Culture

Lolita et la culture du voyeurisme

En 1955, Vladimir Nabokov trouve enfin une maison d’édition qui veuille bien prendre en charge la publication de son roman Lolita après le refus de 6 éditeurs américains qui craignent des poursuites judiciaires et morales. Censuré en France jusqu’en 1958, Nabokov sait qu’il tient entre ses mains une bombe, tant son récit est sulfureux et choquant. Écrit à la première personne du singulier, l’ouvrage se construit comme la confession de Humbert Humbert, pédophile de 37 ans qui nourrit une relation incestueuse avec sa belle-fille de 12 ans, Lolita. A la levée de la censure, le roman de Nabokov s’exporte dans le monde entier : 180 j​ours en tête des ventes aux Etats-Unis avec 100 000 exemplaires vendus en trois semaines, Lolita s’est aujourd’hui écoulé à 15 millions d’exemplaires à travers le monde et figure dans la majorité des classements des meilleurs romans du XXe siècle. Acclamée pour son style littéraire, l’œuvre continue néanmoins de susciter d’importants débats moraux et philosophiques. Car la figure de Lolita a dépassé les cadres de la littérature pour devenir une icône sexualisée, souvent déconnectée de son statut de victime dans le récit de Nabokov. Cette réduction en objet de désir reflète une tendance culturelle plus large ou les questions d’abus et de consentement sont occultées au profit d’une fascination pour le scandale et l’interdit qui passe notamment par une sexualisation des jeunes femmes dans les médias. Le mythe de Lolita devient ainsi celui d’une tentatrice, transformant une histoirie d’abus sexuel en une fable ambiguë, voire glamour, qui nourrit la fascination voyeuriste du public.  Lolita, le regard voyeur du spectateur à l’épreuve.  Le voyeurisme est un élément central du roman de Vladimir Nabokov et l’histoire tout comme le processus de lecture en permettent l’exploration inconfortable. Par voyeurisme, on entend caractériser la personne qui tire un plaisir et une excitation sexuelle de la vue de la nudité et des rapports sexuels d’autrui. Ainsi, Humbert Humbert est le portrait type du voyeur. Au détour d’un parc, “assis sur un banc dur”, il observe des “nymphettes folâtrer en liberté”. Ces moments de solitude sont l’occasion de rêveries extatiques comme lorsqu’il observe cette “petite beauté antique parfaite vêtue d’une robe en tartan” qui devient le moteur imaginaire de son excitation : elle “posa avec fracas sur le banc à côté de moi son pied lourdement armé pour aussitôt plonger en moi ses minces bras nus et resserrer la courroie de son patin à roulettes, et je fondis sous le soleil, avec mon seul livre pour feuille de vigne, tandis que ses bouclettes châtain retombaient partout sur son genou écorché, et l’ombre des feuilles que je partageais palpitait et se dissolvait sur son membre radieux tout près de ma joue caméléonique”. Rappelons qu’il s’agit d’une enfant. Comme Lolita, elle est moins perçue aux yeux du narrateur comme une personne à part entière que comme un simple objet de désir, un agencement de traits physiques. Ce regard déshumanisant illustre la dynamique de pouvoir et d’exploitation inhérente au voyeurisme : il n’existe pas de consentement et Humbert Humbert reconnaît lui-même “une multitude de ces menues idylles à sens unique”.  Plus tard, il émigre aux Etats-unis où il rencontre Charlotte Haze, mère de Dolorès, sa fille de 12 ans surnommée Lolita. Pour se rapprocher de celle qu’il désire plus que tout, il se marie avec Charlotte avant de la voir mourir, devenant le beau-père de sa bien-aimée, Lolita. Son regard précédemment voyeur devient alors le moteur d’une domination physique sur la jeune fille de 12 ans. Nabokov écrit : “Elle resta blottie contre moi, à regarder la télévision, tandis que je me rongeais les sangs pour savoir comment et quand je pourrais l’avoir”. À une autre moment, il relate : “Il m’a fallu des heures pour la calmer, pour lui expliquer que ce que les adultes faisaient n’avaient rien de mal, en soi, si personne ne l’apprenait.” avant d’écrire “Ce n’était pas de l’amour, comme elle me l’a dit bien plus tard. Elle pleurait parfois la nuit, et j’étais son bourreau”. Mais si Humbert Humbert à travers ses propres aveux reconnaît son rôle de voyeur puis d’agresseur, la brutalité de ses actes est souvent masquée par une prose complexe souvent qualifiée de poétique et qui fait du lecteur un voyeur à part entière.  