Société

Les intelligences conversationnelles : la mutation des liens sociaux ?

Nous entrons aujourd’hui dans une nouvelle ère : l’ère conversationnelle. Depuis la création des machines, l’Homme ne cesse d’évoluer avec elles, les utilise au quotidien pour rendre sa vie plus facile, et les améliore pour assouvir ses besoins. Depuis peu d’années, une nouvelle étape a été franchie : nous pouvons dorénavant converser avec nos machines. Les enceintes portatives, les téléphones portables, les ordinateurs, les systèmes informatiques se dotent de plus en plus d’une intelligence conversationnelle. Cette dernière entre en interaction avec les êtres humains et les aide en fonction de leurs besoins. Ainsi, la machine n’est plus accessoire, elle devient une personne à part entière.
Pour créer ces machines futuristes, les industriels se sont inspirés des auteurs de science-fiction et de leur vision d’un monde hyper-technologique et connecté. En parallèle, ces auteurs nous expliquent que cet univers utopique est semé d’un danger prépondérant : la fin des liens sociaux et des relations humaines telles que nous les connaissons aujourd’hui.
Quelle place ont alors ces machines intelligentes dans notre société ? En quoi changent-elles notre perception du monde et bouleversent-elles notre connexion aux autres ?

Société

Vos désirs sont des ordres

Google a annoncé pour la fin de l’année la sortie de Home, un nouvel «assistant personnel». Il s’agit d’une enceinte connectée multifonctions, similaire à Echo d’Amazon, trônant dans nos salons, et capable de diffuser de la musique, de répondre à des questions, d’agir sur la messagerie, le calendrier etc. On comprend un Siri plus finaud et plus efficace, à qui il faudra aussi parler à l’oral.

En attendant sa sortie, revenons sur ces conciergeries virtuelles qui cristallisent un phénomène porteur de valeurs symboliques et morales.
Petite sémiologie
Siri a été facile à adopter : deux syllabes en i, qui convoquent dans notre imaginaire un son inoffensif, facile de mémorisation, semblable à celui d’un doudou, ou d’un animal de compagnie. Siri. Avec un S comme Service, comme Super, comme Smart, comme Steve. L’analyse sémiologique commence dès l’instant où ce gadget porte un nom. Prénom qui rend humain cet outil inventé de toutes pièces par les génies d’Apple. Ces derniers ont conçu ce petit robot proactif, sur une idée de service rendu, à qui il faut « parler normalement ».

Dans sa stratégie marketing, Apple, qui vantait avec simplicité la volonté de « rendre les tâches du quotidien moins casse-pieds » pose Siri non pas comme un esclave à qui on parlerait frontalement, mais une auxiliaire, qui nous oriente vers ce que nous devons faire : « rappelle moi d’appeler mon patron » et qu’on remercierait presque. C’est là qu’apparaissent les imaginaires de services rendus, et que se dessine une relation sympathique avec son assistant à la voix mécanique mais aux tonalités énergiques, voire sympathiques.
Les Voix là
Ce qui apparaît comme marquant est l’archétype symbolique du robot, qui réside dans la voix, la clef de voute du phénomène. Pour chacun des assistants, elle est au cœur du dispositif. Dans Siri, elle est représentée dans le visuel de l’icône, par le micro qui lui est attribué. Dans Echo, c’est son nom. Enfin, pour Home, c’est l’absence d’autres moyens de communication qui mettent en avant l’omnipotence de la parole. Cette interaction par la voix avec une machine intelligente, toujours plus précise et affinée, participe à la recherche toujours plus poussée d’expériences utilisateurs perfectionnées, allant plus loin en matière d’innovation et de renouvellement sensoriel et émotionnel. Cette pratique s’ancre aussi dans l’optimisation de tout, très représentative de notre temps.
McLuhan aurait pu étudier ce phénomène et parler de remédiation, avec le retour à l’oralité, à l’ère des textos, et autres messengers que certains qualifient de « l’ère de l’inscription ». Il aurait pu aussi parler de Siri (par extension, de ces petits robots) comme le prolongement de notre système nerveux et de la modification de nos façons de vivre qui en découlent.
Prémices d’une génération Her
“Parler normalement à des boîtiers”, voilà de quoi flouer les frontières du normal. Comme le savent peut-être ceux qui vivent avec Siri dans leurs poches, cette conciergerie virtuelle semble parfois avoir une personnalité. Qui n’a pas essayé d’insulter Siri, « pour voir », dès l’acquisition de son nouveau jouet ? Ceux qui ne l’ont pas insulté ont tenté des répliques improbables telles que « Quel est le sens de la vie ? » ou « Veux-tu m’épouser ? »… et certaines réponses formulées semblent indiquer qu’il est doté d’un caractère. Evidemment, moins élaboré que Samantha dans Her de Spike Jonzes. Cet humanoïde est programmé pour répondre avec répartie et humour aux questions posés par l’utilisateur, et d’ailleurs, un grand nombre de ce genre d’échanges burlesques sont recensés sur des sites comme « Shitthatsirisays.tumblr.com ». Néanmoins, malgré cette “personnalité”, l’absence de morale de ces automates nous permettent de leur poser toutes sortes de questions, des plus drôles aux plus obscènes. Cathartique Siri ? Comme l’a montré l’expérience de Tay, nous pouvons envisager assez précisément, comme dans un mauvais film de science-fiction, les tournures inattendues que pourraient prendre ces assistants digitaux.

