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Superbowl 2017, quand la politique s'invite au stade

Le Superbowl est un des évènements sportifs les plus importants de la planète qui a réuni cette année, plus de cent millions de téléspectateurs. Ï les annonceurs, c’est l’occasion de réaliser le coup marketing de l’année. Afin de capter l’attention des téléspectateurs, de plus en plus las des formats classiques, la publicité devient un spectacle à part entière.
Mais puisque pertinence publicitaire rime souvent avec actualité médiatique, certaines marques n’ont pas hésité à profiter de la couverture médiatique pour exprimer leur positionnement anti-Trump. Ce qui — ne le nions pas — leur offre à leur tour, un rayonnement international. Parmi les sujets très controversés sont revenus le projet de construction d’un mur à la frontière mexicaine, mais aussi le « muslim ban », décret interdisant l’entrée sur le territoire de ressortissants de certains pays arabes. Si celui-ci a été rejeté par la justice, il en dit long sur la couleur que Trump donnera à son mandat. Le traditionnel show de mi-temps, assuré par Lady Gaga, s’avère après analyse, beaucoup plus politisé qu’il n’en a l’air.
Des publicités aux messages forts
La publicité de 84 Lumbard, fabricant de bois de construction, a certainement délivré le message le plus limpide. Une mère et sa fille traversent le Mexique pour se retrouver face à un mur infranchissable en arrivant à la frontière des États-Unis. Elles trouvent finalement une porte leur permettant d’entrer. Puis, « la volonté de réussir est toujours la bienvenue ici » s’affiche à l’écran. La référence à la construction du mur est si évidente que Fox News, la chaîne diffusant le match et ayant ouvertement soutenu Trump durant la campagne, a demandé à l’annonceur de supprimer la fin du film comprenant le mur. Une censure en partie détournée par l’invitation à voir la suite de la publicité sur leur site internet, qui a rapidement saturé.

84 Lumbard s’est défendu d’encourager l’immigration illégale. Rob Shapiro de la Direction client de Brunner, l’agence à la tête de cette campagne déclare à ce sujet : « il n’était pas possible d’ignorer ce mur et les débats sur l’immigration qui se tiennent dans les médias et dans tous les foyers américains. Alors que tous les autres tentent d’éviter la polémique, n’est-il pas temps pour les marques de défendre ce en quoi elles croient ? ».
Airbnb, Expedia ou encore Budweiser ont eux aussi diffusé des spots attaquant directement la politique anti-immigration de Trump et ventant les bénéfices de celle-ci sur l’économie et la société.

La publicité politisée s’appuie sur le discours d’information objectivé par les pratiques journalistiques de la société. En l’occurrence, l’opposition à la politique controversée de Trump est largement relayée dans les journaux du monde entier. Défendre « ce en quoi les marques croient » correspond à une stratégie de communication qui reflète l’état d’esprit d’une partie de la société. Pour Patrick Charaudeau, professeur à l’Université Paris XIII et chercheur au CNRS, tous ces savoirs qui constituent la source des références faites dans la publicité, correspondent à une « représentation rationalisée sur l’existence des êtres et des phénomènes sensibles du monde ». Ce type de discours s’apparente aussi à un discours politique dans la promesse d’un bien-être prochain, l’idée d’une cause commune, où le pouvoir d’achat remplace le vote. Il rompt en outre, avec la vision d’un discours publicitaire déconnecté de la société.
Le show de Lady Gaga, une référence cachée aux scandales de Trump père?

Le spectacle de Lady Gaga avait tout ce qu’on attendait de la mi-temps du Superbowl. La scène montée en un temps record donnait l’impression d’être en plein milieu d’un de ses concerts. La chanteuse a toujours revendiqué son soutien à la communauté LGBT et son opposition à Donald Trump. Ainsi, beaucoup espéraient quelques mots à ce sujet durant son spectacle. Mais, comme elle l’avait annoncé, aucune allusion directe au Président n’a été faite, à part peut-être le jet de micro à la fin du concert, rappelant celui de Barack Obama lors de son dernier discours.
Cependant au début du spectacle, la chanteuse a entonné This is your land de Woody Guthrie. Cette chanson de protestation est extrêmement connue aux États-Unis, elle a été chantée par Bruce Springsteen à la cérémonie d’investiture de Barack Oabama. Mais ce que peu savent, c’est que l’auteur lui-même était un opposant à Trump … père.
Écrite dans les années 30, This is your land ne paraît qu’en 1951. Elle a été raccourcie et les vers politisés ont disparu pour plaire au plus grand nombre. Il aura fallu attendre jusqu’en 1997 pour découvrir le reste de la chanson. Les paroles sont en effet, une critique du système américain qui laisse, comme l’a connu Guthrie lorsqu’il écrivait cette chanson, des personnes dans la faim et dans la pauvreté.