Ainsi, le récit à la première personne place le lecteur dans une position embarrassante et inconfortable qui se retrouve malgré lui plongé dans l’esprit du narrateur. En nous faisant lire ses pensées, il nous rend dans une certaine mesure complices de ses atrocités. La lecture du roman devient une expérience intrinsèquement transgressive car le récit brise tous les carcans et les tabous sociaux et moraux. La prose poétique caractérisée par la multiplication des images et métaphores contraste avec la noirceur des actes décrits qui ne sont jamais clairement formulés. Nabokov force par cette manière le lecteur à ressentir un mélange d’attirance et de répulsion rendant la lecture inconfortable mais profondément introspective. Ainsi, Lolita nous invite à réfléchir sur la manière dont nous consommons des récits de transgression et sur notre propre rôle dans la perpétuation de certaines formes de voyeurisme. Nabokov nous pousse dans nos retranchements, nous force à examiner nos instincts et nos propres biais en tant que lecteurs. Le voyeurisme littéraire que le roman nous impose n’est pas une fin en soi mais un outil critique pour interroger la manière dont nous regardons le monde et les autres.  “Lolita, méprise sur un fantasme” On emprunte ici le titre à un excellent documentaire éponyme réalisé par Olivia Mokiejewski et diffusé sur Arte en 2021. Il y est question de la genèse du chef-d’œuvre de Nabokov et de sa lecture actuelle. Car la trajectoire de Lolita depuis sa parution est déconcertante : orpheline de 12 ans violée par son beau-père et fantasme pédophile de ce dernier, Dolores Haze est devenue une icône pop mondiale, perçue comme le fruit défendue qui ne demanderait qu’à être croqué. Pour preuve, l’expression ‘’être une Lolita’’ renvoie davantage à une jeune fille aguicheuse qu’au statut de victime. Cette transformation en dit long sur le caractère voyeur de nos sociétés contemporaines qui tendent à hypersexualiser la jeune fille légitimant ainsi la pédophilie et l’inceste dans ce qui est parfois considéré comme la plus belle histoire d’amour du XXè siècle.  Difficile en effet de rapprocher la Lolita de Stanley Kubrick de celle de Vladimir Nabokov. Avec le film, en salle dès 1962, l’histoire est grandement épurée : les problématiques de pédophilie sont très largement édulcorées, la relation entre Dolores et Humbert devient plus ambivalente et la nymphette de Nabokov devient même provocante et complice. Les affiches de promotion qui accompagnent le film participent de ce contresens (Figure 1) : on y voit Lolita, une sucette à la bouche en train de nous regarder derrière ses lunettes de soleil en forme de cœur. Ce traitement visuel participe de la transformation d’une histoire d’abus sexuel en fable ambigue, voire glamour. Rappelons tout de même que Lolita a 12 ans quand elle est violée par son beau-père. Cette hypersexualisation, outre ce qu’elle a de profondément choquant, reflète un voyeurisme collectif totalement décomplexé qui se traduit notamment par la consommation et la sexualisation de jeunes femmes dans les médias au cœur de récits intimes et transgressifs. Le film de Kubrick cimente l’image de Lolita dans la culture populaire et en fait une ‘’tentatrice’’ plus qu’une victime comme le rappelle Nabokov lui-même en 1975 : “Lolita n’est pas une jeune fille perverse” avant d’ajouter “c’est une enfant que l’on débauche et dont les sens ne s’éveillent jamais sous les caresses de l’immonde monsieur Humbert”.        