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Turquie – la liberté de presse, oui mais…

Turquie – la liberté de presse, oui mais…
Mercredi 14 janvier, les rescapés de Charlie Hebdo, l’hebdomadaire satirique français victime d’une attaque meurtrière dans sa salle de rédaction le 7 janvier, publiaient le premier numéro de l’après-attentat. Ce même jour, le quotidien turc Cumhuriyet publiait dans ses pages un carnet spécial de quatre pages, reprenant un condensé de l’édition de Charlie. Après coup, la Turquie apparaît comme le seul pays musulman à avoir publié les dessins de Charlie Hebdo, en particulier la caricature du Prophète, mais les choses ne sont pas si roses.
Charlie Hebdo : après le soutien, la censure
Connu pour son ton indépendant et très critique vis-à-vis du gouvernement islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdoğan, le journal Cumhuriyet a vu les forces de l’ordre faire irruption dans les locaux de l’imprimerie, dans la nuit du 13 au 14 janvier, afin de contrôler la parution du lendemain. Se contentant de vérifier la Une et le supplément consacré à Charlie Hebdo, les policiers n’ont pas vu la caricature du Prophète représentant Mahomet la larme à l’œil, portant une pancarte « Je suis Charlie », que la rédaction avait pris soin de ne pas publier en Une ni dans le supplément, et ainsi n’ont pas saisi la parution. Pour trouver la caricature, qui s’est glissée en petit format, mais tout de même par deux fois dans le journal, il fallait aller à la page 5 et à la page 12. En l’absence d’informations complémentaires sur le déroulement du contrôle, nous pouvons supposer que les forces de l’ordre n’ont pas été autorisées à ouvrir le journal pour en contrôler les pages.

Dès le lendemain les représailles ne se sont pas fait attendre. Sur Facebook, une organisation appelée « Jeunesse musulmane » s’est insurgée et a appelé ses membres à organiser des descentes dans les bureaux du journal. Du côté des politiques, la condamnation a également fusé. Le premier ministre Ahmet Davutoğlu que l’on avait vu dans les rues de Paris auprès des autres chefs d’État lors de la Marche Républicaine du 11 janvier, a affirmé le jeudi 15 « Nous ne pouvons pas accepter les insultes faîtes au prophète » et « La publication de cette caricature est une grave provocation. […] La liberté de presse ne signifie pas la liberté d’insulter. », avant de s’envoler pour Bruxelles.

Condamnation également de la part du vice-premier ministre Yalçın Akdoğan « Ceux qui méprisent les valeurs sacrées des musulmans en publiant des dessins représentant prétendument notre prophète sont clairement coupables de provocation. » Ainsi que du maire d’Ankara, Melih Gökçek, pour qui Cumhuriyet dépeint « les musulmans comme agresseurs à échelle mondiale ». Lui-même affirme que les attentats de Paris sont le fait du Mossad, comme s’il était incapable de reconnaitre qu’il puisse exister une branche de croyants qui interprètent l’Islam de manière intégriste et l’utilisent de manière condamnable. Le gendarme des médias RTÜK, pour Radyo ve Televizyon Üst Kurulu, Haut Conseil de la radio et de la télévision, mais aussi bien de tous les organes de presse, a appelé la Justice à se saisir de cette affaire. Et elle lui a donné raison : « Les mots, écrits, dessins et publications qui dénigrent les valeurs religieuses et le prophète sont une insulte pour les croyants. » Résultat, les adresses URL de tous les sites Internet qui ont publié la Une du Charlie Hebdo du 14 janvier furent bloquées : Birgun.net, Internethaber.com, Thelira.com et T24.com. L’accès à ces sites est devenu impossible pour toute connexion Internet basée en Turquie.
La censure des médias, dans les us et coutumes turcs
De telles mesures ont amené d’autres médias, qui n’étaient pourtant pas menacés directement, à s’autocensurer. Ce fut le cas du quotidien Milliyet qui a retiré de son site, le même mercredi 14 janvier, un édito sur l’Islam. La journaliste Mehves Evin y écrivait entre autres : « Les musulmans conservateurs doivent sortir de leur mentalité du 13ème, ils doivent faire leur autocritique, entamer une réforme, afin de faire entrer l’islam dans le XXIème siècle. »
Toutefois, de telles pratiques ne sont ni nouvelles ni spécifiques aux attentats de Charlie Hebdo. Elles s’inscrivent plutôt dans une tradition de censure des médias de la part du gouvernement Erdoğan. Les médias turcs ont régulièrement des « interdictions de couverture » de la part du gouvernement. Comme le démontre l’épisode des manifestations de la place Taksim, pour la défense du parc Gezi, dont FastNCurious vous parlait ici.
Au mois de décembre dernier, une vague d’arrestations s’est abattue sur une trentaine de journalistes, dont Ekrem Dumanli, rédacteur en chef du quotidien national Zaman et Fetullah Gulen le président de la chaîne de télévision « Samanyolu TV », avec comme accusation de « former un gang pour attenter à la souveraineté de l’État ». Le RTUK a également pour fâcheuse habitude de menacer de poursuites judiciaires les médias numériques transnationaux tels que Facebook, Twitter et Youtube, pour la diffusion de contenus qui ne lui plaisent pas. En novembre dernier par exemple, Twitter a été bloqué sur le réseau national pendant deux semaines et Youtube pendant deux mois, pour propagation de contenus accusant le gouvernement Erdoğan et ses proches, en particulier son fils, de corruption. Selon un rapport rendu disponible par Facebook, le gouvernement turc, lui, a fait 1 893 demandes de retrait de contenus aux cours du premier semestre de 2014. Et le rapport de Twitter sur le même sujet, tombé il ce mardi 10 février, a démontré que la Turquie est en deuxième position dans le top des demandes de retrait, juste après les Etats-Unis.
Pour en revenir à Cumhuriyet, le journal a vu sept de ses journalistes se faire assassiner en l’espace de cinq ans, entre 1990 et 1995, par des islamistes radicaux. Mais de toutes manières, il n’y a pas à s’inquiéter puisque, comme le dit le président Erdoğan, la presse turque est la plus libre du monde. Sinon, le journal The Yon Gazetsi paper remplace l’actualité de ses colonnes par des recettes de cuisines. Sur le site Milliyet News, Ferit Tunc affirme que le journal continuera sa protestation jusqu’à ce qu’il y ait une vraie liberté de presse. Mais c’est la parole d’un journaliste contre celle d’un président.
Marie Mougin
@mellemgn
Sources :
Turkey Threatens to Block Social Media Over Released Documents – NYTimes.com
BBC News – Turkey: Local newspapers front page recipe protest
En Turquie, médias et Internet à nouveau censurés
ÉTATS-UNIS • Facebook « est Charlie » mais censure des images du Prophète | Courrier international
Turquie : censure, autocensure et pressions après la publication de la caricature de Mahomet
En Turquie Internet de nouveau censuré : Une pierre deux coups | KEDISTAN
Charlie Hebdo: la censure à l’oeuvre en Turquie | Fédération européenne des journalistes
Crédits images :
Reporters without borders – Freedom of Tweets Erdogan
Rt.com
Zamanfrance.fr
Nouvelhay.com
 

