Société

Où ça des égéries seniors ?

« On assume de montrer les stigmates de la vieillesse, qui ne sont pas dénués de charme. En fait, l’excentricité est devenue la jeunesse de la vieillesse », tels sont les propos de Gianni Haver, sociologue de l’image à l’UNIL.
De plus en plus de marques utilisent des égéries seniors pour les représenter. Pourquoi le choix de cette esthétique, au-delà d’une aspiration globale pour le rétro : différenciation, nouvelle cible ? D’un point de vue marketing, comment faire rêver le consommateur en lui montrant ce qu’il redoute de devenir ?
L’évolution réside principalement dans le fait que les produits promus correspondent peu aux produits type destinés à ces cibles (soins, médicaments). Cela permet de cibler une tranche de la population souvent oubliée des publicités actuelles.

Plus marquée que dans les campagnes intergénérationnelles des clans Dolce & Gabbana ou Tommy Hilfiger, la tendance du mannequin senior permet aux marques de se différencier, de répondre à un besoin d’authenticité, de lien social, de valeurs ancestrales en écho avec l’expérience vécue et la transmission. L’âge devient davantage synonyme de sagesse et de relai entre plusieurs générations, que de vieillesse.
Des seniors inconnus aux mannequins vedettes
En 2014, American Apparel choisit comme égérie Jacky O’Shaughnessy, remarquée dans un restaurant. Cette dernière alimente la polémique via des postures provocantes relatives à l’esprit American Apparel, mais les clientes s’identifient au mannequin : « Je veux être Jacky quand je serai vieille (@KellyMarie) ».

Les ambassadrices présentées sont admirées pour leurs looks excentriques, fascinants. Elles incarnent des icônes inspirantes, opposées à l’image traditionnelle de la vieillesse. Dans cette optique, des agences de mannequins seniors, comme Masters lancée par l’Agence Contrebande, apparaissent.
La marque peut également choisir de s’associer à une artiste afin de faire fusionner leurs œuvres et éclipser l’aspect physique au profit de l’intellect. Céline a ainsi choisi l’écrivain Joan Didion (80 ans, The Last Thing He Wanted (1996), Democracy (1984), The Year of Magical Thinking (2005)). De même, les campagnes Saint Laurent affichent le visage de Joni Mitchell (71 ans, musicienne et peintre canadienne), et l’ancienne danseuse Jacqueline Murdoch (82 ans) pose pour Lanvin (2013).

Dans la même optique, les mannequins du défilé Jean-Paul Gaultier automne-hiver 2011-2012 portaient des chignons poudrés de gris. Deux ans plus tard, la marque mettait en scène une image de la diversité : des enfants, des albinos et des femmes aux chevelures blanches.
Advanced Style, le blog à l’origine de la nouvelle esthétique du senior
L’origine de cette tendance peut être liée à l’œuvre d’Ari Seth Cohen, créateur en 2009 du blog Advanced Style. Arrivé à New-York en 2008, il raconte « J’ai vu toutes ces dames incroyablement lookées dans la rue et j’ai instinctivement eu envie de les photographier, de les faire parler. »

« À des années lumières des jeunes mannequins qui changent de look au rythme des campagnes pour lesquelles elles travaillent, les femmes que je photographie cultivent leur style, et l’expriment de manière très créative. (…) Ces femmes sont magnifiques. (…) Le plus incroyable, c’est d’entendre des trentenaires se dire impatientes de vieillir quand elles regardent mon blog. »
S’en suit la publication en 2012 d’un livre de portraits, ainsi que d’un documentaire. L’image qui s’en dégage est celle de femmes décomplexées, suivant leurs envies en opposition aux dress-codes et diktats de la mode en vigueur.
On peut également citer le documentaire Fabulous Fashionistas concentré sur des « vieilles dames stylées » (2013) ou la marque MAC qui choisit en 2011 comme égérie Iris Apfel (90 ans), décrite comme « L’oiseau rare de la mode » ou « la nonagénaire la plus branchée de la planète ».