Figure 1 : Affiche du film Lolita de Stanley Kubrick. Il faut dire que dès la publication de son roman, le récit de Humbert Humbert est malmené et transformé, dans les représentations tout au moins. Ne trouvant aucune maison d’édition qui daigne publier son roman, Vladimir Nabokov s’en remet à Olympia Press, spécialisé dans l’édition d’œuvres sulfureuses, ce qu’ignore alors l’auteur. Au milieu des livres ‘’qui ne se lisent qu’à une main’’, Lolita passe alors pour un roman pornographique. Encore aujourd’hui, les éditions les plus récentes prêtent à confusion : la jeune femme représentée sur le couverture du roman aux éditions Folio se rapproche davantage de la Lolita de Kubrick que de celle de Nabokov. Mais le film du réalisateur américain n’est pas à mettre à la poubelle et les choix de Kubrick accentuent le rôle du voyeurisme en tant que thème central : le spectateur est placé dans une position inconfortable, observant une relation inappropriée sans que les abus soient ici clairement dénoncés. La caméra devient par moment le prolongement du regard de Humbert Humbert, impliquant directement le spectateur qui participe de la transformation de gestes innocents de Lolita (mangeant une sucette ou jouant au tennis) en objet de désir. En ce sens, le film renforce l’ambiguïté morale de l’œuvre et rend le spectateur encore plus complice que le lecteur. Le regard d’Humbert, celui de la caméra et du public se croisent, transformant Lolita en une réflexion sur la puissance destructrice du voyeurisme, à la fois individuel et collectif.  De sa publication à son adaptation cinématographique jusqu’à ses éditions littéraires les plus contemporaines, Lolita a ainsi profondément bouleversé notre manière de voir et de lire des récits transgressifs. Devenue une icône pop et glamour très largement sexualisée, la trajectoire du récit de Nabokov est le symbole d’un voyeurisme collectif et individuel mais aussi un outil de réflexion pour comprendre les mécanismes de consommation et de valorisation de l’intimité. Miroir tendu à notre société, Lolita révèle notre complicité dans la consommation d’intimités volées. L’œuvre et ses adaptations confrontent le lecteur et le spectateur à ses propres désirs, tout en dénonçant les conséquences destructrices de ce regard. Dans un monde saturé d’histoires et d’images personnelles, Lolita est une mise en garde contre la banalisation du voyeurisme et la réification des individus. Enfin, à ceux qui militent pour sa suppression ou sa censure, Vanessa Springora rappelle : “Il ne s’agit pas d’un récit autobiographique, il n’y a aucune apologie de la pédophilie, je ne vois aucune raison de ne pas le publier. Passer à côté d’un chef-d’œuvre littéraire de cette nature, ce serait une folie.” Pour aller plus loin et poursuivre une réflexion qu’on sait incomplète, on conseille la lecture hautement pertinente, intéressante et grandement enrichissante de l’œuvre de Nabokov, Lolita. On conseille également l’excellent documentaire mentionné ci-dessus de la journaliste Olivia Mokiejewski disponible dans plusieurs bibliothèques. La lecture du récit de Nabokov par Stanley Kubrick peut aussi faciliter la mise à jour des mécanismes élucidés dans cet article. Enfin, pour étoffer et étayer notre réflexion, on conseille ces articles plus ou moins exhaustifs et qui ont servi à la fabrication de cette rétrospective : “Lolita, méprise sur un fantasme”, sur Arte : l’histoire d’un désastreux contresens (Le Monde) ; “Lolita”, histoire d’une “méprise” (Philosophie magazine) ; “Lolita, méprise sur un fantasme” : la folle histoire du roman incompris de Vladimir Nabokov (Femme Actuelle). Martin Clavel
Société

