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Quand les adolescents starifiés lèvent le tabou sur la santé mentale

En 2022, il n’est plus surprenant de voir des adolescents se lancer dans la quête insatiable de la célébrité, promue par Youtube, Instagram ou plus récemment Tiktok. Mais comment expliquer l’accélération de ce phénomène de starification chez les plus jeunes ?  Récit d’une génération déchantée, qui ose (enfin) mettre des mots sur un mal-être… inévitablement marchandisé.

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Il y a plus de cinquante ans, Edgar Morin présageait déjà l’arrivée de ces stars montantes ; ces stars que l’on sacralise et qui, pourtant, appartiennent fatalement au commun des mortels. Ces célébrités qui ont depuis été redéfinies par les réseaux sociaux et dont le statut pousse la banalité à son paroxysme. Dans son ouvrage, intitulé Les stars (1957), Morin questionne la figure de ces personnalités d’un nouveau genre : elles ne « sont plus les souveraines de l’Olympe. Elles se fondent dans le nouvel Olympe de la culture de masse. »

La révolution Internet s’est révélée déterminante dans la démocratisation de cet Olympe, soudainement privé de ses héros à présent déchus. Mais doit-on nécessairement s’en réjouir ? Les nouvelles générations se retrouvent victimes d’un système en pleine mutation. Leur perception du bonheur et de la réussite ont été irrémédiablement modifiées par des applications telles que Tiktok, qui propulse ses jeunes utilisateurs vers la célébrité en un temps record. Cependant, cette exposition médiatique s’avère être à double tranchant.

Faut-il alors encourager la carrière de l’enfant star sur Internet, dans un contexte de “crise de la santé mentale” ? Quel rapport aux troubles mentaux cela engendre-t-il auprès des adolescents ? Et peut-on encore repenser leur usage des réseaux sociaux lorsque tout un système économique en dépend ?

L’enfant star, l’avènement du mythe de l’autodestruction

“ But my head’s filling up fast with the wicked games, up in flames,

How can I fuck with the fun again, when I’m known ”

– Lorde, Tennis Court (2013)

Dans les paroles de son titre « Tennis Court », l’artiste néo-zélandaise, Lorde, alors à peine âgée de seize ans, exprime son ressenti face à sa notoriété soudaine  et les vices qui l’accompagnent, suite au succès mondial de sa chanson RoyalsComment puis-je avoir encore du plaisir quand je suis connue ? »). Contrainte de devenir adulte avant sa majorité, elle critique cette pression imposée par les médias sur son image et le cercle vicieux de la célébrité auquel elle ne pourra pas déroger.

En réalité, les paroles de Lorde font écho à tout un système qui conditionne et formate ses nouveaux entrants. La mise au travail de l’enfant en tant que star, introduite dans les années 1930 avec Shirley Temple, interroge tout d’abord sur les répercussions que peuvent lui causer cette activité en grandissant. Un adolescent peut-il réellement se construire en étant placé au cœur d’un processus de marchandisation quasi déshumanisant ? En étant continuellement confronté au regard des autres ? La psychologue Donna Rockwell affirme que les célébrités, notamment les plus jeunes d’entre elles, se dissocient et développent, en réaction à cette crise de l’identité, un double moi : le « moi de la célébrité » et le « moi authentique ». Ces dernières veulent alors se détacher de leur image publique, souvent lisse et affichent des comportements complètement opposés, provocateurs et parfois violents. Cette situation a pu s’observer dans le cas de nombreux enfants-stars, comme Justin Bieber, Miley Cyrus ou Macaulay Culkin .

Justin Bieber s’en prenant aux paparazzis et insultant un photographe, 2013  © CNN Entertainement

Edgar Morin souligne ainsi ce caractère mercantile hypertrophié propre à la star : « Leur vie privée est publique, leur vie publique est publicitaire, leur vie d’écran est surréelle, leur vie réelle est mythique ». Il décrit la célébrité comme un objet presque divin, sacralisé mais conçu par le « star system » qui la fabrique et la place au rang de « produit industriel ». Cette marchandisation de l’individu enferme les personnalités dans un rôle d’image, parfois plus complexe à tenir pour un enfant. Beaucoup des jeunes acteurs, qui se sont fait connaître sur la célèbre chaîne pour enfants Disney Channel, n’hésitent plus à revenir sur leurs années de tournage. Alyson Stoner, ayant joué dans le culte Camp Rock, évoque « la marchandisation de son corps » et l’impact psychologique que cela a eu sur elle, rejointe par son ancienne collègue et amie, Meaguan Martin qui se remémore « la pression du milieu »  liée à l’argent. Pour l’actrice principale du film, Demi Lovato, les dégâts ont été plus lourds :  cette dernière a en effet été confrontée à des problèmes d’alcoolisme, de toxicomanie et de troubles mentaux.

