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La médiatisation de la honte : de la douleur intime à l’indignation collective

Cette semaine découvrez le second article gagnant du concours FastNCurious 2025 sur le thème de « La Honte » … Souvenez-vous, en septembre dernier, nous évoquions le “gouvernement de la honte” pour décrire le gouvernement Barnier. En novembre, Gisèle Pélicot soulignait qu’il fallait faire “changer la honte de camp”. Aujourd’hui, les opposants de Donald Trump scandent “Shame on you” face au nouveau président des États-Unis. Ce qui était autrefois un sentiment intime, porté en silence, semble désormais sur toutes les lèvres. Amplifiée par les médias, cette émotion n’est plus un fardeau solitaire ; elle devient un moteur de révolte, une arme d’indignation qui peut redéfinir les normes sociales. Le philosophe Frédéric Gros la considérait comme un sentiment à double destin, pouvant mener à la résignation ou nourrir des colères collectives. Ainsi, dans un monde où la honte se fait entendre, jusqu’où peut-elle nous pousser à l’action ? Lorsque la honte s’impose à nous dans sa version la plus destructrice, elle engendre une profonde désestime de soi. Il s’agit de sa forme la plus connue, celle que l’on a déjà tous vécue. Cette honte est une arme de contrôle social redoutable. Elle réduit au silence, enferme dans la solitude et conduit à la soumission ; agissant comme une censure implicite. Ainsi, elle nous dicte des comportements normatifs. C’est elle qui, pendant des décennies, a maintenu des femmes dans le silence sur les violences qu’elles subissent (ou encore, c’est elle qui m’empêche de mettre du Kendj en soirée alors que j’adorerais danser sur « Andalouse »). Elle bloque la communication interpersonnelle et devient un poids écrasant qui empêche l’épanouissement individuel. La honte, principe actif d’une révolution Pourtant, Karl Marx disait que « la honte est un sentiment révolutionnaire ». En effet, ce sentiment n’est pas toujours un frein : il peut être un déclencheur de révolte. L’histoire en témoigne. En 1971, ce qui était jusque-là une souffrance intime et indicible devient un cri collectif. 343 femmes déclarent publiquement avoir avorté dans un manifeste publié par Le Nouvel Observateur, catalysant un débat public qui aboutira à la légalisation de l’IVG en France. Aujourd’hui, l’avortement est un droit constitutionnel, tandis que dans d’autres pays, il reste un crime.Primo Levi parlait quant à lui de la « honte du monde », cette rage impuissante qui naît face aux bas-fonds de l’humanité. Dans ces cas-là, la honte n’éteint pas la flamme intérieure, elle l’attise. Elle devient une force qui pousse à désobéir, à refuser l’inacceptable. Aujourd’hui, on ne crie plus seulement à l’injustice ; on hurle à la honte. Couverture de Libération, 12 juin 2024, ‘La honte’ Ce qui rend cette émotion si puissante, c’est qu’elle nous rappelle ce que nous avons de plus précieux : notre dignité. Sous toutes ses formes, la honte est un indicateur moral, une boussole qui dépend des normes et des valeurs d’une époque. Lorsque ces valeurs sont injustes, c’est la honte elle-même qui les renverse, provoquant un changement de paradigme. De la honte à la lutte L’un des moyens les plus efficaces pour combattre la honte est de la déplacer. Faire changer la honte de camp, inverser les rôles, c’est refuser d’en être la victime. Le mouvement #MeToo en 2017, par exemple, a permis à des milliers de femmes de rejeter la honte qui leur était imposée pour la renvoyer sur leurs agresseurs. Ce renversement repose en grande partie sur la médiatisation. Là où le silence protégeait, l’exposition publique brise l’impunité. L’affaire Pélicot en est un exemple frappant : en sortant du huis clos, elle a permis une relecture collective des faits et a replacé les acteurs du procès sur une scène de visibilité. Couverture du Vogue Allemagne, 25 novembre 2024, ‘No More Shame’ Ce phénomène de déplacement de la honte s’inscrit dans un processus plus large qui peut être expliqué par la théorie de la fenêtre d’Overton. Lorsqu’une cause qui était jugée inacceptable devient de plus en plus partagée et médiatisée, elle peut passer par différentes étapes : de l’idée impensable à l’idée acceptable, jusqu’à devenir une norme légitime puis un droit. Ce phénomène est visible dans des luttes comme celle pour l’IVG, où des tabous se sont progressivement transformés en revendications sociales puis légales. La honte, autrefois dirigée contre les victimes, devient ainsi un outil de lutte légitime, qu’on cherche à surmonter ou à retourner contre les systèmes qui l’ont imposée. De la presse traditionnelle aux réseaux sociaux, chaque média joue un rôle dans la diffusion et l’amplification de cette dynamique. Le web 2.0 devient un terrain de revendication immédiat, un espace où l’indignation se propage et se transforme en action. Dans un tout autre registre, la communauté LGBTQIA+ et la Marche des Fiertés ont transformé des décennies de honte intériorisée en une célébration de fierté collective. Ce qui était autrefois tabou, caché dans l’ombre, s’exprime aujourd’hui au grand jour, parfois même avec exubérance. Ces mouvements illustrent une idée fondamentale : la honte, pour perdre son pouvoir destructeur, doit être rendue visible. En brisant le silence, en créant un espace médiatique pour que cette émotion soit partagée, elle se dissipe. Elle peut alors devenir une force de cohésion, un moteur pour le changement. La honte est une émotion universelle, mais elle n’est jamais neutre. Entre tristesse et colère, elle peut nous défigurer ou nous transfigurer. Elle peut nous soumettre ou nous libérer. Tout dépend de ce que nous en faisons. La honte triste nous pousse à baisser la tête, mais la honte colère nous force à relever le poing. À la fois poison et remède, elle porte en elle le potentiel de transformer le monde – à condition de ne pas en être l’esclave, mais le maître. Sources : La honte est un sentiment révolutionnaire – Frédéric Gros Le MeToo français s’attaque à la racine : la honte, France Inter: https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-edito-culture/l-edito-culture-du-jeudi-29-fevrier-2024-7662830 « C’est à eux d’avoir honte » : au procès des viols de Mazan, le cri du cœur de Gisèle Pelicot, France 24: https://www.france24.com/fr/france/20241023-c-est-%C3%A0-eux-d-avoir-honte-au-proc%C3%A8s-des-viols-de-mazan-le-cri-du-c%C5%93ur-de-gis%C3%A8le-pelicot « Manifeste des 343, dans les coulisses d’un scandale », sur Histoire TV: interruption volontaire d’un tabou, Le monde Maylïs Fabre
Société