Le fait divers : fascination malsaine pour le morbide

Xavier Dupont de Ligonnès, le petit Grégory, Michel Fourniret, Nordahl Lelandais… Des noms ancrés dans l’imaginaire collectif et qui nous ramènent directement aux affaires criminelles les plus marquantes de ces cinquante dernières années. Ces histoires morbides, parfois mystérieuses, ont suscité et suscitent encore une grande curiosité et de nombreux questionnements. Depuis les débuts du genre, le public amateur de faits divers criminels ne cesse de croître. On retrouve ce genre dans tous les médias et sous tous les formats, contribuant à la construction d’une fascination malsaine par rapport à ces récits sanglants. Les origines du fait divers criminel Le 19e siècle invente les faits divers, une rubrique journalistique qui devient une véritable stratégie éditoriale pour capter le lectorat. À l’origine c’est la presse qui conçoit et s’empare du fait divers en relatant une histoire horrifiante. En septembre 1869 à Pantin, 6 cadavres d’une même famille sont retrouvés poignardés, l’affaire prend le nom du meurtrier : Jean-Baptiste Troppmann. C’est la première histoire criminelle si marquante, en raison de son retentissement et de son succès inédit. Le jeune quotidien intitulé Le Petit Journal va tout miser sur cette affaire. Pendant 4 mois, à partir de la découverte des corps et jusqu’à la mise à mort du mort meurtrier, ils vont rédiger un feuilleton judiciaire. Le journal fait sa fortune sur cette affaire. Au lendemain de l’exécution de Troppmann, Le Petit Journal est tiré à plus de 594 000 exemplaires. Le propriétaire du média, célébrera d’ailleurs ces ventes record par une kermesse tenue sur les lieux du crime. Un franchissement indéniable des limites de l’entendement et de la bienséance. L’évolution du genre  Le fait divers, notamment criminel, devient une rubrique et un sujet qui contribue grandement à l’attrait du public pour la presse. On voit alors se développer le leadership des titres à grands tirages : Le Petit Journal, Le Journal, Le Petit Parisien, Le Matin. Des périodiques qui vont avoisiner le million de lecteurs chacun. Dès la fin du 19e siècle, une presse spécialisée dans les faits divers voit le jour avec des titres, tels que L’Oeil De La Police, qui connaissent un succès considérable. Des écrivains se sont ensuite approprié la matière du fait divers. Des grands noms tels que Flaubert, Dumas, Balzac ou Zola, s’y sont intéressé puisque ce genre offre au récit et aux personnages un ancrage dans la réalité. La récente popularité du True Crime Le fait divers criminel fait vendre, ainsi le genre, au fil des années, s’est vu décliné sous tous les formats possibles : émissions de télévision, bandes dessinées, podcasts, chroniques radiophoniques, documentaires, vidéos YouTube, séries… Toujours en pleine mutation, le fait divers suscite depuis quelques années, un intérêt nouveau à travers le true crime, étant la réécriture d’un crime réel pour en faire un récit, mis en son ou en image sous forme de podcast ou de série principalement. Le genre des faits divers s’actualise avec la promesse de donner plus de sens aux histoires, et s’adapte aux nouveaux modes de communication en vogue. Netflix est la plateforme reine pour les amateurs de true crime, adaptant les plus grandes affaires criminelles pour en faire des mini-séries. En 2019, deux des dix documentaires du géant du streaming les plus vus en France étaient consacrés à ce type d’histoires sordides : Grégory et Dont’t f**k with cats : un tueur trop viral. Les producteurs ont conscience de l’intérêt que suscite le genre et tentent ainsi de mettre à profit le voyeurisme des potentiels spectateurs. Un genre parfois trop captivant  Depuis ses débuts, on constate une réelle fascination, entendue comme une curiosité excessive, pour les faits divers criminels. Un voyeurisme morbide se rapprochant parfois de l’obsession malsaine.  Un grand nombre de justifications existent pour expliquer le succès, qui ne diminue jamais, des faits divers criminels. Certains de ces arguments paraissent sains et rationnels. Ainsi, la consommation de faits divers relèverait parfois d’une “vigilance protectrice”. Les gens se serviraient des histoires, de l’observation des mécanismes des criminels et des réactions des victimes pour éveiller leurs sens, et se préparer à identifier des personnes dangereuses dans la société en voyant comment ils vivent au quotidien. Ils voient les faits divers comme une manière de s’informer sur le danger pour mieux s’en prémunir. Pour certains il s’agit également d’un moyen de mieux comprendre le fonctionnement de la société. En effet, à travers le récit d’histoires criminelles, on se rend compte qu’elles sont susceptibles de toucher chacun d’entre nous, sans distinction de classe sociale.  