Le Grand Journal : histoire d’une renaissance impossible
Le 3 mars 2017, Le Grand Journal présenté par Victor Robert, faisait des adieux doux-amers à son public avec la formule lapidaire « Fin de l’histoire, début de l’autre ». Depuis, tout n’est plus que silence, ou plutôt rediffusions de « best-of » comme preuve que l’émission a jadis brillé. Créée en 2004, elle était devenue dès ses débuts, un rendez-vous phare sur Canal+ en réunissant savamment des figures mythiques, réalisant le cocktail détonnant qu’était l’esprit Canal.
Le Grand Journal a trouvé sa place dans le paysage audiovisuel français et s’est forgé un nom dans l’histoire de la télévision. Pourtant, l’émission a dû s’arrêter précipitamment, faute d’audience. Son déclin progressif est révélateur du mal qui ronge Canal+. Focus sur l’histoire du Grand Journal, qui — tel le Titanic — a sombré après une période glorieuse.
Retour sur l’âge d’or du Grand Journal
Le Grand Journal a été créé par Michel Denisot avec Renaud Van Kim et Laurent Bon, en reprenant la recette miracle de Nulle Part Ailleurs. Présentateur de 2004 à 2013, Michel Denisot a su donner une identité au Grand Journal. Étant son premier et emblématique présentateur, il était le visage de l’émission et est devenu représentatif du programme. Une relation particulière, complice et bienveillante, s’est tissée entre Denisot et ses téléspectateurs, qui ont été fidèles à l’émission pendant de longues années.
Le Grand Journal était alors qualifié de rendez-vous incontournable du petit écran, rassemblant les personnalités politiques et les célébrités sur le ton impertinent de l’esprit Canal. Michel Denisot incarnait alors l’âge d’or de Canal+ en totalisant en moyenne 2 millions de téléspectateurs pendant la période faste du Grand Journal, de 2004 à 2012.
Cet attachement à une figure télévisuelle explique la difficulté pour Antoine de Caunes, digne successeur de Michel Denisot, de reprendre les rennes de l’émission. La signature laissée par l’ancien présentateur était trop patente : l’émission perd des téléspectateurs, déçus de voir leur programme gangrené par un nouvel animateur. Le Grand Journal ne se remettra jamais tout à fait du départ du commandant du navire LGJ.
Un vivier de talents
Au sein du Grand Journal, de nombreuses figures montantes du PAF se sont succédées. Des talents souvent jeunes, impertinents, à l’image du Grand Journal de l’époque. De cette manière, des figures comme Yann Barthès, Omar & Fred et les miss météo telles que Charlotte Le Bon, Louise Bourgoin ou encore Doria Tillier ont marqué Le Grand Journal et ont participé à son succès. Véritable mère porteuse d’enfants prodiges, l’émission les a fait connaître au grand public avant qu’ils abandonnent le nid afin de vivre leur propre histoire. Ces talents ont pris leur envol et ont tracé leur route vers leur propre émission, le cinéma, l’humour…
Par exemple, Le Petit Journal de Yann Barthès est passé de rubrique dépendante du Grand Journal à une émission à part entière, détachée du vaisseau mère. Les talents made in Grand Journal se sont progressivement désolidarisés pour briller ailleurs, laissant le programme orphelin de ces figures qui le portaient pourtant au quotidien. La vacuité engendrée par ces départs n’a fait qu’exacerber l’essoufflement du Grand Journal.
Un naufrage progressif
Depuis le départ de Michel Denisot, Le Grand Journal s’est révélé être une machine fatiguée. Audiences en berne, concurrence accrue, tout semblait réuni pour achever l’émission culte de Canal+. L’année 2016 est marquée par l’arrivée de Victor Robert et d’audiences plus que critiques : l’émission a rassemblé cette année en moyenne 100 000 téléspectateurs, alors que le chiffre montait jusqu’à deux millions pendant la période Denisot. Dans un mouvement fatal, les audiences diminuent tandis que la concurrence est en hausse et devient de plus en plus rude.
L’arrivée sur TMC de Yann Barthès, pourtant pur produit du Grand Journal, a fragilisé l’émission, d’autant plus que Cyril Hanouna est un concurrent redoutable avec Touche pas à mon poste. Les concurrents sont de taille, alors qu’ils étaient inexistants lors des débuts de l’émission. Auparavant passage immanquable pour les personnalités, l’émission s’est noyée dans l’océan de la concurrence. Le Grand Journal est passé de l’unique émission à regarder pendant cet horaire à une émission parmi tant d’autres.
Pour couronner le tout, les chroniqueurs perdent de leur mordant. L’émission bat de l’aile et s’enlise dans la médiocrité. Les nombreuses polémiques de cette année n’ont pas arrangé le futur sort réservé au programme. La miss météo Ornella Fleury, en a fait les frais : dès le 9 septembre 2016, la jeune femme essuie un revers face à Jonah Hill. Vexé par les propos de la miss météo, l’acteur annule toutes ses interviews françaises, et les réactions sont sévères pour la miss météo, notamment sur les réseaux sociaux.
Le déclin de l’émission est révélateur du malaise de Canal+. La reprise de la chaine par Vincent Bolloré mine une par une les émissions mythiques de Canal+. D’abord le départ de Yann Barthès, puis l’arrêt du Grand Journal : la fin de la célèbre ligne éditoriale de Canal+ a sonné. Au Grand Journal de l’âge d’or ne répond plus Le Grand Journal 2016 à la sauce Victor Robert : Le Grand Journal est mort.
Du 3 au 17 mars, l’émission est restée à l’antenne avec des rediffusions. Pour les autres programmes comme Le Journal du Cinéma, Le Gros Journal, Le Petit Journal, Catherine et Liliane et Les Guignols, il s’agit désormais non plus de vivre, mais de survivre. Alors, quel sera le prochain à signer son arrêt de mort ?
Diane Nivoley
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Sources :
• Florent Barracco, « Clap de fin pour « Le Grand Journal » de Canal+ », Le Point, mis en ligne le 03/03/2017, consulté le 12/03/2017
• Chloé Woitier, « Canal + met fin au Grand Journal », Le Figaro, mis en ligne le 13/02/2017, consulté le 12/03/2017
• Nicolas Richaud, « Pourquoi le « Grand Journal » finit avec 10 fois moins d’audience que Yann Barthès », Les Échos, mis en ligne le 03/03/2017, consulté le 12/03/2017
• Jérémie Maire, « De Barthès à Charlotte Le Bon : ils ont débuté au « Grand journal », Télérama, mis en ligne le 03/03/2017, consulté le 12/03/2017
• Daniel Psenny, « Le Grand Journal, fin d’une époque », Le Monde, mis en ligne le 11/03/2017, consulté le 12/03/2017
• Page Wikipedia du Grand Journal
Crédits :
• Capture d’écran de Canal+
• Frédéric Dugit / MaxPPP
"Mariés au premier regard", le laboratoire de l'amour
Alors qu’en ce mardi 8 Novembre les électeurs américains se ruaient aux urnes pour élire leur futur chef d’état, les experts de l’émission « Mariés au premier regard », diffusée ce même jour sur M6, s’affairaient pour trouver la moitié de célibataires français.
Sur les écrans de télévision pour la première fois, l’émission regroupait déjà plus de 3 millions de téléspectateurs impatients de savoir si M6 après « L’Amour est dans le pré » réitérerait l’exploit d’unir deux âmes en mal d’amour.