La fin de l’insouciance ? Déclin et chute de la presse pour ados 

Le succès de Disney Channel est en partie dû à la « fan culture », particulièrement forte dans les années 2000 en raison d’une presse adolescente en pleine recrudescence. On y retrouve notamment l’actualité des diverses séries et films Disney Chanel, accompagnée de multiples supports où l’enfant star y est sanctifié : posters, cartes, fiches exclusives…

En France, ce phénomène découle en réalité de la presse yé-yé des années soixante, qui massifie et investit la « fan culture » progressivement hégémonique et contagieuse parmi les ados, comme l’a démontré la Beatles Mania. Le magazine « Salut les copains » fait figure d’exemple, en mettant à l’honneur les vedettes et les idoles les plus en vogue du courant « yé-yé » qui érige à son sommet des super personnalités telles que France Gall, Françoise Hardy ou Johnny Hallyday. Les fans plaçent en eux leurs rêves les plus fous, suivant un « processus de projection-identification » comme décrit par le chercheur Yves-Marie Cloître, et y façonnent leurs personnalités.

Le 22 juin 1963, Salut les copains organise un concert mythique, avec la présence d’artistes émergents tel que Johnny Hallyday et rassemblant plus de 200 000 jeunes fans © Google Images
Les couvetures des magazines Salut les copains et Fan2 © Google Images

Cette ère semble néanmoins révolue. Le marché de la presse ado s’est en partie éteinte en raison d’une chute considérable des ventes, qui a contraint des mastodontes tels que Fan 2, Séries Mag ou Star Club à rendre l’âme. Pour l’éditeur Ludovic-Jérôme Gombault, la « trashification de la société » aurait eu raison de ces médias qui continuaient à proposer une vision édulcorée d’une industrie de plus en plus nocive, et dénoncée comme telle.

De même, les adolescents ont progressivement commencé à arrêter de projeter leurs rêves et leurs désirs de réussite sur des personnalités publiques. Indirectement, les programmes proposés par Disney Channel ou la chaîne concurrente, Nickelodeon, ont participé à ce changement de paradigme. Hannah Montana, High School Musical, Shake It Up, Big Time Rush ou encore Icarly… toutes ces productions ont un point commun : la mise en scène de la starification et l’édification de l’enfant star. Les protagonistes aspirent généralement à faire carrière, à devenir célèbres, en devenant tour à tour chanteurs, danseurs ou encore stars du web. À force d’y glamouriser la notoriété, ces chaînes ont insufflé un imaginaire à toute une génération qui n’ont pas hésité à emboîter le pas de leurs anciennes idoles dès qu’ils en ont eu l’occasion.

De la fanculture à la Tiktokfame : l’adolescent devenu (trop) grand 

La génération Disney Channel marque donc la fin d’un système renversé par la culture Internet. En effet, ces adolescents ayant été starifiés au travers de programmes télévisuels, de films ou de productions musicales appartenaient à une forme d’élite, de profils minutieusement sélectionnés par l’industrie du divertissement. Aujourd’hui, le pouvoir est redonné au public et à la jeunesse. Au lieu de se cantonner à admirer leurs idoles, la jeunesse 2.0 s’en inspire pour devenir stars à son tour. Au cours de ces dix dernières années, les principaux réseaux sociaux ont permis à des jeunes utilisateurs d’atteindre le rang de personnalités reconnues. Désirés par les marques, ils sont progressivement conviés à d’importants évènements autrefois inaccessibles, tel que le Festival de Cannes, qui légitime par son prestige, ces enfants d’Internet.

Une enquête, produite par Morning Consult en 2019, a été menée auprès de la jeunesse américaine sur le statut d’ « influenceur » et leur désir de notoriété. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 54% d’entre eux seraient prêts et souhaiteraient devenir influenceurs et 86% posteraient du contenu sponsorisé à des fins financières.

Jiggy Turner © Extrait de la série-documetaire « All the Kids All Right ? »

Devenir star deviendrait presque un jeu d’enfant. Dans le premier épisode de la série documentaire « All the Kids All Right ? », produite en 2022 par la chaîne américaine CBS News, on suit plusieurs adolescents dont Jiggy Turner, âgé de 16 ans et tiktoker local, qui affirme : « Tous les enfants veulent être célèbres ! Qui veut travailler de 9h à 17h ? »  La série-documentaire nuance toutefois assez rapidement son propos et dévoile le côté néfaste de ce phénomène, en faisant témoigner Layla Ann VanHooser, âgée de 13 ans et victime de cyber-harcèlement. En gagnant de la visibilité, cette dernière a dû se confronter aux commentaires discriminants et aux insultes sur son physique (« Mes parents m’ont dit que je n’avais pas le droit de regarder les commentaires »).

Il devient difficile de préserver la santé mentale des adolescents lorsqu’ils se retrouvent à gérer seuls une exposition médiatique de grande ampleur, décuplée par les réseaux sociaux. De plus, la célébrité qui était alors encadrée et formatée par toute une industrie, se retrouve incontrôlée et incontrôlable sur Internet. Les algorithmes des plateformes laissent planer le mystère quant à leur fonctionnement et les nouveaux enfants stars se retrouvent désemparés et démunis face à la soudaine vague d’attention qu’ils obtiennent d’un jour à l’autre.