De plus, les affaires criminelles passionnent en raison de leur capacité à refléter les transformations de l’époque. Elles sont un miroir des changements de notre appréhension du temps. Jusqu’à peu, plus nous nous éloignions du moment où le crime avait été commis, plus les chances de le résoudre diminuaient. Cependant, avec la prolifération des indices génétiques, cette dynamique s’est inversée : plus le temps passe depuis le crime, plus les chances de le résoudre augmentent.  Ainsi, les faits divers les plus fascinants sont ceux qui restent non élucidés. Pour nous fasciner, les histoires criminelles vont au-delà du simple acte délictueux, impliquant une énigme qui remet en question la possibilité d’atteindre une vérité quelconque. Mais les faits divers sont aussi captivants puisqu’il s’agit d’une curiosité naturelle chez les humains d’après de nombreux psychologues, puisque ces histoires portent sur des problèmes fondamentaux, permanents et universels : la vie, la mort, l’amour , la haine, la nature humaine, la destinée… Ainsi ce sont des sujets auxquels chacun d’entre nous peut se raccrocher en trouvant des points de comparaison. Le fait divers vient également combler notre incommensurable et éternel besoin d’histoires. En effet, dès le plus jeune âge, nous sommes bercés par les récits et, tous autant que nous sommes, ils nous passionnent par leur inventivité, et les rebondissements qu’ils contiennent. Les histoires criminelles, bien que non-fictionnelles, sont les récits parfaits pour satisfaire nos désirs. Mais ce genre est aussi captivant pour des raisons qui révèlent des parts sombres de la nature humaine. En effet, il permet de nous rassurer du fait que nos actions dans la société relèvent de nos choix et ne sont pas contraintes. Les consommateurs du genre ne sont pas attirés par le mal en soi, mais sont intéressés par celui qui le perpètre. Les délinquants et criminels captivent parce que leur transgression offre une forme de réconfort. Leurs actions démontrent la possibilité de désobéir aux normes morales et sociales. Par conséquent, en respectant ces normes de notre côté, il semble que nous ayons fait le choix opposé, indiquant ainsi que nous nous conformons de manière volontaire plutôt que par obligation. Cela réduit le poids des diverses formes de contrainte sociale qui pèsent sur nous. L’attrait pour les faits divers criminels s’explique aussi par le fait de ressentir, à distance, un malheur dont on est épargné. On est soulagé de ne pas l’avoir vécu personnellement. Ainsi on se réjouit en quelque sorte que le malheur soit celui d’un autre que nous. Mais si être intrigué et captivé par les faits divers criminels se justifie de manière saine, ou plus discutable, il n’y a qu’un pas entre curiosité et voyeurisme. Effectivement, qui n’a pas ressenti le désir d’explorer minutieusement tous les aspects d’un homicide dès sa découverte, y compris les détails les plus macabres ? Le compte Instagram américain de l’entreprise Spaulding Decon, pousse ce voyeurisme à l’extrême et vient nourrir la curiosité déplacée de ses 710 000 abonnés. Ce compte d’une entreprise de nettoyage, illustre à travers des photos explicites les scènes de crimes avant leur nettoyage. Les risques de la “romantisation” des criminels Les faits divers ne sont pas toujours accueillis de la bonne façon par le public, leur diffusion à travers les séries va parfois contribuer à leur romantisation. En effet, les séries basées sur des histoires criminelles, vont parfois livrer une image permettant de créer de l’empathie, de la sympathie, ou de l’amour dans certains cas, pour le meurtrier chez les spectateurs. Ainsi les tueurs en séries deviennent une tendance malsaine, des objets de la pop culture, retirant toute gravité à leurs actions, faisant oublier les souffrances des familles des victimes. L’ajout fictionnel des séries aux faits divers vient amplifier la fascination que ressentent certains spectateurs. En donnant vie à ces personnages et en les idéalisant, elle ne fait que renforcer l’attrait qui les entoure. Ainsi, la série Dexter a réussi à conférer au tueur en série éponyme une aura quasi-sympathique : son charme provient de son absence de morale et de son code éthique qui le guide. Du personnage de M Le Maudit à ceux de Seven et Psychose, le tueur en série est devenu une figure récurrente du cinéma.  La réalité offre une version bien plus crue des tueurs en série que la fiction : une version brute exposant les faits sans tentative de pénétrer la psyché des dits tueurs pour comprendre leurs motivations ou leurs traumatismes, et ainsi leurs potentielles justifications et axes de défense.  