Médiapart
Société

MEDIAPART ET LES AUTRES (PART 1/2)

 
Parce qu’en son absence, le peuple souverain ne peut pas décider de manière éclairée, la liberté de la presse est une donnée cruciale qui conditionne la validité de tout régime qui se veut démocratique.
Placés sous la tutelle des pouvoirs politiques à travers toute l’Europe dès la naissance du premier périodique au monde à Anvers en 1605, les organes de presse manifestèrent très tôt une forte volonté d’émancipation. Ce mouvement qui naquit au Royaume-Uni, où il fut rapidement couronné de succès, ne tarda pas à gagner la France.
Censure étatique contre autocensure
Garantie par l’article XI de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789, et organisée par la célèbre loi du 29 juillet 1881, cette liberté se définit comme la « libre communication des pensées et des opinions ». Elle offre ainsi à chacun, le droit de faire entendre et publier ses idées, sans risquer d’être inquiété pour cela.
Cette loi offre donc a priori une garantie d’indépendance à l’égard des pouvoirs publics. Or ils ne sont pas les seuls à pouvoir entraver le jeu de la liberté de la presse. Les « puissances d’argent », parce que souvent propriétaires de titres de presse, ou acheteuses d’espaces publicitaires en leur sein, représentent elles aussi a priori une menace potentielle pour cette liberté dont découle deux grands périls : l’autocensure et la concentration. Des réglementations anti-concentration ont pourtant été élaborées, mais toutes ont jusque-là été allégrement contournées.
Le problème de l’autocensure n’est aujourd’hui toujours pas résolu, peut-être est-il même plus grave que jamais tant la situation financière très délicate des titres de presse quotidienne nationale, les dissuade de toute initiative informative pouvant conduire à la perte d’un annonceur.
Le risque de partialité est lui aussi toujours maintenu, de par le fait que les propriétaires des titres soient encore souvent des investisseurs ayant des activités annexes. C’est le cas d’Edouard de Rothschild propriétaire de Libération, tout comme celui de Serge Dassault propriétaire du Figaro.
Mediapart et les autres
Lancé il y a maintenant six ans, le site d’information en ligne Mediapart part en croisade – main dans la main avec TBWA Corporate – pour défendre l’indépendance de l’information, mise à mal par la vénalité de ses concurrents, lesquels seraient – à en croire le site d’information – soumis, dans leur traitement de l’actualité, aux pressions politico-financières inhérentes à leur modèle économique.
Ce modèle, c’est celui né à la moitié du XIXe siècle celui de la presse industrielle de masse ; celui d’Emile de Girardin, de Moïse Millaud, de Jules Mirès, de Robert Hersant et de Jean Prouvost pour ne citer qu’eux.
Fondé par Emile de Girardin en 1836, La Presse fut le premier titre à l’adopter. Le journal y est vendu en dessous de son prix de revient, le déficit étant alors comblé par la vente d’espace publicitaire au sein de la publication. Il découle ensuite naturellement de cette baisse du prix de vente, une augmentation du lectorat, de laquelle naît tout aussi naturellement une augmentation du prix des espaces publicitaires au sein du journal. C’est ce mouvement qui a entraîné la mutation de ces espaces initialement occupés par de petites annonces entre particuliers, qui furent ensuite investis par des commerçants et des industriels, pour devenir « réclame », puis « publicité ».
C’est à cette même époque que l’on date l’entrée du « grand capital » dans le secteur de la presse, et la constitution des premiers grands groupes de presse qui accompagna ce phénomène. La foulée d’innovations techniques qui apparaissent à cette époque y est pour beaucoup. Très vite, certaines deviennent cruciales pour la survie des titres, qui ne disposent toutefois pas du capital nécessaire pour en faire l’acquisition, et doivent donc faire appels à des investisseurs. Riches banquiers et industriels s’offrent alors des titres de presse, dans une optique de rentabilité, tant économique que de réputation. La presse industrielle de masse était née.
 
Teymour Bourial
Références  :
Aeropagitica, discours de John Milton au Parlement pour la liberté « d’imprimer sans autorisation préalable, ni censure », 1644
 Chupin, N. Hubé, N. Kaciaf, Histoire politique et économique des médias en France, Repères, 2012
F. Balle,Les médias, PUF, Que sais-je ?, 2012.