Le principe, quoi qu’osé, est simple. Des scientifiques, à l’aide d’une batterie de tests « scientifiques » établissent la compatibilité de célibataires qui, sur les bases des résultats obtenus, se voient attribuer un candidat du sexe opposé avec lequel ils devront se marier sans jamais l’avoir rencontré. Pour établir un couple, les participants hommes et femmes vont devoir passer par les filets d’un processus de sélection rigoureux : test olfactif pour définir l’odeur de leur futur partenaire, test sonore pour la voix, questions sur le biorythme (car il est impossible d’unir deux personnes n’ayant pas la même horloge biologique…) et enfin un questionnaire à choix multiples afin de mieux cerner les personnalités et les désirs de chacun. Le futur couple né de cet algorithme sentimental se marie puis passe six semaines de probable idylle en lune de miel avant de décider de rompre ou de conserver cette union.
Pour crédibiliser cette expérimentation scientifique de la rencontre amoureuse, M6 a réuni ses petits chimistes de l’amour. L’équipe est constituée de Catherine Solano, sexologue et andrologue (andrologie : spécialité médicale s’occupant de la santé masculine, en particulier pour les problèmes de l’appareil reproducteur masculin et les problèmes urologiques particuliers aux individus mâles ), Pascal de Sutter, docteur en psychologie et enfin Stephane Edouard, sociologue de couple (néologisme désignant un « conseillé de séduction » diplômé de… l’école de la vie).
Ce n’est pas la première fois que la chaine joue aux entremetteurs. En effet, durant onze saisons, la présentatrice de l’émission, Karine Lemarchand avait prouvé ses talents de madame Irma permettant à des agriculteurs français de rencontrer l’amour avec un grand « A ». Mais le traitement de la rencontre dans « Mariés au premier regard » est une innovation majeure dans le domaine de l’audiovisuel.
Alors que Stendhal, des années plus tôt, nous rendait la vision d’une scène de première rencontre passionnée et onirique entre Madame de Rênal et Julien Saurel, M6 nous donne à voir une expérience audiovisuelle froide et sans saveur, tentative illusoire d’une alchimie amoureuse.
La chaine part d’une hypothèse simple : qui se ressemble s’assemble. De là, elle établit son système de sélection pseudo scientifique. M6 met au point un véritable traitement médical audiovisuel du « virus célibat ». Les candidats sont traités comme des patients venant consulter docteur M6 dans l’espoir d’être soignés de l’épidémie de solitude amoureuse qui semble s’abattre depuis quelques années sur la population française. En effet, l’effervescence des applications de rencontre en ligne comme Meetic ou eDarling va dans le sens d’une difficulté croissante des célibataires à trouver l’amour par les voies « conventionnelles » de la rencontre physique. Les conditions plus traditionnelles de formation du couple se redéfinissent et bouleversent l’économie et le traitement audiovisuel de la rencontre. Surfant sur la vague des applications de rencontres organisées comme Tinder ou Happen, l’émission est ironiquement le fruit de ce triste constat de l’échec des rencontres traditionnelles et de la brièveté des unions maritales.
Mais alors que Tinder repose encore plus ou moins sur le principe de l’aléatoire et du hasard, M6 les nie fondamentalement. La première rencontre est cadrée, organisée, orchestrée minutieusement. De l’intimité de la sphère privée elle devient publique et construite à travers le prisme de l’écran. Déjà exploité par la chaine dans « l’Amour est dans le pré », ce système de mise en spectacle de la formation du couple conduit à la création d’un monde des sentiments illusoires. Cette lumière dirigée vers les mécanismes de la construction du couple (découverte des affinités, des odeurs, des goûts) fait office d’un aveu : celui de l’absence assumée de spontanéité de la construction audiovisuelle. Cette révélation brise l’enchantement télévisuel et trahit les intentions piégeuses, déjà largement soupçonnées par les téléspectateurs, de ce média. Le spectateur ne cède plus à la « suspension consentie de l’incrédulité » (Coleridge), et ne s’abandonne pas dans l’illusion de l’émission. Cet échec de l’enchantement se confirme dans la réception désastreuse de l’émission par les autres médias qui se complaisent de ne pas être « dupes » face à cette supercherie outrageante.
Pour le résultat de cette magnifique expérimentation rendez vous ce soir sur M6 à 21h.
Céline Jarlaud
Source et crédit photo:
M6 replay
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The Voice et le storytelling
Le storytelling, largement théorisé aujourd’hui, est souvent réduit à des fins marketings, ou politiques. Or, cet « art de raconter les histoires » est omniprésent, et dans The Voice, c’est assez flagrant.
Effectivement, si l’on fait un peu de calcul, l’émission The Voice dure (sans compter les publicités) environ deux heures pour les auditions à l’aveugle. Or, chaque émission des auditions à l’aveugle comporte 13 candidats, qui ont 2 minutes top chrono pour convaincre leur coach. Ce qui revient en tout à 26 minutes de pures prestations musicales.
Que se passe t-il donc dans l’heure et demi qu’il reste ?
Eh bien, entre autres, du storytelling.
The Voice : quelle télé réalité ?
Aujourd’hui très difficile à définir, la télé-réalité est pourtant un réel concept qui met à jour plusieurs éléments constitutifs, notamment décrit par Valérie Patrin-Leclère, maître de conférences au CELSA. The Voice appartient entièrement à cette catégorie, tout en s’en différenciant sur quelques points.
De prime abord, il y a une mise en situation de personnes volontaires et sélectionnées selon leur qualité – ici, le chant – qui ont envie de se montrer et qui sont filmées sur une période longue. C’est donc un programme excluant. Ensuite, le déroulement du programme repose sur une dynamique d’un jeu où l’on assiste à l’élimination progressive des candidats, jusqu’à un gagnant. Ce dernier, dans le cas de The Voice, obtient non une promesse de gain (quoique), mais une promesse de succès et de réussite dans le secteur de la musique, en ayant l’opportunité de sortir un album, mais aussi de participer à une tournée. Au cours de ce processus d’élimination, le téléspectateur va être invité à y prendre part, grâce un système de vote. Enfin, la diffusion va être faite par épisode s’étendant sur plusieurs mois.
Le modèle économique de cette émission est très intéressant, car, à l’instar de la Star Academy, The Voice se définit par sa diversification. Effectivement, au- delà de la publicité foisonnante, et des audiences mirobolantes (6.03 millions de personnes, soit 30.1% de part d’audience selon Médiamétrie pour le 2 avril), cette émission se décline en produits siglés, albums, tournées (The Voice Tour), …etc.
Toutefois, il est clair que The Voice se différencie de la télé-réalité clichée type Les Marseillais. Effectivement, cette émission renvoie davantage à la « télé coaching », aussi appelée, « la télé bonne fée ». A cet égard, elle n’a pas pour vocation de faire souffrir les candidats, mais plutôt de les aider.
Entre narrativité et récit
Concentrons-nous sur ce storytelling qui est omniprésent dans cette émission. Dans un premier temps, il est intéressant d’expliciter la nuance entre le récit et la narrativité. Philippe Marion, professeur à l’Université Catholique de Louvain, explique qu’un récit est un « bouleversement volontaire d’équilibre ». Autrement dit, pour qu’il y ait récit, il faut qu’il y ait un équilibre initial, une rupture, puis un équilibre final. Au contraire, la narrativité se contente d’un fragment de récit. Ce qui est intéressant dans The Voice, c’est que cette frontière devient plus confuse.
Les témoignages/commentaires pour les séquences des auditions à l’aveugle – la découverte des candidats – sont posés comme des récits, coincés dans un schéma répétitif : un équilibre initial (le « avant the Voice ») : le candidat explique son métier, sa vie, depuis quand il chante. Il y a généralement un témoignage rapide des proches. Puis, la rupture (le « The Voice »), et enfin, l’équilibre final : ce que The Voice lui apporterait. Pour autant, cet équilibre final n’est qu’une condition, un souhait. Dès lors, on pourrait plutôt considérer ces témoignages comme de la narrativité, dans le sens où ils ne sont qu’une partie du récit. Il manque la transformation, qui perdure tout le long de la totalité des épisodes du programme.