Mais c’est dans un autre texte de 1950 que Guthrie critique ouvertement la Trump Organization, alors dirigée par Fred Trump, le père de Donald. Après la guerre, la crise immobilière a laissé des milliers de personnes sans logement. Fred Trump a profité de cette opportunité pour développer un parc immobilier en signant des contrats publics avec la Federal Housing Administration.
Guthrie a habité pendant deux ans à Beach Heaven, un parc de logement de la Trump Organization, à Brooklyn. Dans sa chanson I ain’t go home, aussi appelée Old Man Trump, il dénonce deux choses : la discrimination raciale de Beach Heaven, qui n’accepte pas les Noirs, mais aussi des loyers aux prix exorbitants en nommant directement Fred Trump comme responsable.
« Beach Haven ain’t my home!
I just cain’t pay this rent! »
« Beach Haven looks like heaven Where no black ones come to roam!
No, no, no! Old Man Trump! »
En 1954, la Trump Organization est effectivement accusée de fraude de 4 millions de dollars au gouvernement américain suite à une sur-évaluation des loyers. Entre 1973 et 1978, le département des Droit Civils l’accusera également de discrimination raciale. Les dossiers ont établi qu’une politique de discrimination raciale était menée, visant à réduire la population noire dans les logements.
En interprétant une de ses chansons, la voix de Lady Gaga se lie indéniablement à celle de Guthrie. Ainsi, tout en subtilité, elle redonne vie à l’esprit contestataire de Guthrie, ainsi qu’à son opposition à Trump. Elle n’embarrasse pas le sponsor du spectacle, Pepsi, par des remarques directes. Non, elle retourne ce géant de la culture américaine contre celui qui, en remettant en cause l’immigration, qui est un des fondements de cette société cosmopolite, tente de la détruire.
Louise Cordier
LinkedIn
@louisycordier
Sources :

« La publicité politisée : du devoir de discrétion à l’impératif de transparence » pas de date de publication, lu le 8 février 2017
« This Land Is Our Land: how Lady Gaga sang an anti-Trump protest song at the Super Bowl without anybody noticing », Telegraph, Alice Vincent, publié le 6 fevrier 2017, lu le 7 février
  « Super Bowl: des spots publicitaires anti-Trump diffusés », publié par l’Express le 6 février 2017, lu le 7 février
Fred Trump, Wikipedia, lu le 7 février 2017

Crédits :

Photo de couverture, Airbnb, Superbowl 2017
Woody Guthrie, image de la pochette du vinyl sorti en 1997, label Smithsonian Folkways Recordings
GIF Lady Gaga au Super Bowl 2017

 