Avec la série Dahmer, produite pour Netflix, le réalisateur, Ryan Murphy, voulait conter l’histoire des meurtres de celui qu’on surnomme le « monstre du Milwaukee », un meurtrier multirécidiviste et cannibale, mais du point de vue des victimes. Comme un hommage à leur mémoire. Sauf que, l’effet a été inverse, et nombreux sont ceux à avoir développé de la compassion pour lui. C’est bien le problème des films et des séries true crime : le personnage central est un tueur en série. Donner le rôle titre à Evan Peters, icône et sex symbol, a aussi contribué à la romantisation du personnage de Jeffrey Dahmer. Ce sont des productions qui se situent à mi-chemin entre le journalisme et la fiction, car des enquêtes approfondies ont été menées pour narrer de manière précise les diverses histoires, qui sont simultanément adaptées pour la télévision ou les plateformes de streaming. Le problème ne réside pas tant dans le concept de la série en question, mais dans la manière dont elle est exécutée, et aussi la façon dont elle est reçue. Revenir sur les meurtres commis par Jeffrey Dahmer en mettant en avant le point de vue des victimes est effectivement intéressant. Certains peuvent également être captivés par la compréhension du mécanisme de réflexion d’un tueur en série et de ses motivations. Cependant, bien que Ryan Murphy ait contacté une vingtaine de proches des victimes avant le tournage, comme il l’a mentionné lors d’une projection à Los Angeles, il aurait peut-être dû attendre leur consentement et leurs témoignages. Sans ces autorisations, la série peut être perçue comme du voyeurisme, car elle fouille dans la vie des personnes impliquées et expose des détails à l’origine de la souffrance des familles des victimes. Un genre à appréhender avec prudence En somme, produire des faits divers criminels, quel que soit le format, n’est pas un problème. Lorsqu’on raconte des histoires aussi sombres, tout est une question de point de vue, de mise en scène, et surtout d’interprétation. Il est tout à fait normal de vouloir les regarder et s’informer, cela s’explique de manière rationnelle et saine. Cependant certains comportements et types de réceptions s’apparentent à du voyeurisme et de fascination malsaine, sur laquelle jouent les producteurs de contenus de ce genre puisqu’ils maximisent ainsi leur audience et leurs profits. Il est important de prendre de la distance face à ce type de contenu pour ne pas adopter de comportements excessifs et pouvant mettre en cause l’intégrité des victimes et de leurs familles. Sources et références pour aller plus loin : Articles universitaires :  Hd., J. (1994). Kalifa (D) — Petits reporters et faits divers à la « Belle Époque ». Population, 49, 826-827. . Vidéos :  France Culture. (2021, 2 juillet). Faits divers : l’obsession du réel [Vidéo]. YouTube. France Culture. (2023, 7 avril). Ce que le fait divers dit de nous [Vidéo]. YouTube. France Inter. (2020, 24 septembre). À l’origine : les faits divers # CulturePrime [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=-h6Q2oeQXpE Articles de presse en ligne : 20minutes, J. (2011, 22 avril). Pourquoi les faits-divers nous fascinent-ils autant ? www.20minutes.fr. https://www.20minutes.fr/societe/712209-20110422-societe-pourquoi-faits-divers-fascinent-ils-autantBeauchet, G. (2020, 28 mai). Pourquoi les faits divers nous fascinent-ils autant ? Marie Claire. https://www.marieclaire.fr/,pourquoi-les-faits-divers-nous-fascinent-ils-autant,845914.aspDe Sousa, C. (2022, 20 mars). Pourquoi sommes-nous tant fascinés par les faits-divers ? Le Dauphiné. https://www.ledauphine.com/magazine-sante/2022/03/17/pourquoi-sommes-nous-tant-fascines-par-les-faits-diversGratien, A. (2023, 25 juin). L’avis de l’expert : pourquoi sommes-nous tant fascinés par le crime ? Konbini – Musique, cinéma, sport, food, news : le meilleur de la pop culture. https://www.konbini.com/pepite/lavis-de-lexpert-pourquoi-sommes-nous-tant-fascines-par-le-crime/Malaure, J. (2023, 30 avril). Le goût pour les affaires criminelles est-il (forcément) un plaisir coupable ? Le Point. https://www.lepoint.fr/societe/le-gout-pour-les-affaires-criminelles-est-il-forcement-un-plaisir-coupable-30-04-2023-2518343_23.php#11Mourani, M. (2022, 26 octobre). Le voyeurisme morbide, un mal qui nous touche tous. Le Journal de Montréal. https://www.journaldemontreal.com/2022/10/25/le-voyeurisme-morbide-un-mal-qui-nous-touche-tousRopert, P. (2017, 20 novembre). De Jack L’Eventreur à Charles Manson, pourquoi les tueurs en série fascinent. France Culture. https://www.radiofrance.fr/franceculture/de-jack-l-eventreur-a-charles-manson-pourquoi-les-tueurs-en-serie-fascinent-9779102 Pages Internet :  L’irrésistible attraction du fait divers | BNF Essentiels. (s. d.). BnF Essentiels. https://essentiels.bnf.fr/fr/societe/medias/2976bcba-5115-409a-8191-d1e925cfea5a-genres-presse-presses-genre/article/d3e0053d-0acb-4f7f-a1f0-1352a5fd5a8b-irresistible-attraction-fait-diversZiani, A. (2020, 10 décembre). True Crime, le renouveau du fait divers – stratégies. Stratégies. https://www.strategies.fr/etudes-tendances/tendances/4049111W/true-crime-le-renouveau-du-fait-divers.html Marie Desforges
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Société

