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Agora, Com & Société

En guerre contre la troisième révolution industrielle

Baudelaire fustigeait le progrès : selon le poète, « cette idée grotesque » était le germe de la décadence, une funeste confusion de la matière et de l’esprit, ce qui finirait par avilir l’humanité au lieu de l’affranchir.
Du luddisme à la Silicon Valley
Bien avant l’arrivée des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), de la démocratisation d’internet et des smartphones, le sociologue Jacques Ellul parlait dès les années 1970 du basculement de la « société industrielle » vers ce qu’il appelait « la société technicienne ». Sa théorie : tout reposerait sur les réseaux d’information et non plus sur les circulations de marchandises. En somme : l’avènement de la société de communication, dont le plus grand promoteur est Jeremy Rifkin et sa notion de « Troisième Révolution industrielle », une nouvelle révolution qui se distinguerait par le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication.
A chaque révolution sa contestation. La technophobie contemporaine serait-elle une nouvelle forme de luddisme ? Au début du 19ème siècle, l’Angleterre connaît la révolution industrielle : les machines paraissent menaçantes. Les luddistes sont des artisans qui se réunissent pour briser les machines des manufactures de l’industrie textile, vecteur de déshumanisation et symbole du capitalisme. Deux siècles plus tard, les GAFA sont le nouveau visage de la classe capitaliste.

Un néo-luddisme apparaît en conséquence : destructions de Google Car, vols de Google Glass, immobilisation des bus des salariés de Google et Yahoo. Depuis l’année dernière, les militants de The Counterforce protestent contre les GAFA et la gentrification de San Francisco dont ils sont accusés. Le propriétaire capitaliste exploitant le prolétariat est dépassé, bienvenue au technocapitaliste qui exploite nos données.
Machine à textile, informatique… La « nouvelle » technologie présente toujours le même package de maux : aliénation, totalitarisme, déshumanisation. Est-ce réellement le destin de la société ultra-connectée ? Quelle vision adopter pour la société de demain ? Le clivage entre technophiles, ambassadeurs d’un monde meilleur connecté et technophobes, à la vision dystopique et craignant sans cesse l’ombre du grand Big Brother, fait de la technologie un enjeu politique.
L’innovation : une longue histoire
L’ectoplasme des « nouvelles » technologies plane sur nos esprits depuis au moins l’antiquité. Platon critiquait la technique de l’écriture en la présentant comme une menace pour la réflexion philosophique et la mémoire : « ce qu’il y a de terrible, c’est la ressemblance qu’entretient l’écriture avec la peinture. De fait, les êtres qu’engendre la peinture se tiennent debout comme s’ils étaient vivants ; mais qu’on les interroge, ils restent figés et gardent le silence. Il en va de même pour les discours. On pourrait croire qu’ils parlent pour exprimer quelque réflexion ; mais, si on les interroge, c’est une seule chose qu’ils se contentent de signifier, toujours la même. » En somme, l’écriture allait emmener la société vers un crash intellectuel.
 
Quelques siècles après, heureusement pour nous, la société continue d’évoluer, notamment dans une ère où les innovations sont marketées comme des symboles révolutionnaires, créant un clivage : il est ainsi de coutume d’opposer les technophiles, les « modernity enjoyers », aux technophobes, radicaux et réac, qui voudraient quitter le monde désincarné des smartphones en brandissant un Nokia 3310.

 
 
 
Homo connecticus
 
Cette idée de déshumanisation sociétale est prégnante dans nos médias. De multiples exemples, comme Stromae récemment, véhiculent l’idée selon laquelle le monde virtuel nous éloigne les uns des autres et arrache les individus du monde « réel ». Le progrès apparaît alors pour certains comme « subi ». La dernière tendance : la digital detox, proposée par des thalassos et des spas pour permettre un sevrage technologique en coupant toute connexion numérique pour « revenir à l’essentiel ». Le WIFI, l’empoisonnement 2.0 ?
 
Dans cette vision, Technologos, un groupe militant, a forgé sur le modèle du tabagisme passif le concept de « technicisme passif ». Leur manifeste mentionne : « Quiconque, dans son travail, se retrouve obligé d’utiliser un ordinateur pour exécuter des tâches futiles subit de plein fouet l’idéologie technicienne, qu’il le veuille ou non ». Le renversement économique qu’impliquent les nouvelles technologies correspondrait au bouleversement de l’équilibre moral de la société. Mais selon la vision antique grecque, la stabilité de l’univers est LA valeur intouchable, l’élément sacro-saint à préserver pour sauver l’humanité du chaos.

 
 
Bête noire
 
Ce scepticisme à l’encontre de l’avancée technologique ne date pas d’aujourd’hui. En 1840, l’historien Jules Michelet utilisait pour la première fois le mot « machinisme », qu’il assimile à la misère ouvrière et à l’appauvrissement intellectuel des foules. Platon es-tu là ?
 
Ainsi, à travers les siècles, les « nouvelles » technologies, particulièrement les médias, ont toujours représenté des dangers immenses pour le bien-être des sociétés. Cinéma, téléphone, télévision, internet : à chaque mode de communication sa prophétie. Pourtant, les dangers s’avèrent toujours les mêmes : les gens ne vont plus lire, les gens ne vont plus se voir, les gens s’abrutissent… A croire que l’humanité est menacée depuis des siècles.
 