Par conséquent, chacune des ces narrativités, chacun de ces storytellings, construit un seul et même récit : celui de l’émission The Voice. C’est sur cette économie du commentaire que The Voice bâtit la continuité des séquences. Autrement dit, l’équilibre final équivaut au dernier épisode de la saison, clôturant ainsi ces premiers témoignages.
Le storytelling comme clé de la réussite
Du côté du public : Tel le rêve américain, ce sont ces témoignages d’anonymes galopant vers la célébrité qui motivent les audiences. Le storytelling porte en lui le rêve caché de tout à chacun : la réussite. Nous pouvons tous nous reconnaître dans ces histoires personnelles, c’est le pouvoir d’identification du récit. À titre d’exemple, le dernier gagnant de The Voice (ci-dessus), Lilian Renaud, était fromager en Franche-Comté. Ces « success(ful) stories » ont un certain écho dans une France aujourd’hui imprégnée de défaitisme. Au-delà des pures prestations musicales, on regarde The Voice pour croire en la réussite, car c’est une émission qui parvient à vendre du rêve.
Du côté du candidat : Le storytelling, comme en politique ou en marketing est utilisé dans The Voice afin que chaque candidat anonyme venant dans le même but et ayant la même qualité – savoir chanter – puisse se différencier.
Comme nous l’avons dit plus tôt, le public est pris en compte dans le processus d’élimination. Dès lors qu’il est question de vote, il est implicitement question de campagne, et, ce storytelling est la première communication des candidats envers son public. Il va permettre de toucher, en racontant une anecdote autobiographique, et en jouant sur le registre dramatique. À cet égard, pour ces candidats, le storytelling ne consiste pas seulement à raconter une belle et émouvante histoire : c’est surtout une forme de communication destinée à mobiliser les émotions, et persuader le téléspectateur de voter pour lui et pas un autre.
On peut parler en un sens de « campagne » car cette phase de témoignages est réalisée dans les 4 premiers épisodes, avant même que les votes du public soient pris en compte. C’est le prémisse dans l’aventure The Voice qui introduit cette idée de compétition.
Bien évidemment, ce n’est pas une manipulation diabolisée, mais une dimension bien réelle du récit, inévitable lorsqu’il est question d’élimination. C’est le jeu.
Clémence Midière
@clemmidw
Sources:
Valérie Patrin-Leclère – Cours du CELSA
Philippe Marion – Conférence « Les territoires de la médiagénie » CELSA
Médiamétrie (audience)
Crédits photos:
MyTF1.fr
Cash investigation ou la fabrique du buzz
« Bienvenue dans le monde merveilleux des affaires » : entre journalisme et communication
« Les secrets inavouables de vos téléphones portables », « Le business de la peur», « Marketing : les stratégies secrètes »… Derrière ces titres effrayants se cache, et vous l’aurez sans doute reconnu, l’émission Cash Investigation diffusée sur France 2. L’émission, qui part du constat que la vérité nous serait cachée, nous promet d’enfin lever le voile sur les cachotteries des grandes entreprises. Cet engagement, c’est le fond de commerce de la présentatrice et journaliste Elise Lucet et de son équipe de Cash Investigation. Et cette émission se distingue des autres par la figure du journaliste qu’elle met en avant. En effet, le journaliste de Cash, intrépide baroudeur, est en lutte permanente pour la démocratie, combat les autorités et prend même des risques. Le mythe du journaliste qui nous est ici présenté, c’est celui du héros qui dérange, qui remet en question ce qui nous paraît pourtant indubitable. Plus que tout autre, le journaliste est celui qui œuvre pour le bien commun. Dans cette construction, empreinte de bon nombre d’imaginaires professionnels, un objectif surplombe tout autre : la quête de la vérité. Mordante, agressive et toujours impétueuse, Elise Lucet n’hésite pas à piéger les grands patrons, et déboule en pleine réunion d’entreprise.
Parallèlement, l’image des professionnels de la communication dans Cash Investigation est toute autre. Montrés comme une armée de bureaucrates puissants mais incompétents, ceux-ci ne font que très rarement preuve de répartie lors des entretiens accordés aux journalistes de l’émission. Face aux demandes des journalistes, beaucoup choisissent la fuite (Carrefour, Apple), ou démentent les accusations dont leur entreprise fait l’objet (Danone, qui se ridiculise particulièrement dans l’émission Marketing : les stratégies secrètes). Et ces interviews sont réellement montrées comme l’angoisse suprême: ces cadres bien payés utilisent des stratagèmes diaboliques pour se payer la tête du consommateur, voire pire, étouffent de graves polémiques. Il est cependant décevant de constater qu’après le buzz, l’émission n’étend pas sa mission aux suites de ces affaires. A-t-on jamais eu, de la part de Cash Investigation, des informations à posteriori sur d’éventuelles poursuites pénales concernant les entreprises dénoncées ?
Alors les marketeux, les communicants, tous des méchants-pas-beaux ? Il semblerait que les enquêteurs de Cash investigation ne prennent pas en compte les nuances de ce milieu : effectivement le marketing existe, la collecte de data est une pratique bien établie, mais tout cela est encadré par des cadres légaux. Journalistes comme professionnels de la communication, à chacun d’honorer l’éthique du champ professionnel auquel il/elle appartient.
Inception: quand la télé vous délivre les secrets du marketing
Il faut néanmoins saluer la pertinence de Cash Investigation, qui propose des enquêtes approfondies et menées pour certaines sur plusieurs mois, et qui ont pour objectif louable de dénoncer les dérives du monde de l’entreprise. Pourtant, cette émission, comme tout autre production médiatique, ne pourrait pas exister sans les méthodes marketing qui la font fonctionner. Ces journalistes font également partie du système qu’ils incriminent, et appartiennent donc eux aussi à ce « monde merveilleux des affaires ». Cash Investigation doit ainsi faire face à quelques contradictions. A l’image de Carrefour collectant les données (pratique dénoncée dans la récente émission « Marketing, les stratégies secrètes », diffusée le 06 octobre 2015), France 2, comme toute autre entreprise médiatique, collecte les chiffres d’audience de Médiamétrie, incluant des données telles que les Catégories Socio Professionnelles (CSP), le sexe, les âges etc du public de ses programmes télévisés.
Déranger, dénoncer, remettre en cause les méthodes de ces grands patrons qui nous mentent… La méthode Cash Investigation, c’est celle du sensationnalisme permanent. Quelques émissions font très clairement l’objet d’une campagne de teasing sur les réseaux sociaux, un buzz créé avant tout pour attirer de nouvelles cibles, jeunes, connectées et soucieuses de ne plus se laisser « pigeonner » par la société de consommation. A grand renfort de scénarisation, ces teasings mettent en scène des personnalités connues du grand public : on se souvient par exemple de Rachida Dati et son « choc émotionnel » ( ) lors du teasing de l’émission « Mon Président est en voyage d’affaires », diffusée le 07 septembre 2015.
Et il faut croire que faire le buzz paye ! Il est en effet plutôt rare qu’une émission produite et diffusée sur une chaîne publique suscite autant d’intérêt. On comprend donc bien les motivations de Cash Investigation à entretenir cette méthode pour garder de l’audimat. Les audiences très fortes de l’émission en témoignent (voir image ci-dessous). Le « spectacle » Cash Investigation est en quelque sorte un scénario écrit à l’avance, qui suit un schéma prédéfini et reproduit à chaque émission, où les méchants patrons et les gentils journalistes sont clairement identifiés et montrés comme tels. Musique angoissante, rôles attribués, polémisation des thèmes abordés, Cash Investigation se présenterait-elle plutôt comme une émission d’infotainment ? Quelle peut-être la frontière entre information et divertissement lorsque qu’un programme télévisé se base sur l’exploitation du sensationnel pour des raisons commerciales ?