"Des nouvelles merdes, ça reste des merdes"

Le mardi 3 mars dernier, l’adaptation française de l’émission néerlandaise « Adam looking for Eve » a fait son entrée sur la chaîne D8. Le concept ? Trouver l’amour sur une île déserte, le tout entièrement nu. Après « L’amour est dans le pré » et « L’Ile de la tentation », la chaîne a franchi un nouveau cap. Repoussant toujours plus loin les frontières du « politiquement correct », le nouveau bébé de D8 a-t-il autant séduit en France qu’à l’étranger ? Lumière sur cette nouvelle émission, toujours plus voyeuriste et hypocrite.

« Une expérience romantique extrême »
La filiale de Canal + n’y est pas allée de main morte sur la communication autour de ce nouveau programme, en tentant une approche sociologique du concept, à coups d’ « Expérience de retour à la nature », d’ « expérience romantique extrême », de « vérité nue, sans tricherie », ou encore de « renouvellement du genre du jeu de séduction »… Xavier Gandon, directeur des flux et divertissements de D8 a défendu la reprise de cette émission – qui fait un carton en Espagne, aux Etats-Unis et en Allemagne – en nous assurant qu’il s’agit d’un « truc mignon, joli, l’ultime expérience romantique de deux personnes revisitant le mythe du jardin d’Eden […] Il n’y a pas d’argent à la clé : une manière de s’assurer que les gens sont dans une démarche amoureuse ». Ah oui, vraiment ?
« Des gens normaux »
« On a pris des gens normaux », proclamait la chaine dans son communiqué. Alors oui, les participants sélectionnés (sur environ 300 candidatures) ne sont ni maquillés, ni coiffés, ni habillés, et ne font plus du 34-36 mais du 38-40 ; mais ce n’est pas pour autant que leurs corps sont ceux de monsieur et madame Tout-le-monde. Le casting, réservé aux 25-37 ans, privilégie en effet les anatomies plutôt avantageuses, qui ne laissent paraître aucun réel défaut à l’écran. De plus, Marie-Hélène Soenen, rédactrice pour Télérama, nous indique que la production aurait déclaré avoir tout fait pour « éviter les gens en quête absolue de notoriété ». Pourtant, la journaliste nous explique que l’on y retrouve des « Adam et Eve » ayant déjà participé à des émissions comme « Séduis-moi si tu peux », ou encore un ancien « Mister National » qui aurait été candidat au titre de Mister World. Des gens normaux, donc, qui ne sont là que pour trouver l’amour pur et « naturel ».

D’ailleurs, en parlant de naturel, la chaîne proclamait d’être « loin de la bimbo ». Or Lina, 27 ans, première candidate, aurait pris cette émission comme le défi de s’assumer naturelle, elle qui ne sort jamais sans maquillage. Blonde, un brin superficielle et avec une poitrine généreuse, il est difficile de dire que l’on est vraiment loin de la bimbo des autres émissions du genre. A ce propos, nous pouvons noter la réaction « spontanée » d’Anthony, participant à la même émission, qui aurait dit « Pour moi, Lina c’est pas une bimbo, je pense pas en tout cas. Non, je pense que c’est une fille simple ». Serait-ce pour démentir la réflexion d’un journaliste hors champ ? Le mystère reste à élucider.
 
 
« Des nouvelles merdes, ça reste des merdes »
 
Quoi qu’il en soit, l’hypocrisie de la chaîne ne s’arrête pas là. En effet, contrairement à l’émission néerlandaise, la version floute les sexes des participants (ce qui était pourtant la seule chose que les gens attendaient !), ne laissant apparaître « que » leurs seins et leurs fesses. Un programme que D8 ne semble assumer qu’à moitié, donc. « On leur a dit que cela allait être soft, mignon, plein de bons sentiments » précise Caroline Ithurbide, la présentatrice de l’émission, qui espérait surement que le CSA l’entende. Même notre chère Enora Malagré, qui a honte de sa propre chaîne, s’est révoltée sur le plateau de Touche Pas à Mon Poste : « C’est d’une hypocrisie. Moi je suis horrifiée ! Ça y est, pour moi, on a touché le fond ! Pardonnez-moi, mais j’ai honte ! J’ai honte vraiment qu’on diffuse ce programme ! ». C’est vrai quoi, quitte à vouloir faire de l’audience, autant y aller à fond la caisse ! Elle a même rétorqué face à la présentatrice que « des nouvelles merdes, ça reste des merdes ».
 

 
En résumé, on assiste donc à un réel décalage entre les dits de la production et la réalité. Ce nouveau programme qui selon la chaîne devait « renouveler profondément le genre du jeu de séduction », s’apparente clairement aux autres émissions de la sorte – comme si il n’y en avait pas assez – en bien plus mou. En effet, passé la découverte des corps nus, des seins et des fesses, absolument rien ne se passe, l’émission ne voulant pas entrer dans le vulgaire. Qu’est-ce qu’on se marre. Pourtant, le programme est diffusé assez tôt dans la soirée pour permettre à des adolescents de tomber dessus, ce qui a bien évidemment déplu à de nombreux parents.
 