Pour François Jarrige, maître de conférences en histoire contemporaine, « le progrès est idéologie ». Dans cette perspective, des journalistes ont comparé Apple à une religion, Google à un régime totalitaire. Le mythe orweillien de Big Brother n’a jamais été aussi présent qu’aujourd’hui : la technologie serait un instrument de pouvoir, de surveillance et de contrôle social. Mais un outil de communication reste un outil. Comme le couteau, la dangerosité d’un outil repose sur l’usage qu’on en fait. En réalité, personne ne craint les nouvelles technologies. C’est leur impact sur la société que l’on fantasme.
 
Thanh-Nhan Ly Cam
@ThanhLcm

 
 
Sources :

Mythologie et intertextualité, Marc Eigeldinger
elimcmaking.com
gizmodo.com
technologos.fr
internetactu.blog.lemonde.fr
britannica.fr
Crédits photos

I Robot, Twentieth Century Fox
Tara Jacoby
Ex Machina, Universal Pictures

Société

Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités

Apple s’est lancée le 22 mai, face au congrès américain, dans un exercice périlleux : défendre ses choix en matière de fiscalité. Le constructeur est en effet régulièrement soupçonné d’optimisation fiscale, une pratique de plus en plus critiquée maintenant que les États, en pleine tourmente budgétaire, s’y intéressent. Dans la pratique, Apple a recours à plusieurs dispositifs lui permettant de payer un minimum d’impôts à l’étranger, grâce à des filiales en Irlande notamment. La société possède des liquidités colossales en dehors des frontières américaines, de l’ordre de 140 milliards de dollars, qu’elle se refuse à rapatrier sous peine d’en reverser plus d’un tiers sous forme d’impôts. Comble de l’absurdité du système, cela lui coûte moins cher d’emprunter de l’argent pour financer une opération de rachat d’actions que de rapatrier ces fonds.
Mais Apple n’est pas seule dans ce cas : Google, Amazon, Facebook comme d’autres ont recours à ces méthodes. Le problème est qu’en l’état, elles ne sont pas réellement illégales, elles profitent plutôt de failles dans la législation numérique, et notamment la législation internationale. Dès lors deux conceptions s’affrontent sur un plan moral : les géants de l’Internet arguent de la légalité des dispositifs mis en place, mais aussi de leur contribution déjà importante à l’économie, en impôts divers et par les emplois qu’elles créent. En face, les États constatent l’iniquité de la situation mais reprochent aussi à ces sociétés de ne pas respecter l’esprit de la loi.
On se situe donc au-delà du simple différend juridique puisque cette question engage une réflexion à la fois idéologique et morale.
C’est aussi un problème de communication. Ces différentes entreprises, en dépit des valeurs qui les distinguent, se veulent toute à la pointe de la technologie et font preuve de progressisme par ailleurs : Google offre à ses salariés des conditions de travail inégalées, avec de nombreuses commodités, tandis qu’Apple œuvre à réduire l’empreinte écologique de ses produits notamment par l’utilisation de métal et de verre, plus faciles à recycler que le plastique. De même, des efforts sont faits pour alléger le coût énergétique des installations chez Apple, comme chez Facebook ou Google.
Il y aurait ainsi une éthique à deux vitesses chez les géants du net. Jusqu’à il y a peu de temps, les pratiques fiscales des grandes compagnies demeuraient opaques mais surtout inconnues du grand public. On peut alors soupçonner que les pratiques de ces compagnies évoluent en fonction de l’image qu’elles renvoient au consommateur. De là on peut tirer un double constat : le soupçon d’une morale de façade est présent, morale orientée seulement dans le sens de la communication vers les consommateurs. Et surtout le pouvoir est, comme souvent, entre les mains des consommateurs. Le jour où ils exigeront plus de moralité dans les pratiques fiscales, les géants du net feront des efforts ; à l’image d’Apple dont l’image a été écornée par les multiples scandales touchant à ses fournisseurs asiatiques, au premier chef desquels se trouve Foxconn, et qui conduit aujourd’hui régulièrement des études évaluant les conditions de travail des ouvriers dans ses usines.
Il est malgré tout regrettable que de tels changements n’interviennent que sous la pression de l’image et des consommateurs. N’est-il pas ironique que Starbucks, qui ne vend plus que du café issu du commerce équitable,partenaire du label Max Havelaar, se voie aujourd’hui accusée d’évasion fiscale au Royaume-Uni ?
Ironique, oui.
Google, Amazon, Apple et Facebook totalisent à elles quatre plus de 250 milliards de dollars de chiffre d’affaires et un effectif de plus de 170 000 personnes, sans compter les différents sous-traitants qu’elles font vivre. À elles quatre, elles génèrent un chiffre d’affaires plus important que le PIB du Portugal ou de l’Irlande, équivalent à celui de la Finlande, et supérieur aux PIB du Luxembourg, de la Nouvelle-Zélande et de la Tunisie réunis.
Comme le disait l’oncle de Peter Parker au jeune homme qui s’apprêtait à devenir Spider Man : « Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités ».
Cinq fois le PIB du Luxembourg, c’est un grand pouvoir.
Oscar Dassetto