La psychose sociale, une méthode qui marche
Cash Investigation, émission programmée sur une grande chaîne du service public, illustre parfaitement la tendance à l’obsession du décryptage, cette véritable quête de nos sociétés 2.0. Car en effet, nous pouvons remarquer que chaque thématique abordée vise à mettre en lumière les grandes manipulations qui assujettissent le français normal. Et en touchant le consommateur moyen, Cash Investigation vise large et touche tout le monde. Ainsi, la majorité des émissions dénoncent les abus de grandes entreprises commercialisant des produits populaires : Apple, Danone, Carrefour, pour ne citer qu’eux. L’objectif de Cash Investigation est de casser l’image infaillible de l’entreprise. Les journalistes de l’émission confirment aussi nos suspicions concernant des produits, des entreprises ou des pratiques dont nous n’ignorons pas les vices. Ils dévoilent ainsi par exemple les liens qui unissent industrie du tabac et politique, ou encore les dérives du marché de la santé. La dénonciation des abus des entreprises par les journalistes relève donc quasiment de l’objectif citoyen.
La critique radicale de ce genre de pratiques est un exercice courageux et admirable. Mais quelle poids a cette parole, lorsque le locuteur est lui-même pris dans ce système qu’il dénonce ? A quand une émission Cash Investigation sur les abus des entreprises médiatiques et leur frénésie de l’audimat ? Car un journaliste qui ferait preuve d’autocritique à l’égard du système médiatique démontrerait certainement sa crédibilité professionnelle. Et celui-ci produirait alors des contenus d’une qualité qui dépasserait sans doute toute autre.
Mathilde Dupeyron
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Sources :
Guillaume Sylvestre, « Analyse des tweets du Cash Investigation sur les dérives du marketing : la CNIL au top, le flop de Danone », Cartozero
« Faut-il avoir peur d’Elise Lucet ? » Blog l’Entreprise
Tarik Mousselmal, Le buzz du jour – Cash Investigation, A l’heure digitale
Crédits images :
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Wikipédia
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M6 à la recherche d’un nouveau talent cousu main
« On aura tout vu », comme dirait l’autre. Ces dernières années on observe un véritable essor des émissions du type « Le meilleur… » cherchant le talent culinaire, musicale, acrobatique… On connaît bien ces émissions à la croisée du télé-coaching et de la télé-réalité telles que « Top Chef » ou « The Voice ».
Et dire qu’en voyant « Le meilleur pâtissier », petite dernière dans cette lignée interminable d’émissions « talents », on se disait que « maintenant, ils n’ont vraiment plus d’idées ». Et cependant, l’Italie nous a déjà détrompé en lançant un programme cherchant le meilleur écrivain.
De même, M6 nous surprendra de nouveau à la rentrée 2014 avec « Cousu Main », une émission – le titre le laisse facilement deviner – dédiée à la couture, l’autre pilier du savoir-faire français. Dans une adaptation du programme britannique « The Great British Sewing Bee » présentée par l’emblématique Cristina Cordula, il s’agira de « prouver qu’il est possible de confectionner à moindre coût les vêtements tendances que tout le monde aime porter ».
On remarque ici clairement la tendance actuelle du « récup’ » mais on distingue également la continuation d’une télévision « low-cost » rendue possible par la mise en scène d’anonymes et d’un programme déclinable en épisodes sur plusieurs semaines. Ainsi dans « Cousu Main » la dramaturgie sera fondée sur l’élimination, de fil en aguille, des participants par un jury d’experts.
L’avenir nous dira si la France s’intéresse à la couture, néanmoins, un but sera sûrement atteint : enchanter la consommation de produits liés à la mode.
Teresa Spurr
Sources :
Cbnews.fr
Lefigaro.fr
Crédit photo :
Marianne ROSENSTIEHL/M6 dans le NouvelObs
Splash, comme un cheveu sur la soupe
Un vrai faux flop ?
Retour sur une émission qui a agité le monde médiatique et suscité moult réactions dans l’opinion publique : Splash. Un concept « nouveau » : des valeurs, des vedettes, du spectacle, du vrai, du naturel… La promotion de l’émission depuis fin janvier n’est pas passée inaperçue. TF1 a lancé en grande pompe sa nouvelle émission du vendredi soir importée des Pays Bas. Les journalistes ont été intransigeants, en partie dépités, les blogueurs se sont manifestés, les twittos aussi, à leur façon, Jean-Marc Morandini a décrypté… Bref tout le monde en a parlé et tout le monde en a entendu parlé. Un nuage médiatique s’est formé avant le lancement de l’émission et s’est transformé en orage pendant sa diffusion. Un orage plutôt avantageux, c’est en effet grâce à lui que l’émission est tout de même restée au-dessus de la barre des 5 millions de téléspectateurs. Une orchestration parfaite plus qu’un buzz naturel.
Plus de mal que de peur ?
Si le fond de l’émission autant que la forme, ont suscité l’émoi des téléspectateurs et des professionnels, on peut s’interroger sur l’avenir de cette recette : une émission de divertissement qui se situe à la croisée des mondes, entre différents genres télévisuels. Elle parvient à s’imposer le vendredi en prime time sur la première chaîne grâce à l’orchestration totale de son lancement à sa production en passant par sa réception. Combien de temps encore va-t-on continuer à critiquer, à juger des émissions sans se rendre compte que l’on participe à leurs déploiements ? Il ne s’agit en aucun cas d’un jugement des téléspectateurs, chacun se divertit comme il l’entend, tant qu’il en est conscient. Pour aborder la question de l’enjeu de ce type d’émission il faut accorder au média télévisuel un certain pouvoir sur les individus.
Splash, parmi tant d’autres, c’est une adaptation du fond et de la forme pour trouver la recette miracle du succès coûte que coûte. On ne se situe pas vraiment dans la télé-réalité, trop télé-poubelle, mais on prône des valeurs humaines, tel que le dépassement de soi, comme justification de l’existence de l’émission et de la participation des « vedettes ». Un peu comme dans une autre émission elle aussi diffusée le vendredi soir, Koh Lanta, là aussi Denis Brogniart avait bien précisé qu’il ne voulait pas qu’on parle de télé-réalité… Splash, du divertissement pur et dur alors, mais qui sait mêler différents codes sans les rendre trop visibles, mais sans les nier complètement non plus.
Sur la forme, TF1 réussit encore un tour de maître, effet de buzz bien orchestré avant et pendant l’émission qui contribue à son succès, à le déclencher même. Un peu comme ça avait été le cas pour The Voice : le nuage formé par les critiques, les détracteurs, tout cela joue en faveur de la chaîne. Commentaires sur commentaires, critiques, débats, rumeurs : tant qu’on en parle on s’assure le succès. Si on voulait vraiment faire disparaître un programme on ne pourrait qu’opter pour l’abstention et l’ignorance, la meilleure des armes. Et c’est ce qui finira irrémédiablement par arriver, les téléspectateurs ne se laissent pas berner indéfiniment.
Le divertissement certes, et sur TF1 d’accord, mais avec une telle recette qui assure à la chaîne succès et rentabilité, tout devient possible. « Le concours des meilleurs tailleurs de haies ? », « Qui veut tondre ma pelouse ? », « Conduite avec les stars, les stars repassent leur permis ? »… La télévision, publique comme privée, n’a-t-elle pas aujourd’hui plus que jamais une responsabilité ? Si le divertissement doit rester rentable et libre dans sa composition, le média lui-même ne devrait pas faire le sourd quant à sa responsabilité sociale. On a su mettre un point d’honneur à ce que les entreprises assument leur responsabilité sociale et environnementale, ici elle prend peut-être un sens un peu différent, mais la télévision ne pourra pas continuer de passer à côté pendant longtemps.