Une explication plus rationnelle : le vieillissement de la population
Au-delà de ces précurseurs, différents facteurs expliquent cette tendance. Elle répond à des critères démographiques non négligeables, à savoir un vieillissement de la population, une hausse de l’espérance de vie (3 mois par an) et de la qualité de la santé. Les marques souhaitent donc capter le pouvoir d’achat des baby-boomers, mais également celui des personnes s’identifiant à ces égéries, lassées du jeunisme.
En 2010, un quart de la population était âgé de 60 ans et plus (source : INSEE). 800 000 personnes fêtent leurs 50 ans chaque année. Les plus de 50 ans représentent une cible riche, disposant de 35 à 55% du pouvoir d’achat disponible. Ils représentent 48% des dépenses de consommation (source :TNS Sofres). Ce pouvoir d’achat se retrouve sous l’appellation « silver economy » (« domaine ou ancien et neuf sont associés dans une optique de simplification, de mieux-être au quotidien. »).
Il y a donc pour les marques un intérêt grandissant à s’adapter à cette évolution sociétale et démographique. Cette transition représente cependant un risque pour les marques : le risque de vieillir leur image, de perdre une partie de leur cible initiale en voulant l’élargir aux personnes âgées.
A long terme, quel avenir pour les mannequins seniors ?
Cette tendance initie un renversement des canons de beauté et une nouvelle définition des codes de la publicité. Cela favorise une évolution des critères de beauté traditionnels, en écho avec la campagne Dove, pour toutes les beautés (2005).

A long terme, quel avenir pour les mannequins seniors ?
Cette tendance initie un renversement des canons de beauté et une nouvelle définition des codes de la publicité. Cela favorise une évolution des critères de beauté traditionnels, en écho avec la campagne Dove, pour toutes les beautés (2005).
Il faut notamment souligner que les marques ont peu d’expérience dans le marketing des seniors, leurs cibles sont souvent vues comme plus jeunes et plus actives, en concordance avec le jeunisme ambiant. Le sujet demeure donc frileux pour de nombreuses entreprises.
Cela demeure paradoxal car cette utilisation de la vieillesse devient résolument moderne. Naturel et décomplexé, le senior fait vendre.
Si les seniors sont présents dans une campagne, on remarque que très rapidement les jeunes mannequins répondant aux canons de beauté traditionnels reprennent le dessus. Finalement, ce passage du jeune au senior sous les lumières n’est-il qu’éphémère ? Que penser de cette temporalité limitée, de cet instant de célébrité accordé à l’esthétique de la vieillesse ?
Clarisse de Petiville
Sources
mastersmodels.com
cleirppa.fr 1, 2, 3, 4
Crédits photos
shopwithelisabeth.com
vogue.it
style.com
advancedstyle.blogspot.fr
lifeofamodernhousewife.com
culturebox.francetvinfo.fr