Le client est roi…
Ainsi, Siri pouvait apparaître comme l’acmé de la stratégie Apple, qui jusqu’à l’extrême, rend son consommateur unique et important: « vos désirs sont des ordres » annonçaient les publicités. En surenchérissant avec son nouvel assistant personnel, Google entre lui aussi dans la course marketing et digitale du consommateur élevé au rang de roi.
Ainsi, très proche, voilà le fantasme d’asservissement, de soumission, de tout pouvoir sur un tiers obéissant qui devient abordable. Car Siri n’est pas réservé à une élite bourgeoise, mais à quiconque peut s’offrir un iPhone 4S, produit relativement démocratisé aujourd’hui en Europe. Quant à Google, qui n’a pas encore annoncé le prix de sa pépite, il n’est pas trop risqué de parier qu’elle sera tôt ou tard à portée de main du plus grand nombre.
Qui sert qui ?
Prenant place au cœur de la maison, Home est une avancée de plus vers de nouvelles façons d’envisager le monde, et de nouveaux comportements sociaux, qui ne cesseront pas de se déployer dans ce sens. À l’instar d’un véritable assistant, ces technologies microscopiques nous offrent le sentiment d’être aidé, épaulé, secondé, à la seule condition d’une connexion internet… et d’une toujours plus grande utilisation de leurs autres outils et partenaires. Comme le spécifie le Huffington Post, le robot pourra « se connecter avec « la majorité » des objets connectés (…) de commander un taxi via quelques phrases, ou encore acheter des fleurs. Le moteur de recherche a déjà annoncé une vingtaine de partenariats, notamment avec Uber ou encore Spotify. »
Ainsi, entre gadget et véritable phénomène, il y a débat.
Siri, Echo ou Home peuvent être perçus comme des gadgets innovants et audacieux, certes, mais ils soulèvent très vite l’inquiétude légitime d’un monde gouverné par des « Passepartouts virtuels » qui nous affranchirait de ces fameux frottements qui répugnaient Phileas Fog et qui sont l’apanage de l’échange humain. Il s’agit pour résumer de deux fantasmes, qui se recoupent et se complètent : l’asservissement et l’obéissance, ainsi que du mythe imaginaire du robot, de l’automate. Ils peuvent être rapprochés dans l’outil que constituent ces assistants virtuels, ou l’accomplissement technologique de ces désirs inconscients.
Julia Lasry
@JuliaLasry
Sources :
Huffington Post, Google dévoile Home, un assistant personnel qui veut trôner dans votre salon, Grégory Rozières, 18/05/2016
Le Monde, Assistant personnel, domotique, messagerie… les principales annonces de Google I/O, 18/05/2015
Objetconnecté.net, Amazon Echo: tout savoir sur l’assistant vocal pour la maison
 
