’inscrire dans notre système informationnel en continu. Outre la dimension communicationnelle dont elles sont donc porteuses, ces actions terroristes peuvent se concevoir comme le marqueur de deux mécanismes de redimensionnement simultanés et interdépendants : d’une part un décloisonnement géographique entre «  ici » et « là-bas », d’autre part une série de basculements politiques et psychologiques qui ne sont pas sans poser question.
En consacrant le continuum opérationnel entre « ici » et « là-bas », c’est-à-dire entre nos terrasses de café ou salles de concert et la géopolitique du Moyen-Orient, l’EI a exhibé sa marque de fabrique. Deux points sont ici essentiels. Premièrement, cette violence nomade, interne-externe aux Etats, située entre guerre de religions, d’intérêt et de civilisation, plonge ses racines dans tous les comptes non soldés des colonisations et prédations des empires qui se sont succédé et confrontés dans la région depuis l’Empire Ottoman. Deuxièmement, en pariant à la fois sur la radicalisation des populations d’origine arabo-musulmanes en Occident (et surtout en France) et sur un djihad de proximité contre tous les régimes « apostats » de la région, l’EI capitalise aussi sur la tendance répétée des grandes puissances à sous-estimer la capacité phénoménale du terrorisme islamiste à s’adapter à l’Histoire, à muter tel un virus (car l’EI n’est pas Al Qaida). D’autant qu’aucune des aventures militaires entreprises depuis 35 ans (de l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979 aux actuelles frappes aériennes en Syrie et en Irak) ne s’est jamais accompagnée du moindre projet politique crédible et constructif à l’attention des populations. Ensuite, la force d’attraction de l’EI conçu comme utopie, et son prestige auprès de ses cibles se nourrissent en permanence de deux processus : d’un côté une lutte militaire héroïque contre les aviations les plus puissantes du monde et de l’autre la « perte de sens » qui affecterait nos sociétés consuméristes et oublieuses de toute transcendance. En ce sens, l’irruption de la figure du kamikaze est porteuse un message : donner à sa propre mort un sens que sa vie n’aura jamais. C’est donc une combinatoire inédite qui confère au terrorisme de l’EI sa média génie macabre : un socle territorial irako-syrien à partir duquel une mystique de la conquête et une vision eschatologique de l’Histoire font que commettre des attentats à l’étranger signifie à la fois riposte militaire et propagande.
Pierre Nora a parlé récemment d’une « signification historique géante » dépassant la « péripétie ». Il est vrai que la profonde blessure collective infligée à notre démocratie induit une série de basculements politiques et psychologiques qui ne sont pas anodins au sein de notre société où le « nous » s’est fragilisé. La tension est inhérente à la rencontre entre Etat de droit et état d’urgence ; le lien est ténu entre désordre sécuritaire et désordre électoral. Alors que dire de la proclamation répétée d’un état de « guerre » par François Hollande ? D’ordinaire, toute crise appelle de la part des politiques des discours régulateurs qui oscillent entre logiques d’identification (émotion, pathos…) et stratégies de distanciation (rationalité, explication…). Si ces discours parviennent à construire une relation avec le public, ils vivifient l’image du politique. D’autant que les institutions de la Vème République y sont propices. L’embellie sondagière de l’Elysée le montre. Pourtant, la sociologie du terrorisme de l’EI évoquée plus haut ne peut que rendre très illusoire cette performance communicationnelle, car il est impossible de contrôler durablement l’interprétation qui sera faite (dans l’opinion, dans les médias) des tensions fatales qui sont à l’œuvre entre deuil et guerre, entre Etat de droit / état d’urgence. Surtout si d’autres actes se produisent.
Isabelle Le Breton
Maître de conférences au CELSA
LinkedIn