Com & Société

Prix Nobel de littérature : Bob Dylan souffle le chaud et le froid

Le 13 octobre dernier, pour la remise du prix Nobel de littérature, le bâtiment de la Bourse de Stockholm débordait de reporters venus du monde entier, impatients de connaître le nom de l’heureux élu. C’est alors que Sara Danius, secrétaire de l’Académie suédoise, fit son entrée et prit la parole. : « Bob Dylan ». Un silence de plomb s’empara de la salle. Chacun comprit que la nouvelle ferait sensation dans son pays. Et la secousse fut bien réelle…
Fierté de millions de fans aux quatre coins du monde, félicitations de grandes figures politiques et artistiques, doutes et agacement chez plusieurs pontes de la littérature mondiale — cela faisait longtemps qu’un prix Nobel de littérature n’avait pas autant fait « jazzer ». Tous en ont parlé, excepté le principal intéressé qui resta muet pendant deux semaines, irritant ses détracteurs.
Bob Dylan est définitivement une personnalité atypique du monde de la culture : il a conservé durant toute sa carrière une indépendance dans sa communication, comme en atteste ce feuilleton particulier. À travers son silence, puis des remerciements tardifs dans un entretien au Daily Telegraph, et enfin un communiqué de l’Académie nous apprenant son absence à la remise des prix, la légende continue de cultiver sa distance, au risque de perdre son monde…
Une nomination controversée
Une chose est sûre, le prix de l’audace revient à l’Académie suédoise. En choisissant Bob Dylan, légende folk des sixties, porte-drapeau du mouvement des droits civiques aux États-Unis, poète du rock ’n’ roll adulé par des générations de mélomanes, elle s’attendait à créer une onde de choc bien supérieure à celles des années précédentes. Le ton était assumé : le prix Nobel serait médiatique. Elle savait que choisir une grande figure de la musique du XXème siècle pour un prix littéraire de premier plan était osé et que le débat sur les frontières des genres serait forcément abordé, tandis que des rangées de dents grinceraient chez les intellectuels conservateurs.
Comme souvent aujourd’hui, l’œil du cyclone fut sur les réseaux sociaux. Twitter était en ébullition : dans le camp des supporters, bon nombre de personnalités politiques y sont allées de leurs hommages (toujours utiles pour montrer leur fibre culturelle) et de nombreux artistes et figures littéraires ont tenu à défendre le choix polémique de l’Académie. Ci-dessous par exemple, les tweets d’Obama et celui de l’écrivain britannique Salman Rushdie, auteur du best-seller mondial, Les Versets sataniques.