 

technophobie fastncurious
Agora, Com & Société

En guerre contre la troisième révolution industrielle

Baudelaire fustigeait le progrès : selon le poète, « cette idée grotesque » était le germe de la décadence, une funeste confusion de la matière et de l’esprit, ce qui finirait par avilir l’humanité au lieu de l’affranchir.
Du luddisme à la Silicon Valley
Bien avant l’arrivée des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), de la démocratisation d’internet et des smartphones, le sociologue Jacques Ellul parlait dès les années 1970 du basculement de la « société industrielle » vers ce qu’il appelait « la société technicienne ». Sa théorie : tout reposerait sur les réseaux d’information et non plus sur les circulations de marchandises. En somme : l’avènement de la société de communication, dont le plus grand promoteur est Jeremy Rifkin et sa notion de « Troisième Révolution industrielle », une nouvelle révolution qui se distinguerait par le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication.
A chaque révolution sa contestation. La technophobie contemporaine serait-elle une nouvelle forme de luddisme ? Au début du 19ème siècle, l’Angleterre connaît la révolution industrielle : les machines paraissent menaçantes. Les luddistes sont des artisans qui se réunissent pour briser les machines des manufactures de l’industrie textile, vecteur de déshumanisation et symbole du capitalisme. Deux siècles plus tard, les GAFA sont le nouveau visage de la classe capitaliste.

Un néo-luddisme apparaît en conséquence : destructions de Google Car, vols de Google Glass, immobilisation des bus des salariés de Google et Yahoo. Depuis l’année dernière, les militants de The Counterforce protestent contre les GAFA et la gentrification de San Francisco dont ils sont accusés. Le propriétaire capitaliste exploitant le prolétariat est dépassé, bienvenue au technocapitaliste qui exploite nos données.
Machine à textile, informatique… La « nouvelle » technologie présente toujours le même package de maux : aliénation, totalitarisme, déshumanisation. Est-ce réellement le destin de la société ultra-connectée ? Quelle vision adopter pour la société de demain ? Le clivage entre technophiles, ambassadeurs d’un monde meilleur connecté et technophobes, à la vision dystopique et craignant sans cesse l’ombre du grand Big Brother, fait de la technologie un enjeu politique.
L’innovation : une longue histoire
L’ectoplasme des « nouvelles » technologies plane sur nos esprits depuis au moins l’antiquité. Platon critiquait la technique de l’écriture en la présentant comme une menace pour la réflexion philosophique et la mémoire : « ce qu’il y a de terrible, c’est la ressemblance qu’entretient l’écriture avec la peinture. De fait, les êtres qu’engendre la peinture se tiennent debout comme s’ils étaient vivants ; mais qu’on les interroge, ils restent figés et gardent le silence. Il en va de même pour les discours. On pourrait croire qu’ils parlent pour exprimer quelque réflexion ; mais, si on les interroge, c’est une seule chose qu’ils se contentent de signifier, toujours la même. » En somme, l’écriture allait emmener la société vers un crash intellectuel.
 
Quelques siècles après, heureusement pour nous, la société continue d’évoluer, notamment dans une ère où les innovations sont marketées comme des symboles révolutionnaires, créant un clivage : il est ainsi de coutume d’opposer les technophiles, les « modernity enjoyers », aux technophobes, radicaux et réac, qui voudraient quitter le monde désincarné des smartphones en brandissant un Nokia 3310.

 
 
 
Homo connecticus
 
Cette idée de déshumanisation sociétale est prégnante dans nos médias. De multiples exemples, comme Stromae récemment, véhiculent l’idée selon laquelle le monde virtuel nous éloigne les uns des autres et arrache les individus du monde « réel ». Le progrès apparaît alors pour certains comme « subi ». La dernière tendance : la digital detox, proposée par des thalassos et des spas pour permettre un sevrage technologique en coupant toute connexion numérique pour « revenir à l’essentiel ». Le WIFI, l’empoisonnement 2.0 ?
 
