Agora, Com & Société

Quand Hessel n'est plus là, les souris dansent

 
Disparu fin février, à 95 ans, Stéphane Hessel aura eu une existence peu commune : né à Berlin de parents allemands (ceux-là mêmes qui ont inspiré le film « Jules et Jim », de François Truffaut), il acquiert la nationalité française en 1937 et s’engage dans la résistance. Il est capturé, torturé et déporté pour finalement, à la Libération, participer à la rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme au sein d’une institution récemment créée, les Nations Unies. Une vie de lutte incessante, contre les Occupants, puis contre les injustices, qu’elles soient économiques, sociales ou géopolitiques.
On pouvait lui attribuer de nombreuses étiquettes : résistant, diplomate, ambassadeur, écrivain. Le terme qui le résumerait mieux serait peut-être celui de militant. Dans son manifeste publié en 2010, intitulé « Indignez-vous! », véritable succès planétaire, il écrivait : « La pire des attitudes est l’indifférence ». Les récents mouvements populaires – Occupy Wall Street aux Etats-Unis, le mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo, le parti Syriza en Grèce, mais aussi dans une certaine mesure le renouveau de la gauche française et européenne – ont finalement démontré que les hypothèses de Stéphane Hessel étaient justes.
Pourtant sa mort, le 27 février dernier, a provoqué un grand chassé-croisé dans les médias. L’espace public s’est enflammé, pour un homme dont on avait jusqu’à présent si peu parlé (et ce jusqu’à la publication de son manifeste), et que l’on avait relégué à des postes honorifiques. De tous les bords, ont emané un concert de louanges et d’hommages, dont la presse, française comme étrangère, se sont rapidement fait l’écho.  À droite comme à gauche, on a célébré la « grande figure », le « penseur du progrès » ou encore l’ « immense patriote ». Il faudra attendre quelques jours pour que des voix s’élèvent, et dénoncent l’hypocrisie ambiante, notamment celle de Hervé Bentégeat, qui publie à cet effet son opinion sur le site de Slate.
En effet, de son vivant, Stéphane Hessel ne fit jamais l’unanimité. Ses positions en faveur de la paix en Palestine et  son hostilité face aux méthodes et à l’idéologie de l’état d’Israël lui ont attiré les foudres du CRIF. Dans un communiqué récent, l’organisation confessionnelle parle de lui comme d’ « un maître à ne pas penser », et évoque clairement leur intention de faire un « travail de déconstruction » de sa pensée. À droite, on le critiquait volontiers en parlant de lui comme d’un idéaliste naïf, porteur d’un message de bonne conscience et de solidarité universelle.
Il faut dire qu’il ne mâchait pas ses mots, et affirmait clairement sa volonté de voir le conflit israélo-palestinien résolu, comme dans cette interview accordée à Serge Moati en 2008 :

Pour autant, sa mort fit l’objet de nombreuses récupérations médiatiques : le 13 mars, Lemonde.fr annonce le lancement d’une application payante qui lui rend hommage, dans le cadre d’une collection qui retrace la vie et les œuvres des grandes personnalités de l’histoire contemporaine. De même, il fut question de savoir s’il serait intronisé au Panthéon. Pour défendre cette idée, une proposition, signée par des personnalités diverses (de tous bords et de tous métiers) paraît dans Libération, mais Richard Prasquier, le président du CRIF, ne veut pas en démordre.
La République lui rendra tout de même cet hommage qu’il semblait mériter, au cours d’une cérémonie qui a eu lieu à l’Hôtel des Invalides. Le Président de la République, inspiré, prononça un discours qui ne fit pas l’unanimité : certain y virent une distance et une restriction inopportunes au moment de dire adieu à un grand homme. Edwy Plenel, co-fondateur du site d’information Mediapart, n’y va pas de main morte dans un article publié sur le site de l’Association Solidarité France Palestine. Il épingle notamment une phrase du Président qui démontre selon lui la méconnaissance voire l’inculture de François Hollande :
 
«  Il pouvait aussi, porté par une cause légitime comme celle du peuple pales­tinien, sus­citer, par ses propos, l’incompréhension de ses propres amis. J’en fus. La sin­cérité n’est pas tou­jours la vérité. Il le savait. Mais nul ne pouvait lui dis­puter le courage. »
 
Plenel récuse l’idée d’une erreur de la part d’Hessel, rappelant que sa vie, tout comme celle de ses mythiques géniteurs, s’inscrivait sous le sceau de la foi en la liberté, le droit et la justice. Ce sera Edgar Morin, dans un émouvant hommage à son ami, qui aura cette répartie cinglante : « Les mal­heureux qui ne comprennent pas que sa position de vérité pour la Palestine est due à son humanisme, à sa compassion, à sa bonté, ceux-​​là errent complètement. »
Cependant, mon but n’est pas tant de déterminer qui a raison et qui a tort dans l’histoire. Il est intéressant de noter, néanmoins, que la disparition soudaine de Stéphane Hessel a délié les langues et ravivé les passions au sein de l’espace public, de la même façon que lors de polémique qui a suivi la publication d’ « Indignez-vous ! » Il est triste de constater que sa mort aura plus fait parler de lui en quelques jours que ses actions et son histoire pendant les dizaines d’années qui ont précédé sa révélation au grand public.
 