Margot Franquet
Sources :
François Jost, « « Splash » sur TF1 : sous son apparente vacuité, une émission calibrée pour le succès », Le Plus Nouvel Obs
Nathalie Nadaud-Albertini, « « Splash » sur TF1 : pourquoi c’est un bon concept », Le Plus Nouvel Obs
L’express.fr
My TF1 Replay, Splash le grand plongeon
Les comédiens hors des planches : la promotion spectacle
Introduction
Sur les planches, ce sont les rois du rire et de l’improvisation. En dehors, les cartes sont redistribuées et le contrat de communication, instauré entre l’humoriste et son public, est ébranlé. Dans la tête du téléspectateur, de l’auditeur, les humoristes sont toujours drôles. C’est d’ailleurs cette caractéristique qui pousse les producteurs à les inviter sur différents plateaux de télévision.
Pour assurer la promotion de leur spectacle à la télévision, les comédiens français bénéficient de cadres d’énonciation télévisuels – divertissement pur, émissions d’actualité et d’information, «infotainment». L’enjeu est de maîtriser le contrat de communication en fonction de l’environnement médiatique et du public visé par l’émission, généralement populaire. Plus facile à dire qu’à faire.
De « Vendredi tout est permis » à « Vivement Dimanche » : du rire et encore du rire !
Les émissions de divertissement proposent aux comédiens une situation de communication rattachée à leur univers qui rappelle la salle de spectacle. Il n’y a pas de décalage sémiotique entre un plateau de télé orienté vers le divertissement et la mise en scène de plusieurs humoristes sur ce même plateau. Ainsi, les comédiens peuvent montrer qu’ils sont toujours drôles, qu’ils savent improviser selon les situations et qu’ils s’insèrent parfaitement dans la programmation télévisuelle du téléspectateur.
Néanmoins, le contrat de communication est parfois volontairement flouté. La promotion du divertissement est de moins en moins assumée et les formes de communication se dépublicitarisent en s’insérant dans le divertissement. Le 17 janvier 2011, Michel Drucker reçoit Jamel Debbouze dans « Vivement Dimanche », l’occasion pour Malik Bentalha, poulain de Jamel Debbouze, de faire une de ses premières interventions à la télé pour la promotion de son spectacle « Malik se la raconte » :
Michel Drucker : « Qu’est-ce tu peux dire pour te présenter ? »
Malik Bentalha : « Je m’appelle Malik Bentalha. J’ai 21 ans. En général, les gens disent que j’fais plus gros. »
(Rire)
Ici, la réplique provient du spectacle mais entre dans une logique de fausse improvisation qui prend le public en otage en ne lui laissant que deux choix : rire parce que c’est drôle ou rire parce que ça le met mal à l’aise.
« Vendredi tout est permis », la nouvelle émission d’Arthur constitue l’environnement parfait pour montrer le potentiel comique de l’artiste. Dans l’émission du vendredi 8 février 2013, Arthur appelle Rachid Badouri pour effectuer quelques pas de danse sur Michael Jackson avant de lancer : « Faut aller voir le spectacle de Rachid parce que non seulement tu danses mais tu as un sketch sur Michael Jackson ! », ce qui permet à Badouri de placer une réplique de son show : « Je voulais même devenir blanc, j’étais jaune et je voulais devenir blanc. » Lors des émissions de ce type en prime time, la promotion des artistes tend à devenir son propre objet et à créer une émission multi-promotionnelle, parasitée par une publicité incessante qui participe du divertissement populaire.
Les humoristes prennent la parole dans le débat public : rien qu’une histoire de casquette !
Être humoriste reste un métier à temps partiel, on ne peut pas être drôle tout le temps. Les humoristes prennent de plus en plus de poids dans le débat public, surtout depuis la dernière campagne présidentielle de 2012. Selon un sondage Ipsos, publié en automne dernier, les humoristes gagnent en crédibilité car ils sont perçus comme « hors-système » et donc dignes de confiance. À travers leur prise de parole hors-scène, les humoristes deviennent de véritables leaders d’opinion et influencent de plus en plus leur public, à l’image de Guy Bedos, Stéphane Guillon ou encore Jamel Debbouze. Le 21 novembre 2011, Guy Bedos, humoriste, est invité dans l’émission de Laurent Ruquier « On n’est pas couché » pour parler de son nouveau spectacle. Pourtant, la conversation tourne dès le début à l’affrontement entre E. Zemmour et G. Bedos sur la question du logement. Parler du spectacle devient ensuite difficile car la casquette de Bedos n’est plus celle de l’humoriste mais celle du militant social.
Il en va de même pour les présentateurs ou sportifs qui se reconvertissent dans le one-man show. Arthur n’était jadis qu’un présentateur ordinaire du PAF, jusqu’en 2005 où il passe de l’autre côté de la barrière en montant son one-man show « Arthur en vrai ». Résultat: Arthur présente ses émissions de télévision avec plus d’humour pour inciter son public à le suivre en salle. L’actualité de l’artiste détermine son mode d’expression et son rapport avec le public, ce dernier subissant, malgré lui, la promotion d’une actualité brûlante.
Steven Clerima
La scripted reality : le réel low-cost spectacularisé
Famille, argent, séduction, mensonge, injustice… Autant de sujets sociétaux dont se nourrit la scripted reality. La scripted reality ou fiction du réel, ce sont tous ces nouveaux formats qui pullulent sur nos écrans, des émissions ovnis qui retranscrivent des psychodrames de la vie quotidienne, des faits divers en tous genres. Entre télé-réalité, magazine et fiction, ces nouvelles émissions font débat en France, tant sur le fond que sur la forme de ce nouvel hybride. Leur plus lointain ancêtre français remonte sans doute aux années 1990, avec la diffusion sur la cinq puis sur TF1 de « Cas de divorce » qui narrait, sur le mode du réel, des divorces dans les tribunaux.
Le succès de ce genre d’émissions réside dans l’hybridation de différents codes et rapports de l’intimité au média télévisuel. Une hybridation qui pose problème, le CNC refuse d’apporter des subventions à un genre qu’il n’estime pas du ressort de la création, et le CSA quant à lui, hésitait jusqu’au 11 janvier dernier, à considérer ce nouveau genre comme des œuvres de création. Désormais les émissions comme « Le jour où tout à basculé » ou « Si près de chez vous », toutes deux diffusées respectivement sur France 2 et sur France 3, entrent donc dans le quota d’œuvres de création imposé par le CSA. Pour autant chaque émission sera étudiée au cas par cas avant de lui accorder un statut qui pèsera son poids dans la balance des négociations avec le CNC.
Malgré la reconnaissance du CSA et de l’audience, la scripted reality soulève des interrogations quant à la qualité réelle de ses conditions d’écriture, de production et du lien étroit qui s’établit entre le « nouveau » genre et son public.
Une création mise en danger
L’audience est au rendez-vous et il faut admettre le succès de ces émissions auprès du public. « Au nom de la vérité » sur TF1 parvient à capter 20% des audiences auprès de la fameuse ménagère de moins de 50 ans. Une belle progression à un horaire creux (à 10 heures sur TF1 pour « Au nom de la vérité », 14 heures sur France 3 pour « Si près de chez vous », 16 heures sur France 2 pour « Le jour où tout a basculé », les audiences sont très bonnes, on compte entre 800 000 et 1 million de téléspectateurs chaque jour sur France 2, et niveau retour sur investissement les chaînes sont gagnantes. On peut même parler d’émission « low-cost », d’ailleurs les sociétés de production ne s’en cachent pas. Maxime Maton, directeur du développement de la Concepteria du groupe Julien Courbet Production, assume cette qualification qu’il ne voit pas comme un défaut. Le low-cost à la télévision c’est donc environ 30 000 euros par épisodes. En comparaison, un épisode de la série « Plus belle la vie » s’estime entre 100 000 et 200 000 euros, un coût multiplié par au moins quatre pour une série qui était déjà très décriée dès ses débuts. Le problème réside donc ici, dans les conditions de création et de production de la scripted reality.