 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
En face, la fronde n’était pas en reste. En France comme à l’étranger, ce choix populaire a été fustigé, considéré comme dégradant pour la littérature — c’est ce que laisse entendre le ton cynique de l’écrivain américain, Gary Shteyngart. Le critique littéraire suédois, Per Svensson a même qualifié le prix de « populiste » et « trumpifié ». Les motivations de l’Académie ont aussi été au cœur des critiques, Irvine Welsh, auteur écossais de Trainspotting, en était même venu à traiter les membres de l’Académie de « vieux hippies séniles ».
Cette levée de boucliers peut s’expliquer de plusieurs manières. Elle relève d’abord de l’attachement à une définition conservatrice et scripturale de la littérature. Un autre aspect est aussi à prendre en compte : la nomination du compositeur interprète a une vocation d’ouverture du monde de la littérature sur celui de la musique et de reconnaissance de la communication entre les arts. Cela s’avère problématique si on considère la littérature comme un champ délimité, comme l’entendait Pierre Bourdieu, avec ses propres acteurs, les écrivains se partageant le réservoir de prestige propre au champ.
Un grand levier de distinction, le prix Nobel de littérature, dans les mains d’une personnalité de la musique. C’est un corps étranger qui prend sa part du gâteau, la menace d’une nouvelle concurrence, celle des compositeurs et paroliers qui pourraient à l’avenir encore éclipser les écrivains et faire décroître leur emprise sur le champ. Il apparaît aussi en filigrane, un certain mépris pour la figure du chanteur de 75 ans, illégitime car trop populaire, trop vedette, trop showbusiness, à la différence des écrivains discrets qui préféreraient l’érudition aux projecteurs.
« Why try to change me ? »
Bob Dylan est pourtant loin d’incarner ce stéréotype. Depuis toujours, il a semblé fuir les contraintes de la société pour garder sa liberté d’homme et d’artiste. Pour preuve, après sa nomination, ce silence-radio face aux médias ainsi que sur sa ligne téléphonique, à en croire Odd Zschiedrich, chancelier de l’Académie suédoise, qui n’aurait pu joindre que son agent et le responsable de sa tournée. Seule réaction (pour peu qu’elle soit interprétée ainsi) : le mystérieux chanteur a terminé chacun de ses concerts avec une chanson de Frank Sinatra, intitulée « Why try to change me ? ».
Il est vrai qu’on lui a toujours connu une grande discrétion, parfois déroutante pour les fans et leurs attentes. Celles-ci sont en effet élevées de nos jours, surtout en matière de communication. La figure du chanteur « hyper-communicant », qui élargit et fidélise sa fanbase sur les réseaux sociaux, et multiplie les coups de promotion et les interviews à chaque sortie d’album, est devenue un must. On peut objecter que Dylan est un chanteur de l’ancienne école, nombre de ses fans ne sont donc pas aussi connectés que ceux des pop stars actuelles, et lui-même n’a plus à faire ses preuves. Il demeure cependant, que sur un épisode comme celui du Prix Nobel, la médiatisation qui entoure les grands chanteurs impose une communication publique minimale que Bob Dylan a mise en évidence en ne la respectant pas.
Est-ce là un signe d’impolitesse ou d’arrogance, comme on l’en accusa ? Le chanteur français et son ami de longue date, Hugues Auffray, confia à L’Express : « Ce silence est conforme à sa personnalité. Il ne cherche pas du tout à plaire. C’est un type discret depuis toujours. (…) Il parle à peine, n’a pas un mot pour son public, mais les gens reviennent toujours car ils se trouvent en face de quelque chose qui les dépasse ».
Le 16 novembre dernier, l’Académie suédoise annonçait que Bob Dylan ne se rendrait pas à la remise des prix, à cause « d’autres engagements ». Un nouveau rebondissement donc, qui n’étonne qu’à moitié.
Pouvait-on vraiment imaginer l’énigmatique Bob Dylan au milieu de cette cérémonie, sous les grands lustres de l’Hôtel de Ville de Stockholm, délivrant son discours devant tout un monde institutionnel avec lequel il n’a rien à voir ?
Aux dernières nouvelles, la secrétaire de l’Académie, Sara Danius, affirmait que Bob Dylan envisageait de venir chercher son prix à Stockholm seulement au printemps prochain. L’affaire laisse donc une impression singulière, celle d’un feuilleton dommageable pour Bob Dylan, qui aurait mérité d’être fêté pour l’ensemble de son œuvre, comme l’histoire avait commencé, et non critiqué pour son manque de clarté sur cet épisode particulier.
Hubert Boët
Sources :
– Hermance Murgue, « L’intrigant silence de Bob Dylan après son prix Nobel » L’Express.fr, rubriques Actualité> Culture> Musique, publié le 25/10/2016, consulté le 18/11/2016.
– Claire Fallon, « 27 Tweets That Perfectly Capture How Baffling Bob Dylan’s Nobel Prize Win Is » TheHuffingtonPost.com, rubrique Arts & Culture, publié le 13/10/2016, consulté le 21/11/2016
– Stéphane Koechlin, « Bob Dylan, toujours dans le vent », ANousParis.fr, rubrique Musique> Artistes, publié le 4/11/2016, consulté le 18/11/2016
– Bruno Lesprit, « Bob Dylan, pris par « d’autres engagements », n’ira pas
chercher son prix Nobel » LeMonde.fr rubrique culture, publié le 16/11/2016, consulté le 18/11/2016
– Culturebox (avec AFP) « Prix Nobel : Bob Dylan se rendra à Stockholm… au printemps » Culturebox.francetvinfo.fr, rubrique musique, publié le 18/11/2016, consulté le 21/11/2016,
Crédit image : 

Une : Illustration de Zep
Image des tweets : screenshots de Twitter, 24/11/2016

Com & Société

BLACK ALBUMS MATTER, l'album comme format de protestation.

« Like books and black lives, albums still matter » a dit Prince lors de la 57ème cérémonie des Grammy Awards en Février 2015. Cela faisait alors plus d’un an et demi que le mouvement Black Lives Matter prenait forme et position dans les rues comme dans la musique. Prince rendait hommage non seulement à la communauté noire mais aussi au format album, que certains pensaient voir s’éteindre plus tôt que prévu. En effet, l’album ne correspond plus à l’idéal économique qu’il produisait à l’époque des 33 tours, mais il est peut-être en passe aujourd’hui d’être le support de manifestation des mouvements sociaux aux Etats-Unis, pour la cause noire.