Shame on you : Comment la honte façonne-t-elle nos sociétés ?

Cette semaine découvrez le premier article gagnant du concours FastNCurious 2025 sur le thème de « La Honte » … La honte est définie par le CNRTL comme un sentiment de pénible humiliation qu’on éprouve en  prenant conscience de son infériorité, de son imperfection (vis-à-vis de quelqu’un ou de quelque  chose). Elle est souvent perçue comme un sentiment négatif, intime et paralysant. La définition le  démontre, la honte est personnelle. Pourtant, en 2018, c’est cette honte qui a poussé toute une  nation, l’Afrique du Sud, à éviter une catastrophe lors de la crise de l’eau. La honte peut-elle,  alors, être moteur de changement collectif comme le démontrerait la crise du « Jour Zéro » ?   Depuis 2016, l’Afrique du Sud faisait face à une crise hydrique grandissante. Début 2018, les  projections sont unanimes : si le niveau de consommation d’eau douce ne baisse pas, le pays  n’aura plus d’eau courante avant la fin de l’été austral.  Le gouvernement durcit alors drastiquement les restrictions en limitant la consommation à 50  litres par habitant, le minimum recommandé par l’OMS. Grâce à de très nombreuses campagnes  de sensibilisation, un élan collectif prend rapidement forme. Officiellement, le gouvernement  recommande de ne tirer la chasse qu’en cas de « grosse commission », limiter les douches à  deux minutes, il ira même jusqu’à sponsoriser un album comprenant uniquement des titres  populaires réduits à une durée de deux minutes pour encourager les consommateurs à limiter leur  temps de toilette. Les lessives et les boissons seront même limitées.   Une conscience collective s’éveille, et, progressivement, une pression sociale s’installe : respecter  les quotas devient la norme et les individus qui ne les respecteraient pas sont pointés du doigt,  couverts de honte. Ces changements de comportement ont permis à l’Afrique du Sud de ne pas  subir la coupure totale d’eau en 2018.  Pourtant, le CNRTL définit la honte comme un sentiment négatif et personnel. Comment expliquer  alors qu’elle puisse devenir un outil collectif de perfectionnement social ? La différence ne  résiderait-elle pas dans la conception culturelle que nous en avons ?  En anglais, la honte se dit shame, définie par Cambridge comme « a feeling of guilt and  embarrassment ». Mais shame est aussi un verbe : « to shame someone », signifiant « couvrir  quelqu’un de honte ». Dès lors, dans les sociétés anglophones, la honte est moins personnelle : le  lien direct entre le sentiment et l’action en fait un outil social plus explicite. Aujourd’hui, cette  logique se manifeste par le phénomène omniprésent du shaming : fat shaming, green shaming,  etc., une dénonciation publique qui façonne de nouveaux comportements, qu’ils soient positifs ou  négatifs.  Cela s’est traduit, très récemment, par des autocollants « I bought this before Elon went crazy »  (« J’ai acheté cela avant que Elon [Musk] devienne fou ») sur de nombreuses voitures Tesla. Par ce  simple message, leurs propriétaires cherchent à éviter un potentiel public shaming. Dans les sociétés francophones, notamment en France, la honte fonctionne différemment. L’idée  de « couvrir quelqu’un de honte » est souvent plus diffuse, souvent remplacée par l’ironie, la  moquerie ou la caricature. Mais avec l’essor des réseaux sociaux, le concept de shaming s’y  installe progressivement, adoptant une posture davantage militante. On l’observe notamment à  travers les publications jaunes de Raphaël Glucksmann, qui désignent publiquement des figures  ou institutions comme responsables de certains faits, amplifiant ainsi la pression sociale  collective.  