La santé mentale mise sous le feu des projecteurs…

Let’s talk it up like yeah”

– Lorde, Tennis Court (2013)

La notoriété subite et subie par ces enfants stars d’Internet met en lumière une vérité jusqu’alors étouffée : la santé mentale défaillante des jeunes générations. C’est ce que fait remarquer le président américain Joe Biden, dans un récent discours, qui incrimine l’inaction de la Big Tech quant à la hausse de la dépression et des troubles mentaux chez les adolescents, liée à leur exposition aux réseaux sociaux. Il décrit la situation comme une « expérience nationale sur les enfants » Un projet de loi a d’ailleurs été proposé en février 2022, par les sénateurs Richard Blumenthal et Marsha Blackburn, pour obliger ces entreprises à créer des fonctionnalités et faire de « la sécurité des enfants une priorité sur Internet ».

Ces derniers n’attendent cependant pas la réaction des gouverneurs et des instances pour agir. Les jeunes créateurs de contenu libèrent petit à petit la parole et exposent le mal-être vécu au travers des réseaux sociaux, en brisant les codes établis et les tabous. Les exemples sont nombreux : aux États-Unis, Emma Chamberlain aborde sans filtre ses problèmes d’anxiété et sa solitude vis-à-vis de sa notoriété ; en France, Léna Situations revient sur l’impact psychologique qu’a eu son lynchage médiatique sur sa propre santé mentale, en affirmant : « Plus je suis suive, plus je me sens seule ». 

En parallèle de ces personnalités qui tentent de rester positives, d’autres créateurs axent en grande partie leur contenu sur leur mal-être, tels que le youtubeur Louis Cznv ou la tiktokeuse Esther Luxey. En gagnant en visibilité, ces créateurs ont ainsi décidé de parler sans filtre de leurs troubles mentaux. Les facteurs de leurs maux sont nombreux et la célébrité n’y est pas nécessairement corrélée à l’origine. Pour autant, on note le caractère paradoxal de ces personnalités qui font de la santé mentale, leur ligne éditoriale. Elles se retrouvent sous la lumière des projecteurs, en étant invitées à des soirées promotionnelles ou en devant gérer des communautés allant jusqu’à un million d’abonnés ; le tout, en souffrant d’un trouble souvent incompatible avec leur métier d’image.

La youtubeuse française Marine LB expose ses crises d’angoisse et son anorexie mentale, Louis Cznv s’ouvre sur ses TCA, la tiktokeuse Esther Luxey parle à cœur ouvert de sa dépression…

Un trouble également à la source de leur revenu financier… doit-on ainsi décrié une surmédiatisation de la santé mentale ? Bien que la sensibilisation à ce sujet soit primordiale, la libération de la parole et la centralisation du contenu autour de la santé mentale participent néanmoins à une esthétisation codifiée des troubles mentaux et de la dépression. En dépit de leur volonté, les influenceurs et les stars marchandisent ce qu’elles touchent, ce qu’elles sont. Les marques n’hésitent d’ailleurs pas à se réapproprier le sujet.

Les influenceurs popularisent aussi le phénomène en participant à la création de Trends Tiktok qui peuvent vider de son sens cette prise de parole, initialement sincère et engagée. Au-delà d’une question d’esthétique, la glamourisation des troubles mentaux invisibilise les personnes réellement atteintes et discrédite un vrai diagnostic médical.

En portant publiquement la thématique de la santé mentale, les influenceurs ont toutefois permis à l’ancienne génération d’enfants stars de se libérer de leurs traumas ; c’est le cas de Selena Gomez avec son documentaire « My mind & me », sorti le 2 novembre 2022. Il est clair que le star system de Morin n’existe plus. Mais un écosystème bien plus vaste l’a remplacé, plus complexe, où Internet y a forgé des nouvelles figures subversives par leur statut paradoxal. Doit-on les édifier ? Ignorer leurs discours ? Ou remettre en question les plateformes et les médias qui leur octroient la parole ? Encore faudrait-il maintenant que leurs maux pèsent sur la balance politique…

Bilal Berkat

Bibliographie :

Alain Vergnioux, Jean-Marc Lemonnier, Les adolescents des années soixante : Salut les copains, 2010, p. 87 à 100 : https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2010-2-page-87.htm 

Edgar Morin, Les stars, 1957

Edgar Morin, tribunes Une nouvelle classe d’âge et Les yé-yé, Le monde, 06/07/1963, en ligne sur : https://www.lemonde.fr/archives/article/1963/07/06/i-une-nouvelle-classe-d-age_2207794_1819218.html 

Olga Khazan, Why Child Stars Melt Down: Bieber’s Character Split, The Atlantic, 24/01/2014, en ligne sur : https://www.theatlantic.com/health/archive/2014/01/why-child-stars-melt-down-biebers-character-split/283319/ 

Roisin O’Connor, The mice that roared: How Disney’s former child stars are fighting to change the entertainment industry, Independent, 19/07/2021, en ligne sur : https://www.independent.co.uk/arts-entertainment/films/features/disney-child-stars-alyson-stoner-meaghan-martin-b1863553.html


Documentaire : 

Are the Kids All Right?: Chasing Fame, CBS Reports, Elaisha Stockes, Nico Frank


Illustration : ©Berkat Bilal

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