Société

Périscope: la mort en direct

Mardi 10 mai, un fait divers fait la une de tous les journaux. Une jeune femme de 19 ans a diffusé en direct le film de son suicide via l’application Periscope. Choquant, ce phénomène en progression de diffusion d’actes extrêmes sur les réseaux sociaux interroge.
L’application Periscope disponible sur iPhone permet de mettre en ligne des vidéos en même temps qu’elles sont tournées. Elle permet également aux spectateurs de commenter et d’interagir en direct avec la personne qui filme. La vidéo ne reste ensuite en ligne que pendant 24h. A plusieurs reprises, cette application , ne possédant pas de système de filtrage, a été utilisée pour filmer des situations violentes. Le 23 avril par exemple, à Bordeaux, deux jeunes se filment en train de passer à tabac un passant, sortant de soirée. Le point commun entre ces deux faits divers : la mise en scène d’un acte d’une extrême violence.
 
 

 
Les nouvelles règles de sociabilité sur les réseaux sociaux : attirer l’attention
Plusieurs psychanalystes tentent de donner un sens à cet acte en invoquant le besoin d’impressionner, de marquer les esprits pour laisser une trace. Ce qui choque marque profondément et durablement ceux qui en sont témoins. Signaler sur les réseaux sociaux son suicide correspondrait ainsi à laisser un testament, une manière de perdurer dans la mémoire collective au-delà de la mort. Cette démarche permettrait d’échapper à l’anonymat, et de se démarquer enfin de la masse des internautes. Les réseaux sociaux offrent en effet cette capacité à pouvoir s’adresser à une communauté, plus vaste que l’entourage proche et par ce biais, d’échapper à l’indifférence.
Au-delà de cette analyse d’ordre psychologique, il convient d’observer que la pratique de la mise en ligne d’actes intimes est de plus en plus courante. Elle obéit à une injonction sociale à être présent sur les réseaux sociaux comme une forme naturelle de sociabilité, plus encore pour les générations Y et Z soit les moins de 18 ans et les 18-25 ans. Etre sur les réseaux sociaux fait partie intégrante de nos modes de sociabilité modernes. On observe à cet égard deux types de comportement : chez le public qui encourage ce genre de pratiques, un certain voyeurisme, et, chez celui qui publie, une forme d’exhibitionnisme. Ces deux comportements s’inscrivant dans la droite ligne de la télé-réalité, à savoir le fait de rendre publiques des scènes de la vie la plus quotidienne. A cela s’ajoute une attirance irrépressible pour le morbide, lorsqu’il s’agit de vidéos violentes.
L’extimité sur les réseaux sociaux
Mais le concept qui explique le mieux ce type de geste – de la mise en scène du suicide à la publication de photos intimes – est celui de l’extimité, développé par Serge Tisseron. Il correspond à la mise en scène de la vie privée dans la perspective d’être approuvé par les autres. C’est le fait d’exposer quelque chose pour savoir si cela a de la valeur. Cette valeur est exprimée par le nombre de partages, de commentaires, de likes sur un contenu publié. Cette mise en scène est à différencier de l’exhibitionnisme, considéré comme une pathologie, car elle est constitutive du développement de notre identité, d’une image positive de soi. Il est indissociable donc du concept d’intimité mais aussi d’estime de soi. L’extimité est une démarche de proposition, d’exposition de l’intimité à l’autre.
La vidéo du suicide de cette jeune femme a été précédée dans la journée par d’autres vidéos où elle est face caméra. Elle discute de sujets divers et variés en évoquant un événement choquant à venir. Elle va jusqu’à en expliquer la raison en invoquant des violences subies de la part de son ex petit ami. Cette exposition des motifs de passage à l’acte obéit ici au principe d’extimité : elle montre aux spectateurs ce qu’elle conservait jusque-là dans son intimité. Une fois mis en relation avec autrui, elle ne doit pas perdre la face face au spectateur, pour ne pas perdre son estime. Finalement comme l’analysent certains psychiatres, la publication de son passage à l’acte est une forme de mise en obligation d’agir, un moyen de ne plus pouvoir reculer.
Cette nouvelle forme de sociabilité, qui donne de plus en plus d’importance à l’extimité, n’est donc pas en soi un facteur d’encouragement à la violence. Les réseaux sociaux contribuent cependant à leur mise en scène et à la diffusion de tels actes, dans une démarche de quasi défit vis-à-vis de soi. Annoncer un geste, c’est avoir le devoir de l’acter, sous peine de perdre la face. Cette « face » est d’ailleurs de plus en plus exposée – et donc soumise à un jugement extérieur – grâce à l’essor des applications telles que Snapchat et Instagram. Ces applications connaissent un succès qui se confirme de plus en plus auprès des jeunes. Facilement accessibles et utilisables en toutes circonstances grâce aux smartphones, elles permettent de diffuser des photos du quotidien. Instagram est utilisé par de nombreuses personnalités de la télé réalité, comme Nabilla (2 millions d’abonnés) ou Kim Kardashian (48 millions d’abonnés). En effet, Instagram comme Snapchat apparaissent comme des nouveaux moyens de faire parler de soi, de se faire remarquer et de publier des informations avec une résonance démultipliée par la force des images. Il semblerait donc que l’extimité passe de plus en plus par l’image grâce – ou à cause – des opportunités d’expressions offertes par les nouveaux réseaux sociaux.
Julie Andreotti 
Sources: 
Libération, Océane, la mort en «live», Par Christophe Alix , Catherine Mallaval , Erwan Cario et Guillaume Gendron — 12 mai 2016
Sud Ouest, L’« extimité » de Serge Tisseron, Sabine Menet, 25/05/2012
technodiscours.hypotheses.org, [Dictionnaire] Extimité, Par Marie-Anne PAVEAU, Publié le 25/01/2015
Extimité – Wikipédia

Crédits photos: 
© Anthony Quintano – Flickr CC
Capture d’écran Periscope