Gonzo 2014
Société

LE GONZO, CRU 2014

 
Peut-on être gonzo en 2014 ? Regards sur trois magazines français aux méthodes proches de celles d’Hunter S. Thompson — VICE France, Brain Magazine et Gonzaï.
« Le reportage gonzo allie la plume d’un maître-reporter, le talent d’un photographe de renom et les couilles en bronze d’un acteur. » Voici l’audacieuse définition donnée par Hunter S. Thompson au genre journalistique qu’il a fait naître, au fil de ses errances sous diverses substances psychotropes dans l’Amérique sixties underground de la contre-culture. « The Kentucky Derby Is Decadent and Depraved », l’article fondateur du gonzo, est une étrange épopée alcoolisée qu’il rédige en 1970, alors qu’il se rend au derby du Kentucky avec le dessinateur Ralph Steadman, son inséparable comparse. Ce texte hors-norme, d’un cynisme désopilant, où les visages et le temps se dilatent jusqu’au vertige, dresse le tableau d’une Amérique dégénérée dont les habitants s’accouplent entre eux en vomissant du whisky, sans même se soucier des chevaux sur lesquels ils parient.
Le journalisme gonzo prône l’immersion totale dans le sujet traité (Thompson vécut un an avec les Hell’s Angels en 1964, afin d’enquêter sur ce mythe clef de la culture américaine), l’hyper-subjectivité et son cortège de débordements autobiographiques, et accorde une place de choix à la prise de substances variées. Le style à vif, halluciné, à peine retouché, romance la réalité sans s’en cacher, à coups de figures grotesques et d’expressions savoureuses qui laissent au slang la possibilité de vibrer. Cette nouvelle façon de penser l’investigation révolutionne les codes déontologiques de la profession, puisque le journaliste n’est plus tenu de rendre compte des faits dans leur stricte réalité, ses sensations prenant le pas sur l’impératif de fournir une information objective.
Inimitable, la saveur si particulière du gonzo fit fureur dans les années 1960-1980, notamment en France, où elle fut adoptée par des journalistes comme le dandy moribond Alain « Death Trip » Pacadis chez Libération. Pourtant, en 2007, quand débarque la version française de VICE, magazine mensuel gratuit international, la tradition gonzo hexagonale bat de l’aile, se cantonnant aux critiques musicales. On assiste cependant cette année-là à la naissance de Brain Magazine, webzine gouailleur qui fait son miel des recoins sombres « des Internets », et de Gonzaï, partagé entre le culte de Thompson et le désir de faire découvrir « les tendances du futur. » Ces trois médias adoptent les méthodes de journalisme gonzo. Sept ans plus tard, leur succès ne fait plus aucun doute : VICE France, modèle du genre, jouit de près d’un million de visites par mois. La « Page Pute » de Brain est devenue une référence, dans un certain milieu parisien branché. Gonzaï quant à lui, cultive un caractère intimiste, à travers de longs articles racés et littéraires.
Avec leur ton très particulier, parfois potache parfois vulgaire, leurs sujets insolites voire absurdes, ces médias ont perduré dans le paysage médiatique. Pourquoi les Français sont-ils si friands d’une information qui tient de l’anecdote, underground et déjantée ? Argot, humour wtf, culture du « n’importe quoi n’importe comment », techniques d’immersion : ils se sont réappropriés les codes gonzo, mais que reste-t-il de l’esprit libertaire de l’époque, son message d’émancipation et de revendication d’une culture en marge ? L’existence de ces médias serait-elle symptomatique d’une nouvelle façon de s’informer, rendue possible par le web, en boudant les journaux classiques ? Seraient-ils révélateur des aspirations de notre génération ?
VICE France relaie les articles de la version américaine du magazine, aux sujets délirants, présentés dans un style halluciné, très proche du parlé. Les interviews sont sommairement retranscrits et relèvent plus de la conversation amicale que de l’interrogatoire. Les célèbres « DO & DONT’s » proposent une série de photos d’inconnus légendées avec acidité et cynisme.

Auto-proclamé « le guide de la connaissance ultime », VICE se déguise en guide d’une génération, pour l’accompagner dans ses pérégrinations quotidiennes, en se moquant toujours d’elle.

Le webzine doit en partie son succès à des documentaires uniques, abordant des thématiques actuelles depuis son propre prisme d’observation. La vidéo aboutit le désir d’immersion journalistique gonzo, pour des sujets que Thompson n’aurait sans doute pas reniés.
VICE prétend toucher à tous les domaines culturels et tous les supports médiatiques, comme le montre la barre d’onglets (NSFW, qui signifie « not safe for work », aborde la représentation de la sexualité contemporaine).

Brain Magazine revendique le décalage, créant son propre langage : La « Page pute » et son pendant la « Page président » – diptyque d’une époque ? Sous couvert de rires gras qui tachent, c’est pourtant presque une poétique du web qui y est esquissée, où chacun est plus laid que soi, cependant bien solitaire derrière l’écran.
Voix issue d’une génération bien définie, à laquelle elle s’adresse en la tutoyant, Brain s’efforce de présenter l’information d’un point de vue subjectif, privilégiant le vivant (entretiens, courts articles…) et l’actualité artistique.

Sous l’égide d’Hunter S. Thompson en personne, Gonzaï revendique haut et fort son appartenance en mouvement gonzo. Esthétique et lettré, ce média présente de nombreux articles sur les années 60-70, et tente de tresser leur esprit à celui des productions culturelles actuelles. Il s’intéresse particulièrement à la musique, mais reprend à son compte la revendication d’une contre-culture en faisant la belle part à la BD, les séries et autres genres considérés comme mineurs.

Un nouveau dispositif d’information révolutionne nécessairement l’usage que l’on en fait. Internet a donc rendu possible le floraison de médias qui se chargent de rendre justice à ce que d’autres jugeraient anecdotique, tandis que, renforcée par les réseaux sociaux, la culture de la subjectivité est devenue de mise. Le gonzo 2014 serait ainsi cette attention portée à la marge, à l’autre côté de la barrière, comme un symptôme du désir d’une génération de voir encore plus large, loin des sentiers battus et des codes imposés. La recherche de l’authentique, du romanesque, sans égard pour les convenances : comme le disait Thompson, « The wilder it is, the better it gets. »
 
Agnès Mascarou
Crédits photos :
Vice, Gonzaï et Brain