Depuis le début du des années 2000, on questionne le format album : est-il le meilleur format d’écoute à l’ère du numérique? Plusieurs enquêtes ont été publiées à ce propos, notamment Les Inrocks et Rue89 qui posaient en 2009 la question suivante : L’album serait-il en train de doucement se dissoudre dans un univers de buzz et de single ? Loin de nous l’idée de produire ici un article échafaudant les théories économiques prédisant la mort prochaine du format long, mais plutôt de comprendre en quoi le regain d’intérêt vers celui-ci est peut-être significatif d’un engagement dans l’art. L’album, objet musical faisant ‘œuvre artistique’, capable de rejoindre l’artiste et son époque, serait en train de retrouver des couleurs grâce aux prises de position des artistes blacks aux Etats-Unis.
La musique engagée dans l’histoire
Les liens entre musique et engagement pour la cause noire ne sont plus à démontrer, tellement la culture a été la première ambassadrice pour combattre le racisme et la ségrégation. Du free jazz de l’Art Ensemble de Chicago, qui proposait avec l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) l’idée d’une « Great Black Music » déconstruisant les formes du jazz pour le jouer, l’improviser et améliorer sa condition….au gospel des chants d’esclaves, et sa fonction sociale d’union, de rassemblement pour lutter et croire en une meilleure réalité. Billie Holiday, Curtis Mayfield, Nina Simone ou encore James Brown ont été les figures d’une soul qui réactualise les valeurs de liberté et de fierté exprimées par les premiers défenseurs de la condition noire dans une Amérique post-esclavagiste.

A chaque décennie d’injustices, la musique noire est un refuge : le hip-hop pour exprimer la violence et les difficultés de la vie urbaine, la house comme un moyen pour les minorités noires et gays de libérer leur corps dans des clubs où elles sont enfin acceptées. Aujourd’hui aussi, dans la désillusion des années Obama et la violence raciale qui ne s’est pas éteinte, les artistes comme Beyoncé, D’Angelo, Kendrick Lamar ou encore Blood Orange prennent position. Leurs œuvres prennent le parti de la longueur, de l’expression d’une parole réfléchie sur le racisme d’aujourd’hui et dévoilent un discours de plus de cinquante minutes, à l’ère du numérique et du fichier mp3…

L’album comme média d’engagement
Ces albums, avec peu de promotion en amont, paraissent souvent sans lead single, et certains artistes, comme par exemple Blood Orange, choisissent de sortir l’album avant la date officielle pour créer un effet de surprise. Cela relève aussi d’une volonté de préserver l’unité de l’album et de produire un effet de sincérité : pas d’intermédiaire entre l’expression de l’artiste et la réception du public. Une phrase accompagne la promotion de l’album de Blood Orange dans tous les médias : « This album is for everyone told they’re not BLACK enough, Too BLACK, Too QUEER, not QUEER the right way, the underappreciated. ». En s’adressant à un groupe de personnes en particulier, les minorités, les laissés pour compte, Dev Hynes s’adresse à tout le monde et renvoie une image de communauté forte et fière, dans le son soul et R&B, comme dans l’esthétique visuelle.

Ces œuvres artistiques cherchent aussi à démontrer que l’album mainstream n’est pas l’œuvre d’algorithmes pour trouver le tube, pas de recettes toutes faites suivant un plan commercial préétabli avec seulement quelques ghostproducers tapis dans l’ombre. À l’image de l’album de Black Messiah de D’Angelo ou de Solange A Seat At The Table, dont la durée de composition est respectivement de 12 ans et 7 ans, le temps de la conception témoigne de la réflexion approfondie sur ce que c’est qu’être noir au XXIème siècle. L’album est devenu un média à part entière, une plateforme à multiples voix dont la structure a évolué. Saint Héron de Solange par exemple, regroupe plusieurs grands artistes tels que Raphael Saadiq, Pharell Williams, Dr. Dre, James Blake ou encore George Clinton pour laisser apparaître la subjectivité de chacun.
L’interlude

À l’image du dernier album d’Alicia Keys, sorti il y a deux semaines, ou de Velvet Rope de Janet  Jackson vingt ans plus tôt, Blood Orange, Solange et Kendrick Lamar utilisent l’interlude pour marquer une pause, laisser s’exprimer un discours parlé sur un fond sonore, ou un sample en référence à un morceau cher à l’artiste… L’interlude est exploité dans ces albums pour faire passer de façon explicite le message engagé. Il donne au disque une cohérence sonore et une continuité de sens qui rappelle à l’auditeur l’histoire qui lui est racontée dans le creux de l’oreille.