 Laura Garnier
Sources :
Le Monde lance une application payante en hommage à Stéphane Hessel
Le retour sur les obsèques de Stéphane Hessel par Edwy Plenel
Wikipédia
Stéphane Hessel, le bal des hypocrites
Hessel, un « maître à ne pas penser » pour le CRIF

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Hugo Chavez : le deuil inavouable

 
Le Venezuela fut en deuil une semaine durant. Une semaine pour se remémorer d’un homme devenu symbole, puis parti politique. Une semaine pour faire le deuil d’un homme et d’un idéal. Pour la grande majorité des vénézuéliens, ce décès se doit d’être commémoré afin ne pas oublier ce qu’était le courage politique, ce qu’était leur vision de la politique.
 
Mouton noir et loup blanc
Cependant, focalisons-nous ici sur le traitement de l’annonce du décès par les différents média. Le deuil se doit d’être respecté par le journaliste, le défunt semble devoir être considéré, coûte que coûte. L’annonce du média ne prendra pas de position politique mais tentera plutôt de mettre en lumière la complexité du traitement de l’action politique et de la difficulté de dresser le bilan d’un homme de façon aussi rapide.
Quelle belle hypocrisie que celle-ci ! Les lecteurs et les spectateurs n’ont-ils pas de mémoire ? Un homme, décrit comme un loup agressif, moralisateur, violent et sanguinaire durant tout son règne est devenu, le jour de sa mort, le symbole de l’Argentine moderne, l’homme qui a su donner au pauvre et qui a su rediriger les bénéfices du pétrole. Le mort est sacré, la figure du défunt est lavée de tout soupçon, son souvenir reconsidéré. Peut-on enterrer un homme avec de la haine ? Slate.fr a rapidement enlevé de sa première page l’article faisant le bilan économique de ce président pour le remplacer par un article nous présentant Chavez comme un homme cultivé et admirateur de la littérature française.
Chavez n’était pas un saint. Malgré les milliers de pleurs qui raisonnent dans la belle et dangereuse ville de Caracas, pas une seule voix ne se fait entendre pour reconsidérer le bilan de son action politique. Les pleurs annihilent la critique par leurs caractères passionnels.  L’image communique l’émotion, la douleur se répand. On ne peut pas admettre la critique de l’homme alors que le cadavre est encore chaud.
« L’encre coule le sang se répand. La feuille buvard absorbe l’émotion » comme disait IAM.
 
Le deuil totalitaire
Voilà donc un obstacle à la mémoire, à l’histoire et au décryptage de l’œuvre d’un homme. La surexposition médiatique de l’émotion et de l’unité nationale derrière le décès d’Hugo Chavez a empêché de construire un autre regard et de mettre en lumière les phases les plus sombres de son pouvoir. La communication gouvernementale passe ici par le deuil. Le gouvernement utilise l’évènement comme un moyen de perpétuer l’œuvre de l’homme. Heidegger dans Etre et temps, montre que le deuil doit avant tout être considéré comme un renvoi permanent au passé. Le fait que le corps de Chavez ait été embaumé souligne clairement cette volonté de perpétuer son œuvre passée et de le faire entrer dans le panthéon historique qui devient l’identité du pays. Le musée est ici la représentation du figé, et cette volonté de thésauriser l’homme politique dans les vitrines du musée nous amène à comprendre le souhait de créer une sorte de deuil perpétuel presque mystique.
En effet, le Venezuela est en train de construire un deuil qui va annihiler toute possibilité de contestation de l’œuvre de Chavez. La puissance passionnelle du deuil va être poursuivie afin de transformer le travail de cet homme en point de fondation de la vie politique du Venezuela. Ici, la communication gouvernementale tente de perpétuer le souvenir pour transmettre l’image la plus positive possible du pays. Un tel déni du passé et une telle sacralisation de l’homme prouvent que le Venezuela est encore un pays qui a besoin de s’affirmer et d’illustrer la légitimité de la révolution socialiste. Cette position politique et cette indépendance dans l’échiquier mondial est ici mise en valeur par le deuil,  par les cérémonies et ce dolorisme inavouable.
D’un point de vue communicationnel, le deuil est donc un outil puissant, qui affirme les bases du régime en rendant hommage à celui qui a réussi à faire évoluer le pays. Le deuil est aussi un retour perpétuel vers le passé, un regard en arrière peut-être nostalgique, mais avant tout conservateur. De plus, ce deuil s’est magnifiquement bien propagé aux médias occidentaux qui mettent en lumière le caractère de l’homme, son courage et parfois son intelligence bien plus que son populisme, son culte de la personne et son égo surdimensionné. Une telle manipulation utilise comme outil ce respect universel de la mort, de la mémoire. Et cet aspect est bien puissant.
 
Emmanuel de Watrigant
Rendez-vous la semaine prochaine avec Laura Garnier pour Irrévérences qui traitera du deuil de Stéphane Hessel.