Mais ne nous faisons pas trop de souci, l’émission est actuellement au stade de l’agonie, passant de 1,3 millions de curieux le 3 mars, à 647 000 le 7 avril dernier. Avec une crédibilité zéro, un scénario plus creux qu’un porno amateur et une absence totale de rebondissement, le programme est voué à l’échec. Mais jusqu’où ira la télé-réalité pour faire de l’audience ? La question se pose…
 
Pour les curieux, voici la première émission :

 
Louise Bédouet
@: Louise Bedouet
 
Sources :

 
television.telerama.fr (1) et (2)
teleobs.nouvelobs.com (1) et (2)
leplus.nouvelobs.com (1), (2), (3) et (4)
Crédits photos :

 
images.telerama.fr
referentiel.nouvelobs.com
mcetv.fr
media.melty.fr

L'amour est aveugle TF1
Société

L'amour est aveugle ou le triomphe du corps à télévision

 
Le titre de l’émission nous laisse instantanément entendre que les producteurs n’ont décidément rien compris à cette expression.
Le principe de l’émission est simple : vous trouvez que les programmes de téléréalité sont trop superficiels ? Pas de problème ! TF1 est là pour nous sauver de tous ces artifices, surjoués et inutiles. Il s’agit dès lors de sélectionner 3 femmes et 3 hommes qui ne pourront se rencontrer que dans une pièce totalement obscure où il leur sera impossible de se distinguer les uns des autres. Place à la parole, aux découvertes de l’âme, aux échanges constructifs…
…Mais en fait non. Paradoxalement, c’est bel et bien un éloge de l’apparence que construit ici l’émission. La première chose que les candidats font dans cette pièce sombre n’est pas véritablement de discuter ; que neni! Il s’agit de se toucher, de découvrir les tailles (dans les deux sens du terme), les formes, les signes distinctifs de chacun. Et, peu à peu, c’est évidemment ce contact de la chair à la chair qui se développe : on se caresse, on se tient la main… TF1 a même l’amabilité de laisser traîner une huile de massage dans la pièce ! Tiens donc !

Le film L’art d’aimer d’Emmanuel Mouret, diffusé sur Arte la semaine dernière, nous explique sans le vouloir la fine stratégie de l’Amour est aveugle : être privé du sens de la vue favorise l’abandon du corps et l’éveil des sens érotiques. Dès lors, nul besoin de pousser les participants au contact physique par de quelconques directives : les candidats s’y livreront d’eux-mêmes.
De plus, bien que les jeunes cobayes se parlent, échangent quelques informations triviales sur leurs opinions de l’amour idéal, les conversations tournent vite autour, précisément, du fantasme de l’apparence : à quoi peut-il bien ressembler ? Comment va-t-il me trouver ?
N’oublions pas que le point d’orgue de l’émission est précisément celui de l’apparition du corps de l’autre. La mise en scène  est d’ailleurs si exagérée qu’elle en est presque embarrassante. Une douche de lumière dévoile les candidats dans une sorte de halo surnaturel, le tout rythmé par une musique tonitruante, mélodramatique au possible. On filme la réaction du prétendant qui se trouve face à sa possible âme-sœur enfin révélée et, là encore, on montre que le corps est essentiel : il provoque des effets, il conduit à des réactions, il existe  et fait exister. Un dévoilement de l’autre au sens propre.

Mais le regard le plus intéressant dans cette émission reste celui du téléspectateur. En effet, déjà habitué à être propulsé  en situation de voyeur vis à vis des émissions de téléréalité, ce voyeurisme est ici poussé à son paroxysme. Non seulement le spectateur voit les candidats alors que les candidats ne voient pas le spectateur et n’ont pas toujours conscience de son regard, mais il va jusqu’à observer les interactions des participants quand ces derniers ne se voient même pas entre eux ! Ce regard intrus est d’autant plus délectable qu’il est englobant voire même emprisonnant. Le spectateur surveille une situation qui échappe à ses participants.
On ne peut s’empêcher de songer ici à une scène clé de « La Princesse de Clèves » de Madame de Lafayette. La princesse, légèrement dénudée, ne se doute pas qu’elle est observée par le duc de Nemours. Mais le duc de Nemours ne se doute pas qu’il est lui-même déshabillé par le regard du lecteur.
Le contrat de lecture, dans le livre comme dans l’émission, reste le même : offrir au regardant l’impression qu’il est le seul à avoir tous les éléments clés pour saisir ce qui est en train de se passer ; donner l’illusion, en quelque sorte, d’être un narrateur omniscient.
De fait, n’est-ce pas le téléspectateur le véritable aveugle de cette émission ?
 
Chloé Letourneur