Société

« Si je me flingue en live, combien de screenshots ? »

« Si je me flingue en live, combien de screenshots ? »

Nekfeu, La réalité augmentée

Voilà une provocation qui révèle bien l’invasion de la réalité augmentée dans notre vie quotidienne. Pokémon Go nous avait habitués à nous prendre des gens en pleine face dans la rue, le nez collé à leur portable… Désormais la réalité augmentée risque de créer des attroupements. « S’il vous plaît, soyez conscients de votre entourage » affiche néanmoins Snapchat. Après son rachat de Zenly, qui a permis la géolocalisation de tous ses contacts sur une map en temps réel – ce qui a abouti à la mise à nu de nombreux mensonges, lapins et autres tensions chez les Millennials – Snapchat a lancé une nouvelle fonctionnalité. Depuis le 3 octobre, des œuvres d’art en réalité augmentée peuvent être admirées dans les quatre coins du monde : Central Park, Hyde Park, Washington Square Park, le Champ de Mars… et même Buckingham Palace ! Pour cela, Snapchat a lancé un partenariat avec Jeff Koons, connu pour ses sculptures dites kitsch, et particulièrement pour ses Balloons Dogs. Chaque individu peut désormais admirer ses créations dans l’un des endroits répertoriés ci-dessous, en sélectionnant un filtre sur l’écran de son smartphone.

Snapchat VS Facebook : « L’innovation est un sport de combat » (1)

Que penser de cette nouvelle – pour ne pas dire énième – innovation de Snapchat ? Après l’apparition des filtres, des groupes et des stories, Snapchat doit se renouveler face à la grande menace que représente Instagram pour lui. En effet, Facebook suite à son rachat d’Instagram s’est empressé de créer des stories similaires à celles de Snapchat à la fois sur Instagram et sur Facebook Messenger. Evan Spiegel, le CEO de Snapchat, qui ne s’est pas exprimé sur le sujet, a pu compter sur le caractère bien trempé de sa femme Miranda Kerr : ‘Ils ne peuvent pas être innovants ? Ils sont obligés de voler toutes les idées de mon conjoint ? Je suis tellement consternée par ça… Quand vous copiez quelqu’un directement, ce n’est pas de l’innovation.’  » (2) Snapchat, après avoir refusé son rachat par Marc Zuckerberg, doit donc innover, et vite. En juin dernier et pour la modique somme de 300 millions d’euros, Snapchat créé la Snap Map qu’il rachète à Zenly, start-up made in France créée par Antoine Martin et Alexis Bonillo, coachés par Xavier Niel. Franc succès, Snapchat ne s’arrête pas sur une si belle lancée : voici SnapArt, qui met la culture à portée de smartphone. Pari risqué pour une application dont 70% des utilisateurs ont moins de 25 ans : « L’Art pour grandir » (Programme de la mairie de Paris) ou futur flop ?

La réalité augmentée : déperdition ou accessibilité de l’art ?

Pour Walter Benjamin (3), la civilisation industrielle et le capitalisme ont favorisé la reproduction massive des œuvres d’art. Voilà le nouveau paradoxe : l’art ne nous est jamais paru aussi accessible et pourtant sa reproduction dit plus que jamais son absence. Si « l’ici et le maintenant de l’original constituent ce qu’on appelle son authenticité » que l’œuvre perd dès lors qu’elle est reproduite, la réalité augmentée nous fait pourtant la promesse de restituer l’œuvre identique sous nos yeux. Accessibilité de la culture à tous au prix d’une déperdition de l’œuvre d’art ?

L’accessibilité de l’art à tous et l’accessibilité de l’expérience à tous les talents : voilà le double-projet de Snapchat qui encourage tous les nouveaux artistes à rejoindre l’aventure par un formulaire en ligne. Vous voulez participer à cette grande exposition qui franchit frontières, océans et continents ? Vous êtes évidemment le bienvenu ! Cette nouvelle dynamique lancée par l’entreprise cherche à lutter contre les problèmes rencontrés dans le milieu de l’art : terminée l’obligation d’aller dans un musée, à bas les prix exorbitants pour un budget étudiant, fini le besoin de prendre un Eurostar pour aller admirer les œuvres de Turner, terminée la lente et dure insertion d’un artiste dans le marché de l’art… Avec SnapArt toutes les barrières sautent.

Un « espace public » désormais virtuel : de quel droit l’envahit-on ?

Visiblement cette invasion de l’espace public n’est pas du goût de tous. Une opération de hacking a été réalisée par le collectif new-yorkais Cross Lab et l’artiste Sebastian Errazuriz : un ballon dog vandalisé a été localisé exactement au même endroit que la version de Jeff Koons. Pour eux, l’espace virtuel est un territoire comme un autre, et la réalité augmentée n’a aucun droit sur cet espace de médiation. En effet l’espace virtuel est en train de devenir notre nouvel « espace public », c’est-à-dire, selon Habermas (4) « une structure intermédiaire qui fait figure de médiateur entre d’un côté, le système politique, et de l’autre, les secteurs privés du monde vécu et les systèmes d’action fonctionnellement spécifiés. ». Or, si cet espace public est le lieu de la neutralité entre le politique et l’économique, il ne peut être envahi par les entreprises, selon Sebastian Errazuriz : « Les entreprises peuvent-elles avoir le droit de placer n’importe quel contenu sur notre espace public virtuel ? Nous savons qu’elles gagneront de l’argent en louant des lieux à des marques pour nous bombarder de pubs. » Le nombre de likes dit bien l’enthousiasme suscité par ce vandalisme et donc cette crainte commune. Mais ne faudrait-il croire qu’à une logique économique ? L’espace virtuel créé par un réseau social appartient-il au réseau social ou à ses abonnés ?

Hélène de Vogué

Citations

  • (1) Innovations et technologies N°962, Muriel de Véricourt
  • (2) Déclaration de Miranda Kerr
  • (3) L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin
  • (4) Droit et démocratie, Habermas

Sources

 

Crédits images

Image 1 : Art Snapchat

Image 2 : Snapchat Rabbit

Image 3 : Art Snapchat

Image 4 : sebastianstudio (instagram)

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