Si Maxime Maton estime que cette nouvelle écriture « a beaucoup de bienfaits, au delà de répondre à une demande, que ça marche en terme d’audience, ça donne quand même du boulot à beaucoup de monde » ; elle n’offre pas aux auteurs et aux acteurs les conditions de travail idéales à la création. Pour un épisode de 22 minutes il faut compter 2 jours de tournage, une ou deux prises pas plus, et les scénarios doivent couler à flots. Le jeu des acteurs est assez aléatoire, avec ces moyens financier on ne peut effectivement pas s’assurer les services de Marion Cotillard, et en même temps on ne leur laisse pas le temps de développer leur jeu d’acteur. Pour le téléspectateur ignare qui ne parvient pas à suivre les dialogues, la voix-off est là pour lui ré-expliquer ce qui se passe. Un jeu d’acteur médiocre, peu de décors, une voix-off omniprésente, des plans douteux… autant de faibles moyens qui nuisent à la qualité créatrice.
Afin de rester dans cette logique de flux (magazines, jeux télévisés…), les chaînes délaissent la fiction traditionnelle, à commencer par les feuilletons quotidiens. Le PDG de France Télévision, Rémy Pflimlin vient d’abandonner l’une des promesses phares de son mandat : la déclinaison d’une série quotidienne sur France 2. Même réaction de rétropédalage chez TF1, trop de risques, on préfère éviter de se lancer dans un chantier à 25 millions d’euros qui risque fort de ne pas être concluant en terme d’audience. Les chaînes cherchent de nouveaux genres susceptibles de coller au comportement de zapping et à cette logique de flux, en s’inspirant notamment des émissions courtes déjà présentes depuis quelques années en Allemagne notamment. La fiction du réel donne une réponse efficace à tous ces impératifs économiques, sociaux et culturels.
La fiction du réel ou spectacularisation de l’intimité transformée
La scripted reality s’inscrit finalement dans la continuité de la télévision de l’intimité, s’ajoutant à la liste des différents genres qui ont déjà fait évoluer le rôle de l’intimité au miroir des médias, reality-shows, talk shows et télé-réalité. On est passé d’un mode du divertissement dans les années 1980, qui consistait à la construction d’un monde fictif n’ayant pas de rapport direct avec la réalité, le quotidien du téléspectateur lambda, d’un mode de l’évasion à un mode de divertissement où l’intimité est mise au premier plan avec l’apparition dans les années 1990 dans premiers reality-shows. On ne cherche plus à sortir de la réalité, au contraire, on doit pouvoir se retrouver dans les individus que l’on observe dans ces émissions. Là où la variété divertissait en montrant ceux qui avaient réussi, la télévision de l’intimité nous divertit en montrant tout le monde et en particulier ceux qui risquent de perdre.
Les émissions de ce nouveau genre mettent ainsi en scène des faits divers, une scénarisation sommaire qui tend à reproduire la réalité et non à construire un univers fictif, et son esthétique propre. La scripted reality cherche à renvoyer au téléspectateur une image du réel et de l’intimité de personnages appartenant à la même réalité. Elle essaye ainsi de renvoyer une image menaçante et menacée de l’extérieur en projetant ces fictions du réel à l’intérieur du foyer, à l’abri de cette réalité. Tout se passe comme si on avait besoin du face à face avec l’évènement inquiétant, de toucher du regard le vertige du vécu alors que la création a pour principe de chercher à se départir de la réalité pour créer un monde à part dans lequel on peut se projeter. La fiction construit en effet un monde dans lequel on aimerait pouvoir entrer sans jamais y parvenir. À l’inverse la scripted reality se fait le miroir du réel que l’on cherche àfuir, dans lequel on ne veut aucunement se projeter. En un sens pourtant elle se fait donc le miroir de la réalité des téléspectateurs mais qui cherchent à s’en défaire. Les personnages sont issus de faits divers, de cette réalité partagée, tout comme la télé-réalité met en jeu des individus anonymes, la scripted reality nous montre ces individus qui pourraient être un voisin, un collègue, une tante…ou nous-mêmes. De ce point de vue c’est une partie de l’intimité qui est ainsi montrée, on cherche à spectaculariser le réel à travers le médis télévisuel et le genre fictionnel. La scripted reality ne propose pas d’autre représentation du monde.
D’un syndrome de l’évasion, on est passé à un syndrome de la réalité, et la scripted reality renouvelle le rapport à la télévision de l’intimité en incluant une part consciente de fiction. Elle scénarise notre réalité comme le font certaines fictions en faisant dans le même temps la promesse de l’authenticité et de la vérité, à la manière d’autres genres de la télévision de l’intimité.
Margot Franquet
Sources :
Arrêt sur image, « Je suis une voyeuse et je m’en flatte », émission du 31/08/2012
Arrêt sur image, « Les fictions du réel, ou la recette de l’audience aux heures creuses », Sébastien Rochat, 13/09/201
Arrêt sur image, « Filippetti ne veut plus de fictions du réel sur France TV », le 29/10/2012
Médias le magazine, émission du 14/10/2012
Stratégie n° 1704-1705 20/12/2012, « Cachez ce programme que je ne saurais voir », Bruno Fraioli
Les Revenants, tout un symbole
Entre réel et fantastique, les Revenants parviennent à créer un entre-deux grâce à certaines interfaces symboliques. Découvrez lesquelles avec Sibylle Rousselot et Clara Iehl.
Quand le fantastique s’invite dans la chair
En premier lieu, on peut dire que la série des Revenants s’inscrit, par définition, dans une dialectique fondatrice : celle de la rencontre entre l’ailleurs et l’ici-bas.
La corporalité humaine imprègne fortement les huit épisodes : cette odeur forte de la vie, celle du sang, se mêle simultanément à l’odeur de la mort, de la décomposition.
Il s’agit d’une chair bien réelle, et là repose l’intrigue de la série : cette chair est partagée tant par les vivants que par les morts … vivants. Dès le premier épisode, Jérôme Séguret souligne le cœur du problème : c’est bien beau de vouloir briser la mort, mais encore faut-il que la vie ait les moyens de recoller les morceaux. Avec ce regard psychologique sur l’intégration des revenants, la série prend le parti d’une fiction incarnée.
Elle accentue ainsi les postures des corps, immortalisés sur les photos de Léna ou du bar local, blafards sous l’éclairage anxiogène de cette ville où les morts reviennent. Qui dit résurrection, dit corps. La première chose que font tous les revenants quand ils le peuvent, c’est manger, excessivement. Les revenants sont bien des plus-que-vivants. Cette accentuation de la corporalité se traduit par la focalisation de la caméra sur la peau. Les peaux de Victor, Simon, comme Camille, qui voient leur nouveau corps se nécroser, et partir en lambeaux. La peau du dos de Léna, où surgit une cicatrice grandissante, blessure inconnue que seule une mixture végétale parvient à soigner.
La mort s’incarne elle aussi au sein de la série. Outre l’enterrement de M. Costa au début, la mort apparaît sous une lumière plus crue encore, dénudée et sans pudeur, lorsque le cadavre de Simon est refourgué dans les tiroirs de la morgue. Elle rôde comme une menace à la nuit tombée, en la personne de Serge qui incarne la grande faucheuse cannibale, tout en endossant le rôle du chasseur de bêtes sauvages.