Dans cette vision, Technologos, un groupe militant, a forgé sur le modèle du tabagisme passif le concept de « technicisme passif ». Leur manifeste mentionne : « Quiconque, dans son travail, se retrouve obligé d’utiliser un ordinateur pour exécuter des tâches futiles subit de plein fouet l’idéologie technicienne, qu’il le veuille ou non ». Le renversement économique qu’impliquent les nouvelles technologies correspondrait au bouleversement de l’équilibre moral de la société. Mais selon la vision antique grecque, la stabilité de l’univers est LA valeur intouchable, l’élément sacro-saint à préserver pour sauver l’humanité du chaos.

 
 
Bête noire
 
Ce scepticisme à l’encontre de l’avancée technologique ne date pas d’aujourd’hui. En 1840, l’historien Jules Michelet utilisait pour la première fois le mot « machinisme », qu’il assimile à la misère ouvrière et à l’appauvrissement intellectuel des foules. Platon es-tu là ?
 
Ainsi, à travers les siècles, les « nouvelles » technologies, particulièrement les médias, ont toujours représenté des dangers immenses pour le bien-être des sociétés. Cinéma, téléphone, télévision, internet : à chaque mode de communication sa prophétie. Pourtant, les dangers s’avèrent toujours les mêmes : les gens ne vont plus lire, les gens ne vont plus se voir, les gens s’abrutissent… A croire que l’humanité est menacée depuis des siècles.
 
Pour François Jarrige, maître de conférences en histoire contemporaine, « le progrès est idéologie ». Dans cette perspective, des journalistes ont comparé Apple à une religion, Google à un régime totalitaire. Le mythe orweillien de Big Brother n’a jamais été aussi présent qu’aujourd’hui : la technologie serait un instrument de pouvoir, de surveillance et de contrôle social. Mais un outil de communication reste un outil. Comme le couteau, la dangerosité d’un outil repose sur l’usage qu’on en fait. En réalité, personne ne craint les nouvelles technologies. C’est leur impact sur la société que l’on fantasme.
 
Thanh-Nhan Ly Cam
@ThanhLcm

 
 
Sources :

Mythologie et intertextualité, Marc Eigeldinger
elimcmaking.com
gizmodo.com
technologos.fr
internetactu.blog.lemonde.fr
britannica.fr
Crédits photos

