Légion d'honneur à Spencer Stone
Société

Des trains et des super-héros

« Héros ». Les médias n’avaient plus que ce mot à la bouche le vendredi 21 août 2015. C’est une tragédie manquée qui s’est jouée ce jour-là, à bord d’un train Thalys : un petit groupe de personnes est parvenu à maîtriser un homme armé d’une kalachnikov qui s’apprêtait à faire feu sur les passagers. Parmi eux se trouvaient trois Américains, un Britannique, un Franco-Américain et un discret Français préférant garder l’anonymat. Leur action a été très largement saluée à travers le monde et le rideau s’est soudainement levé sur ces nouveaux « Héros du Thalys ».
La quête du détail spectaculaire
Le théâtre classique interdit toute représentation de la violence. Sur scène, seule la parole compte ; l’action est ailleurs, quelque part en coulisses. Pourtant, au XXIème siècle, c’est l’obsession du hors-scène qui règne. Après l’attentat avorté du Thalys, il s’agissait de reconstituer les faits le plus précisément possible : qui ? Où ? Quoi ? Comment ? En quelques jours, les articles et les reportages se sont accumulés, relatant inlassablement les moindres détails de l’attaque : il y aurait alors eu quatre « héros du Thalys ». Ah, non pardon, cinq. Ou même peut-être six … Mais déjà, des noms sont revenus fréquemment, ceux de Spencer Stone, Alek Skarlatos et Anthony Sadler, les trois passagers américains. Ensemble, ils ont désarmé, immobilisé et ligoté l’assaillant, évitant la fusillade de se produire et la perte de vies innocentes.
L’ethos du super-héros…
Au théâtre antique on préfère finalement le scénario hollywoodien : trois jeunes Américains partent découvrir l’Europe et, tandis qu’ils sont à la recherche d’une connexion Wifi dans le train qui les emmène d’Amsterdam à Paris, ils se trouvent confrontés à une menace terroriste. « Face au mal du terrorisme, il y a un bien, celui de l’humanité. C’est celui que vous incarnez. » a déclaré François Hollande en leur remettant plus tard la Légion d’Honneur. Le président a également employé des mots tels que « courage », « sang-froid » et « héroïsme » face à ce qui aurait pu finir en « massacre ». Il s’agit bien là d’un découpage manichéen – certains journaux ont dit « américain » – du Bien et du Mal, caractéristique peut-être de ces histoires de super-héros que l’on aime tant. Barack Obama pour sa part, a parlé d’« héroïsme », précisant qu’ils étaient « la fierté de tous les Américains ».
« Héros », donc. Le mot est vite tombé, relayé par les journaux et les hashtags Twitter. Pas un article n’est paru sans la précision de ce statut hors-norme : des gratifiants « Le monde salue les héros du Thalys » (Le Parisien), ou « Parade aux États-Unis pour célébrer les héros du Thalys » (L’Express), à l’amusant « Un héros du Thalys va participer à « Danse avec les stars » » (Le Huffington Post), le terme « héros » précède, ou parfois même, supplante totalement leur identité, comme si l’étiquette héroïque suffisait à faire l’homme. Ils ne sont plus ni militaires, ni étudiants, ils sont « héros ».
Pourtant, le témoignage des trois amis se voulait simple. « It was mostly survival/Tout ça, c’était pour survivre » ont-ils annoncé lors d’une conférence de presse. Ajoutons, par ailleurs, que leur présence dans ce wagon n’était due qu’au plus grand des hasards. Oui mais… dans l’imaginaire collectif, l’humilité fait bien souvent partie des attributs du héros. En pensant déconstruire le mythe, ils n’ont fait que l’encourager davantage. Après tout, Spiderman lui-même ne doit-il pas ses pouvoirs à la morsure fortuite d’une araignée ?
… et des super-méchants.
Si certains comportements ont été portés aux nues, d’autres, au contraire, se sont vus pointés du doigt. L’acteur Jean-Hugues Anglade, dans une interview pour Paris Match, a désigné les coupables idéaux : les employés de Thalys « ont couru dans le couloir […] vers la motrice, leur wagon de travail. Ils l’ont ouvert avec une clé spéciale, puis se sont enfermés à l’intérieur. (…) Nous criions pour que le personnel nous laisse entrer (…) en vain… Personne ne nous a répondu». Ce qui importe ici, au-delà de toute véracité factuelle, c’est que pour tout héros à admirer, il faut un lâche à conspuer. Le courage dont ont fait preuve les militaires ne pouvait qu’augmenter la couardise du personnel du train aux yeux des gens. Que celui-ci ne soit guère entraîné pour ce genre de situation extrême n’a finalement pas eu grande importance au sein du jugement général…
Le héros, cet homme d’action.
Le Monde a rapporté les propos de Chris Norman, ce Britannique de 62 ans qui s’est lui aussi interposé lors de l’attaque et qui a reçu la Légion d’Honneur aux côtés de Spencer Stone, Alek Skarlatos et Anthony Sandler : « Soit tu restes assis et tu meurs, soit tu te lèves et tu meurs. C’était aussi simple que ça. » Aussi simple ? Pas sûr. Selon Frédéric Gallois, l’ancien commandant du GIGN interrogé par Libération, « 90% des gens observeraient un comportement de sidération face à une telle situation ». Alors d’où viennent les héros, ces hommes d’action qui un jour sauvent un train d’une attaque armée et le suivant, reçoivent plusieurs coups de couteau pour défendre une femme harcelée ? Sont-ils une projection de l’imaginaire collectif, une construction des médias, ou simplement ces 10% d’individus restant insensibles à la tétanie et à la peur de mourir ? Quoiqu’il en soit, comme dirait l’autre : « Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités … »

Marie Philippon 
Sources : 
⁃ Le Monde, « Courage, hasard et « survie » : les quatre « héros » du Thalys salués en France et dans le monde », Compte rendu, le 24.08.2015.
⁃ Libération, « Thalys : vrais héros, faux méchants », Frantz Durupt, le 23.08.2015.
⁃ L’Express, « Héros de Thalys : pourquoi certains agissent et d’autres pas », Ludwig Gallet, le 25.08.2015
Crédits images : 
– REUTERS/Michel Euler/Pool
– AFP – Photo Stephen LAM