A la chair souffrante, marquée par les lésions et l’action putride de la mort, répond la chair de désir, brûlante de vie : sexualité bestiale, chasse, cannibalisme. L’insatiable appétit de vie provoque l’instinct de mort, mais surtout le sursaut de sur-vie, avec le retour des défunts. Il s’agit presque d’un éternel cercle vicieux – ou vertueux ? Nous n’avons que le fin mot du début – dans laquelle la vie se mord éternellement la queue.
La série s’ancre non seulement dans la chair, mais aussi, plus généralement, dans l’espace et la matière : il y a l’eau, thème si puissant de la série (abordé plus loin dans l’article) que l’on veut contenir, les bois environnants que Serge débite avec rage, la pierre tombale violée par des vivants incrédules, et même le cuir du déguisement de Julie, lacéré au moment de son agression. La matière semble transgressée, aussi bien que la chair. Sur un plan global, la spatialisation de l’histoire apporte sa propre pierre à l’édifice corporel de la série. Les habitants évoluent dans des lieux forts, typiques, à l’identité marquée. Le site internet insiste ainsi sur les lieux-dits : « place mairie », « tunnel », « le chalet des Costa », « la Masure », « le barrage », « the Lake Pub », « l’abribus ». Les montagnes prennent le village en étau, de sorte que le décor agit en vase clos, comme l’enveloppe charnelle dont on ne peut s’échapper… même en mourant !
La tentative de fuite et le déchaînement sont la conséquence de cette vie exacerbée, principe même de l’hybris que les Grecs dénonçaient en leur antique sagesse. Le barrage s’est rompu et les morts reviennent.
Cette fracture de la réalité, de l’entendement, invite à lever les yeux vers le ciel, du moins questionner le sur-réel. Et la série d’assaisonner son intrigue de re-venants avec une spiritualité du tout-venant.
Il y en a pour tous les goûts en effet, le motif commun étant la recherche du lien entre l’ici et l’au-delà. La religion, parce que son but premier, sémantique, est de « relier », se retrouve dans la traditionnelle église de village avec son curé, que les personnages ne manquent pas de venir chatouiller sur le sujet épineux de la Résurrection. Les allusions bibliques et mystiques émaillent elles-aussi la série. On note par exemple les expressions de « brebis égarée » et d’« ange », la focalisation sur les crucifix, les prénoms de Simon et Pierre, ou même le chiffre 7 (lors des analepses 7 ans en arrière), celui des 7 péchés capitaux ou des 7 dons du Saint-Esprit, généralement considéré comme un chiffre plénier et parfait.
Surgit également un questionnement d’ordre purement méta-physique, chez Julie notamment, qui ne croit en rien si ce n’est qu’elle a survécu pour une raison surnaturelle. Cette raison lui apparaît sous les traits d’un revenant, Victor ; entre les deux se développe une sorte d’alchimie magique que Victor synthétise avec ses croyances d’enfant. Elle est sa fée protectrice.
Et comment aborder le sujet de l’au-delà sans faire allusion à la voyance et au spiritisme ! C’est le personnage de Lucy qui intervient sur ce point, personnalisation même du passage entre la chair et l’esprit puisqu’elle communique avec les morts au moyen de relations … sexuelles. L’atmosphère vaporeuse de la série, saturée de miroirs, de bougies et de voiles ou tentures, ancre davantage encore l’intrigue dans cette ouverture au surnaturel. Le hameau constitue d’ailleurs un terreau d’imaginaires propice aux fantasmes. L’indice du journal de presse sur le site internet l’écrit clairement : ce sont des gens qui aiment interpréter ce qu’ils voient. Il brouille cependant les pistes, au risque de noyer la série dans un bain de mystère, en comparant les survivants de la catastrophe du barrage à des fantômes… A moins qu’effacer toutes frontières entre réel et sur-réel ne soit précisément le but de la série. Elle se hisse ainsi avec force sur la crête du fantastique, avec le risque de chuter dans l’abîme des questions sans réponses. La curiosité de l’audience veut qu’on lui rende des comptes.
Le lien humaniste, quant à lui, remplace sur le terrain une religion un peu trop éthérée (cf. les réponses psycho-gazeuses du prêtre), sous les traits caritatifs de l’association La Main Tendue. D’un No Man’s Land initial elle devient le cœur même de l’intrigue, lors de l’ultime épisode. La Main Tendue concrétise l’effort des habitants pour faire face à l’imprévu, depuis l’accueil bienveillant proposé à tous, y compris les revenants, à la posture de citadelle assiégée face à la horde finale de zombies. Ce revirement paradoxal souligne combien ténue est la relation établie avec l’au-delà.
La dimension surnaturelle s’immisce dans la fracture du réel. On ignore l’origine-même de cette fracture, si c’est l’étrange qui s’impose ou la normalité qui dysfonctionne. Or la réponse surgit précisément dans l’interstice. Il existe une troisième dimension, celle de l’entre-deux.
L’entre deux, l’interface, la dualité
Les doubles
Présents à foison dans la série, on les trouve dans les reflets de miroirs, de vitres, ainsi que dans l’eau, mais également dans la gémellité, les couples de personnages, et au niveau technique, dans les séparations de plan. Les reflets dans les miroirs et vitres sont omniprésents. Dès le premier épisode, lorsque Camille entre chez elle, on la voit en double du fait du miroir à côté de la porte. La première fois que Simon voit Adèle, on a même un double reflet : dans la vitre et dans le miroir d’Adèle.
Ces reflets ont d’abord une fonction pratique. Dans les premiers épisodes surtout, ils sont multipliés afin de montrer que ces revenants sont bien réels. En effet, dans les légendes de fantômes, sorcières, vampires, zombies et autres personnages légendaires, ceux-ci n’ont pas de reflet dans les miroirs – c’est même un moyen d’élimination de sorcière ou de vampire. Ces reflets semblent donc appuyer la réalité des revenants, en les rendant plus concrets, plus réels, plus palpables. Voir son propre double dans un miroir est également une façon de prendre conscience de soi.
Les vitres et miroirs représentent aussi des séparations entre vivant et revenant : Victor et Julie sont séparés par la vitre de l’abribus ; Simon rencontre d’abord Julie, et de même, il est séparé d’elle par une vitre. Ainsi, les vitres prennent une autre dimension : celle de l’entre-deux.
La gémellité est incarnée dans les personnages de Camille et Léna, mais également dans le fait que les personnages fonctionnent souvent par deux. On pourrait dresser une longue liste de tous les « couples », dont certains seraient plus évidents que d’autres. On pense évidemment à Julie/Victor, Simon /Adèle, Camille/Léna, mais on peut aussi considérer les duos Lucy/Simon, Léna/Jérôme (son père), Camille/Claire (sa mère), etc. On retrouve cette dualité dans le générique, lorsqu’on aperçoit deux personnes qui s’embrassent allongés dans l’herbe à côté de deux tombes (on remarque d’ailleurs la présence d’un papillon, dont on reparlera plus loin) et dans les affiches de la série.
Cette dualité est accentuée par une technique cinématographique : la division dans les plans. Par exemple, lorsque Claire revoit Camille pour la première fois, celle-ci est dans la cuisine tandis que la mère est en bas des escaliers : elles se voient, s’entendent et peuvent se parler et sont pourtant dans deux pièces différentes. Cet effet particulier est créé par l’architecture très ouverte de la maison des Séguret.
Enfin, les reflets dans l’eau (comme par exemple dans le générique, on voit une petite fille tourner autour d’une colonne, un ballon rebondir, or le reflet dans la flaque d’eau est différent) sont d’autant plus importants que l’eau est un élément central dans Les Revenants.
L’eau
En effet, le lien de transition entre le réel et le fantastique, c’est l’eau. Entre surface et profondeur, comme un miroir qui ouvre à une autre dimension.