I Robot, Twentieth Century Fox
Tara Jacoby
Ex Machina, Universal Pictures

L'ennui
Société

La bataille contre l'ennui continue …

 
Notre capacité d’attention est actuellement estimée à huit secondes. Or, si notre capacité d’attention diminue, cela signifie en creux que nous nous ennuyons plus rapidement. Si au bout de huit secondes, l’orateur ne nous a pas séduits, sa présentation est fichue. Chacun commence à scruter son iPhone avec envie, vérifie ses mails voire joue à Candy crush. Mais ces activités complémentaires ne nous satisfont pas vraiment non plus. Souvent un malaise s’installe ; préférant être ailleurs qu’ici, bien que si nous fussions ailleurs nous nous désintéresserions aussi vite de ce qu’on nous y proposerait. Partout nous emportons l’ennui, il nous colle à la peau.
L’ennui apparaît ainsi comme le mal du siècle, alors qu’on ne cesse d’en repousser les limites grâce aux nouvelles technologies. L’espace est désormais saturé d’objets qui sollicitent notre attention et nous incitent à ne jamais « décrocher ». Pourtant, face à une offre de divertissement pléthorique, notre spleen ne tarit pas. Le manque suscite l’envie ; l’abondance le dégoût.
Néanmoins, la perversion est poussée jusqu’au vice lorsque l’on constate que la majorité de nos divertissements actuels ont l’ennui pour fondement, ou du moins sa représentation. Succès de librairies, films cultes ou chansons en vogue, l’ennui fait vendre. Moins que zéro d’Easton Bret Ellis fait état de la décadence d’une génération qui n’a plus goût à rien. Cette même génération est dépeinte de façon récurrente par Sofia Coppola à travers des personnages tels que Marie-Antoinette, Charlotte (Lost in translation), les sœurs Lisbon (Virgin suicides) ou une bande d’adolescents de L.A (The bling ring). Enfin, les paroles des Nuits fauves, d’infirmière ou de Zoé du groupe parisien Fauve remplissent les salles.  L’ennui enchante.
L’essayiste Georges Lewi diagnostique, lui, une extension du bovarysme à l’échelle sociétale. Bercée par l’illusion que tout peut arriver, la « génération Bovary » a réussi à tuer le monstre de l’ennui. Nous vivons de plus en plus en réseaux. Nous ne détachons plus les yeux de notre smartphone comme si notre vie dépendait des messages reçus en « non-stop». Qu’attendons-nous, sinon la surprise de l’instant ? Les messages reçus sont clairement une parade à l’ennui, un moyen de faire l’autruche pour éviter de se confronter aux questions métaphysiques qui torturaient Pascal. Au lieu de prendre conscience de la finitude et de l’absurdité de la condition humaine, nous préférons vivre dans l’illusion de la simplicité. Un monde illusoire dans lequel nous avons beaucoup d’amis et vivons en transparence ! Le bovarysme serait devenu l’un de nos principes de vie ; pour le meilleur comme pour le pire.
Chacun de nous pourrait donc reprendre à son compte ces phrases de Flaubert : « Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement… Elle ne savait pas quel serait ce hasard… Mais, chaque matin, à son réveil, elle l’espérait pour la journée, et elle écoutait tous les bruits, se levait en sursaut, s’étonnait qu’il ne vînt pas… ».
Un autre paradoxe nous apparaît au cours de cette réflexion. Comme le résume le groupe hollandais Mozes and the Firstborn, la confusion et l’ennui règnent alors même que tout devient divertissement. En effet, l’heure est aux badinages ; dans les médias, au bureau ou en famille. Le petit journal, c’est Canteloup, les tweets, ou encore l’exécrable humour de la presse féminine en sont le reflet. La parade contre l’ennui devient le rire, mais sous sa forme la plus standardisée, la plus automatique, la plus fausse. Faire des jeux d’esprit, sortir la bonne vanne… telles sont désormais la croix et la bannière de tout orateur s’il souhaite être entendu, ce qui irrite au plus haut point le philosophe Finkielkraut (Un cœur intelligent).  Certains médias parlent ainsi d’une « dictature du rire ». La norme est non seulement à l’hyperactivité tant réelle que virtuelle mais aussi aux bonnes blagues. Elles sont deux conditions sine qua non de la reconnaissance sociale de nos jours.
Toutefois, tel Finkielkraut, je reste persuadée que le divertissement est vain quand il n’a pas son contrepoids l’ennui.  La machine tourne à vide et ne conduit qu’à l’affadissement de la vie dans son entier. Alors ennuyez-vous !

 
Miléna Sintic

Société

La rumeur technologique

 