Dans A Seat At The Table, Solange insère pas moins de sept interludes dans lesquels ses proches parlent de leur expérience du racisme et de leur appartenance à la communauté noire aux Etats-Unis. Ce type de structure, presque cinématographique, qui place des « scènes » au milieu d’une longue pièce musicale, donne aux disques une dimension contemporaine et vise à marquer l’histoire et croire en un monde meilleur. À une époque où le modèle du fragment (le mp3) et donc de la playlist prime, ces artistes ne cherchent pas à communiquer leur message avec un assemblage de bons morceaux et de singles, mais bien à proposer une œuvre entière cohérente.
Une nouvelle structure, donc un changement dans la réception pour l’auditeur.
Depuis quelques temps, le constat est fait de l’absence d’un nouveau genre dominant après l’avènement de la musique électronique dans les années 90. Plus de révolution dans la musique, mais les genres se mêlent, les contenus ont de moins en moins d’étiquettes. C’est le cas de Kendrick Lamar qui cherche dans son album à mêler cinquante ans d’histoire de black music en un seul album, ou de Solange qui mêle des beats parfois presque industriels, avec des guitares indie rock accompagnées de voix soul… Cette hybridation sur le fond s’accompagne d’une recherche d’évolution sur la forme.

On ne pense plus le format album comme à l’époque du 33 tours avec ses deux faces, mais plutôt comme un long morceau à l’image des mixtapes de rap. Le modèle de l’album n’est plus physique mais numérique et le changement sur la forme influe sur le fond : il n’y a pas une face A joyeuse et une face B triste, mais des styles et des genres qui s’entremêlent, pour créer une évolution avec des hauts et des bas jusqu’à la conclusion finale. Le projet d’album se prolonge aussi par la proposition d’albums photos numériques et de démos de morceaux téléchargeables qui prolongent l’expérience de récit. La génération de l’iPod et de Spotify redécouvre grâce à ces albums l’expérience du récit en longueur. À l’image des livres, des articles longs (comme celui-ci), peu à peu délaissés par les jeunes générations, Solange D’Angelo, Blood Orange et beaucoup d’autres invitent à se replonger dans l’écoute, la compréhension et la patience pour saisir le message.

L’idée n’est pas de dire ici, que cette forme d’album serait révolutionnaire, mais plutôt de montrer qu’elle amorce une proposition de format différente, propice à dénoncer, s’indigner, s’émouvoir pour une cause personnelle, ou sociale. Le disque, de par sa longueur, est une matrice nécessaire pour laisser s’exprimer un discours. Tous ces albums coïncident en l’espace de deux ans avec une ère du temps qui oublierait peut-être de s’attarder. Ils se rejoignent aussi dans une façon d’être composés, puis distribués.

A l’heure où l’on parle de la difficulté de la musique à trouver des ressorts économiques, l’engagement politique ou social du contenu est peut-être ce qui lui redonnera de la vigueur.
Quoi qu’il en soit, dans une Amérique où Trump est élu Président des États-Unis, A Seat At The Table de Solange, un album concept invoquant le respect et la fierté d’être noir, parvient à se hisser numéro 1 des ventes au classement Billboard. De quoi redonner confiance dans le format album ?

César Wogue
Twitter

Sources :