On y revient sans cesse. L’eau est omniprésente, du générique au décor ambiant : elle alimente en électricité, et représente donc la raison d’être du village, qui est venu s’installer au bord du lac. Cette eau–énergie se transforme ainsi en fluide électrique, comme le montre la tension des lignes de l’usine dans le générique. Symbole de vie, elle est au cœur du questionnement que pose la série : les revenants sont-ils des vivants à part entière, malgré le fait qu’ils sont censés être morts ? Bien des exemples nous laissent penser que les revenants seraient mêmes plus vivants que les vivants. (On pense à Victor et son sourire impassible face à la nervosité de Julie, ou à l’innocence de Camille dans les premiers épisodes face au mal-être évident de Léna). L’eau, et plus généralement cette interface de miroirs et de vitres, est le lieu à proprement parler d’une révélation. Elle dévoile de fait la présence des personnes, à travers les judas ou les portes vitrées, jusqu’à ramener à l’air libre tout un village englouti.
Le thème de l’eau se fait l’essence-même de la série. Les affiches sont ainsi constituées autour de ce motif du double, dans la photographie comme la typographie. Elles jouent de l’inversion et de l’imparfaite symétrie entre le réel et son reflet, le binôme du vivant et du revenant ; ce n’est pas un jeu de miroir exact puisque la série se construit autour de l’étrange et de l’anormal, avec le retour de ces morts. Quant à la typographie du titre, elle se fixe justement autour d’une ligne de brisure qui décale le haut et le bas, reproduisant l’effet d’optique propre à l’eau.
Cette eau est même source de vie spirituelle, puisqu’elle est symbole de renaissance et de purification. Le journal de Serge, un des indices laissé sur le site, insiste sur cet aspect salvateur de l’eau, quasi-baptismal. Sa mère l’enjoint en effet d’y laver ses péchés. Il se sent lui-même attiré par le lac, comme hypnotisé, attiré par cette énergie fluide. Le pouvoir de celle-ci demeure cependant ambigu : eau qui sauve, eau qui noie. Car elle est aussi celle qu’il faut contenir par le béton du barrage, celle qui a détruit tout un hameau, des centaines de vies, animales comme humaines.
Le papillon
Enfin, le papillon, symbole de renaissance, ou plus exactement de métamorphose, de changement, est omniprésent dans la série. Dans la mythologie grecque, le papillon est même symbole d’immortalité (or, on sait que les revenants ne peuvent pas être tués une deuxième fois). C’est le papillon qui vient à la vie le premier, comme s’il annonçait les phénomènes étranges à venir. Il semble vouloir s’échapper, fuir peut-être. Il est souvent associé à une vitre ou un miroir (notamment des les épisodes 1 & 8), ce qui rappelle le symbole de l’entre deux, de l’interface. Le papillon est également associé à la lumière dans les épisodes 1 & 5.
Le papillon, avec ses ailes aux couleurs vives, contraste avec les « ternes teintes de la désolation » (indice n°4 sur le site, journal sur la catastrophe), ce qui en fait une figure rassurante, tout comme Lucy vis-à-vis des autres personnages de la série. Elle n’est pas forcément un personnage rassurant pour les téléspectateurs, mais elle est incontestablement douce et sa présence semble apaiser les personnages de la série, que ce soit Jérôme ou Simon avec lesquels elle a un rapport sexuel afin de connaître leur passé, ou Alcide qui veille sur elle lorsqu’elle est à l’hôpital et qui lui écrit une lettre (indice n°3 sur le site).
Une étrangeté latente
La surface de l’eau comme les miroirs révélateurs ne sont que l’expression de la profondeur, d’une réalité autre. Le genre fantastique repose sur la dynamique de l’étrange, dont le sens premier est ce qui est extérieur, étranger.
La prégnance d’un trouble croissant, ici, est évidente. Le mal qui ronge, qui corrode, est un ressort typique des films de zombie. Un mal qui hante, en définitive.
On ressent tout d’abord la tension de l’eau. Elle est palpable dans sa décrue, au fil des épisodes, et notamment sur le visage ainsi que dans les conversations des ingénieurs du barrage. La tension se traduit d’ailleurs concrètement en énergie, grâce à l’usine. Puis la sur-tension intervient avec la coupure d’électricité, manifestation d’une perturbation étrangère, tout comme cette eau boueuse qui surgit des lavabos.
On peut aussi relever la tension humaine. La peur est évidemment présente, mais ce sont surtout les diverses violences qui en témoignent, dans les blessures tout comme les agressions physiques et verbales.
Enfin, l’atmosphère même de la série laisse suinter, avec brio, une sourde inquiétude. De nombreux commentaires ont été faits sur l’esthétique peaufinée de cette première saison, soulignant par exemple le rôle signifiant des jeux de lumière ou l’intervention d’une musique identitaire. Les affiches concentrent quant à elles tout l’esprit de la série, à savoir la rencontre de l’étrange. Miroir d’eau emblématique et constitutif de l’image, duos morts/vivants, surface/profondeur, teintes grises et verdâtres…
Ce mal qui ronge se définirait presque comme une perversion, si l’on tient compte par exemple de la perte d’innocence des enfants. La fille d’Adèle, ou le petit Victor se trouvent plongés au coeur de drames. Ils voient la mort en face, et cette perturbation de leur ingénuité ressort dans l’expression-même de l’occupation enfantine : le dessin. Point de charmantes princesses ou de bonhommes souriants, mais des gribouillis monstrueux et sanguinolents, ainsi que des portraits de suicidaires.
Le sentiment de sécurité est lui aussi perverti : la menace ne vient plus de là où on l’attendrait. Ainsi l’église n’est plus un refuge, ce que Simon apprend à ses dépens lorsque les gendarmes viennent l’y arrêter. Ainsi la maison d’Adèle qui voudrait cacher les amants se révèle-t-elle truffée de caméras. Ainsi le barrage semble-t-il ne plus remplir sa fonction.
L’homme semble totalement démuni devant le cours de la vie parce que l’étrange surgit dans son intimité. Il n’est plus rien alors, car il est en prise au déterminisme du temps et de l’espace, du passé qui régit le présent, du lieu-prison dont la fuite est impossible. Par delà l’empreinte de la désagrégation et de la finitude, la peau dont on a déjà vu l’importance, va jusqu’à concrétiser chez les défunts revenus la marque de l’étrange. En effet, il s’agit bel et bien d’une nature périssable, et ce même après la mort. Non moins dérangeante est l’intrusion de l’étrange au sein même du corps, dans les blessures, voire dans le ventre d’une femme (cf. le bébé d’Adèle, fruit de son union avec le revenant Simon).
Finalement, on assiste à l’aboutissement d’une intrigue où tout est renversé : psychologie devenue action, familles écartelées, hameau déserté, menace généralisée.
Cependant tous les repères ne sont pas bouleversés. Ces repères-clefs sont ainsi davantage mis en exergue, tels des piliers résistants à la dévastation. Le motif du double se révèle en effet être un lien, et ce entre Victor/Julie, Camille/Léna, Camille/la mère, Léna/le père, Lucy/Simon, Adèle/Thomas. Des points d’ancrage sont enfin repérables dans l’atmosphère de flou et d’inconnu : la musique, lancinante, inquiète mais rassure en même temps, parce qu’on la reconnaît. La métamorphose qui réside dans la présence du papillon, s’exerce dans l’évolution psychologique des personnages, souvent positive. Le sacrifice de certains vivants pour leurs morts, inversion ultime, symbolise finalement la victoire de la vie, parce qu’ils croient en la renaissance.
Sibylle Rousselot (pour « Quand le fantastique s’invite dans la chair » et « Une étrangeté latente »
Clara Iehl (pour « L’entre-deux, l’interface, la dualité » et « Une étrangeté latente, bouleversante »)