Mediapart et Libération se sont récemment entrechoqués en marge de l’affaire Cahuzac. Le premier reprochait au second d’avoir voulu générer de l’audience en relayant une rumeur ; rumeur selon laquelle Laurent Fabius aurait eu un compte à l’étranger. Mediapart a vertement critiqué son homologue papier pour ce manque flagrant de professionnalisme, et en vertu d’une déontologie journalistique.
On peut alors s’étonner, dans les médias plus spécialisés sur les nouvelles technologies, que la rumeur, bien loin d’être honnie, fournit massivement du contenu et génère une audience considérable.
Très nombreux sont les sites d’actualité qui, comme Zdnet, Cnet, Monwindowsphone, Macg, Frandroid, Consomac et bien d’autres relaient des rumeurs sur les produits à venir.
Il ne s’agit pas ici de remettre en cause le travail que font quotidiennement les journalistes de ces différents sites, mais plutôt de s’interroger sur l’importance de la rumeur dans le marché des nouvelles technologies. Une importance telle que les journalistes hi-tech anticipent sur les faits et les informations. On ne compte plus le nombre d’articles qui débutent par « Une information à prendre avec des pincettes ».
Apple depuis plusieurs années, mais aussi Samsung plus récemment, font l’objet de rumeurs insistantes à l’approche de la sortie d’un nouvel appareil. On observe d’ores et déjà quantité de rumeurs circulant au sujet de l’iPhone 5S, comme il y en avait eu pour le Samsung Galaxy SIII et le Samsung Galaxy S4. On connaît bien la volonté de discrétion d’Apple, qui compte sur l’effet de surprise quand elle dévoile ses produits. Il devient alors facile d’envisager tout l’intérêt de la rumeur : information et non-information, elle simule une incursion derrière la barrière du secret érigée par l’entreprise. Recevoir cette information, c’est entrer dans un cercle de privilégiés, faire partie du petit nombre qui dispose avant tout le monde d’informations censées demeurer cachées.
Par le biais de la rumeur, l’entreprise technologique génère une attention médiatique gratuite : puisqu’il s’agit de rumeur, elle n’a aucune obligation de réaction, n’a aucune obligation d’être à la hauteur des innovations qu’on lui a prêtées. Sans engager ni sa réputation ni son image, et de surcroît à peu de frais, Samsung, Nokia, Google, Apple ou Microsoft attirent vers eux tous les regards.
Dans le cas de l’affaire Cahuzac, une rumeur est le degré zéro de l’information, la honte du journalisme professionnel, le signe d’une déontologie entachée et trop peu respectée. Dans le cas de l’iPhone, une rumeur est un outil aussi banal qu’efficace, aussi journalistique que commercial. Relayer la rumeur c’est se montrer toujours en pointe sur l’information, toujours aux premières loges. La rumeur est le support évident et incontournable d’une industrie technologique toujours en quête de vitesse et de surprise. La surprise fait partie de l’ADN de l’informatique : quand le monde change comme il a changé ces trente dernières années grâce aux ordinateurs et à Internet, quand chaque avancée semble un pas de géant, comment pourrait-il en être autrement ? On simule de toute part une révolution, un changement majeur, le prochain tournant décisif, ou, pour reprendre une phrase révélatrice de ce marketing irrésistible : « The Next big thing ».
Au-delà de la question journalistique, la rumeur fait partie de ce système construit tout entier autour de la révolution. Et quelle déception quand on n’assiste qu’à une « évolution » !
L’homme s’habitue à tout, même aux changements les plus radicaux, même aux bouleversements les plus extrêmes de son quotidien. Il est aujourd’hui à ce point habitué aux merveilles technologiques qui l’entourent, qui sont parfois de véritables bijoux d’inventivité, d’intelligence, d’esthétique, qu’il en oublie les extrêmes difficultés que l’on rencontre parfois en amont : il suffit de regarder un iMac aujourd’hui. Au-delà du traditionnel débat PC/Mac, au-delà des sensibilités au matériel ou au logiciel, c’est indéniablement une machine magnifique, résultats de dizaines d’années de travaux complexes, d’une rage de l’esthétique certaine aussi.
Mais l’on connaît aujourd’hui une terrible accoutumance, et la rumeur est là pour maintenir cette euphorie et cette émerveillement, empêcher à tout prix la banalisation trop rapide.
Et, c’est là une opinion strictement personnelle, ce n’est peut-être pas plus mal. Il est toujours bon de s’émerveiller de ces inventions extraordinaires qui bouleversent chaque jour un peu plus notre quotidien, qu’il s’agisse d’un téléphone, d’une tablette, d’un GPS, ou d’une « simple » clef USB…
S’émerveiller, oui, mais sans naïveté : la technologie est une chose formidable, fascinante autant qu’inquiétante. La regarder pour ce qu’elle est, un ouvrage extraordinaire, n’occulte pas les dérives qu’elle peut connaître et que j’incite chacun à surveiller.
 
Oscar Dassetto
Crédits photo : ©2008-2013 =Hades-O-Bannon