Marc-Aurèle Baly et Adrien Durand, Solange et son nombril, ou comment faire de la pop politisée en 2016, 07.11.2016, consulté le 13/11/2016
Daphne A Brooks, How #BlackLivesMatter started a musical revolution, 13.03.16 , consulté le 13/11/2016
Corey Smith-West,The Sounds of Black Lives Matter, 17.10.16, consulté le 12/11/2016
Justin Charity, Disco Politics, 29.06.16, consulté le 13/11/2016
Britney Cooper, America’s “Prince” problem: How Black people — and art — became “devalued”  21.04.16, consulté le 15/11/2016
Taylor Gordon, Artists, Musicians Are Using Their Work and Creativity to Show That Black Art Matters, Too, 14.02.15, consulté le 14/11/16
Kate Groetzinger, Concept albums by Beyonce, Frank Ocean, and Solange are changing the way millennials listen to music, 18.10.15, consulté le 14/11/16
Elian Jougla, Freedom songs et back music, la révolte noire, 04.12 , consulté le 14/11/16
Salamishah Tillet, The Return of the Protest Song, 20.01.15, consulté le 12/11/16
Ashley Elizabeth, ‘A Seat at the Table’ is a Perfect Album for the Black Lives Matter Generation
Hua Hsu, BLOOD ORANGE AND THE SOUND OF IDENTITY 4.07.16, consulté le 15/11/16
Alexandre Pierrepont, Le spectre culturel et politique des couleurs musicales : la « Great Black Music » selon les membres de l’AACM, 8.11.16, consulté le 16/11/16
Alex Franck, Blood Orange’s Freetown Sound Is The Album For Fraught Times, 1.07.16
Arnaud Robert, D’Angelo, ne plus attendre le messie, 17.12.14, consulté le 14/11/16

Crédits photos :

Grammy Awards
Exposure America
Deana Lawson

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Jacques a dit : I need music for every moment

 
La musique rythme notre vie, à la fois personnelle et sociale. Faisant profondément appel à notre identité, nos émotions, elle constitue donc un ressort intéressant pour les marques afin de toucher leurs consommateurs. Ce lien marques/musique se limitait jusqu’à présent principalement à du sponsoring d’artistes, de concerts, ou tout simplement une musique de pub qui ne vous sort plus de la tête ! Mais ça, c’était avant l’arrivée du nouveau Spotify…
A cette occasion, le leader européen d’écoute de musique en streaming se paie sa première campagne publicitaire aux Etats-Unis, pays encore peu converti à la marque, et exprime bien ses valeurs en choisissant un spot très institutionnel, n’abordant à aucun moment les services proposés :

Il s’agit en effet pour Spotify d’accroître sa notoriété et son image, car le site offre désormais des services très innovants pour les marques. D’après une étude menée par Spotify, 57% de leurs usagers déclarent se définir en grande partie par la musique qu’ils écoutent. Véritable aspect identitaire, la musique est également un lien social fondamental : qui n’a jamais discuté ou écouté de la musique avec ses amis ? Et les marques vont à présent pouvoir entrer dans cette sphère personnelle musicale, et s’infiltrer dans cette discussion au meilleur moment pour toucher leurs consommateurs. Quelques exemples pour mieux comprendre cette révolution du brand content musical à venir.
Le générateur de playlist

Converse
Que l’on soit plutôt « shoes » ou « sneakers », après avoir répondu à quelques questions amusantes, Converse nous propose une playlist personnalisée. La marque, qui joue depuis longtemps sur le côté lifestyle devient donc un leader d’opinion au niveau musical, en conseillant directement les musiques jugées “cool”, qui collent avec son image. Une marque peut donc se doter à présent d’une vraie personnalité musicale, renforçant toujours davantage son image par un lien amical avec ses consommateurs (voir à ce sujet l’article : http://fastncurious.fr/jakadi/marques-et-consommateurs-une-grande-histoire-damitie.html).
Reebok Fitlist : faire une place musicale à la marque à un moment de la journée

En permettant à l’utilisateur de créer sa playlist personnalisée, la marque propose non seulement un outil bien pratique, mais s’intègre pour le consommateur au rituel du jogging. Et cela peut s’appliquer à n’importe quel moment de notre journée, de notre vie. Le slogan de Spotify “Music for every moment” traduit bien l’utilisation que nous faisons de la musique, comme un accompagnement de tous les instants. Autant d’occasions pour les marques de s’adresser à leurs cibles, en sachant nous trouver au bon moment, que ce soit au sport, dans notre bain ou dans les transports
La nouvelle offre de Spotify va donc dans le sens d’un brand content toujours plus proche du consommateur, et donnant toujours plus de caractère et de profondeur à l’image de marque. Des campagnes déjà très créatives et innovantes ont été mises en place outre-Atlantique, et devraient bientôt donner des idées aux marques françaises… A suivre de très près !
Judicaëlle Moussier