Si dénoncer un comportement peut forcer à le questionner, le shaming provoque-t-il  inévitablement un changement ?   Si le shaming changeait efficacement les comportements, un simple regard désapprobateur  suffirait, pour un fumeur, à quitter le tabagisme. Pourtant, les campagnes anti-tabac s’appuient  sur la prévention, l’accompagnement ou même la peur, jamais sur la honte. C’est là tout le  paradoxe du shaming : pointer du doigt un comportement ne signifie pas aider à le corriger.   Que se passe-t-il lorsque la honte ne s’accompagne d’aucune alternative viable ? Prenons  l’exemple du fast fashion shaming : dénoncer les conditions de production de marques comme  Shein et Zara peut sembler moralement juste. Pourtant, cette démarche occulte une réalité socio économique fondamentale : tous les individus n’ont pas accès aux mêmes ressources, qu’il  s’agisse de moyens financiers ou d’accès à l’information. Lorsque le shaming ne cible pas uniquement les entreprises mais aussi les consommateurs, pour  inciter à un boycott notamment, sans pour autant proposer d’alternative, il risque de stigmatiser  des individus déjà en difficulté. Quand un comportement est dicté par des contraintes réelles et  qu’aucune solution ne semble envisageable, la honte ne corrige rien : elle ne fait que renforcer la  disqualification sociale. Dans ces conditions, elle devient un poids supplémentaire, non plus un  levier de transformation, mais un facteur d’exclusion qui éloigne encore davantage l’individu de  tout potentiel changement positif.  Si la honte peut inciter au changement, elle peut devenir oppressante et contre-productive si elle  n’offre pas d’alternative au comportement problématique. À l’ère numérique, le shaming se  propage plus rapidement que jamais. Mais si cet outil est désormais à la portée de tous, qu’en  est-il des motivations et de la légitimité de ceux qui l’exercent ?  Eva Molinari
Politique

Sport et politique, une frontière illusoire ?

Tifo des supporters parisien en soutien à la Palestine, le 6 novembre 2024 (L’’Équipe) Le 7 novembre dernier, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau a condamné le déploiement d’une banderole en soutien à la Palestine par les supporters parisiens lors du match de ligue des champions face à l’Atletico Madrid. Le ministre de l’Intérieur s’est exprimé sur X, en affirmant « Je demande au PSG de s’expliquer et aux clubs de veiller à ce que la politique ne vienne pas abîmer le sport, qui doit toujours rester un ferment d’unité. (…) ». Séparation entre sport et politique : un lieu commun ? Cette déclaration de Bruno Retailleau s’inscrit dans un discours assez répandu soutenant que sport et politique doivent être strictement séparés, car l’ingérence politique nuirait à l’esprit du sport. Comme en témoigne, le mécontentement de certains supporters parisiens outrés par ce tifo, promettant de ne plus remettre les pieds au stade dans ces conditions. L’un d’entre eux, interrogé par le journal l’Équipe, soupçonne le Qatar d’être à l’origine de ce message politique. Le sport discipline noble ? On présente le sport comme une discipline noble, chargée de valeurs positives comme le mérite, le respect, l’humilité, la santé, le dépassement de soi… Toutes ces valeurs créent les conditions pour une compétitivité saine. Le sport est donc vecteur de partage, d’universalisme, d’inclusion…; et constitue une pratique bénéfique pour le corps et l’esprit. Tous ces éléments confèrent une connotation extrêmement positive au sport. La politique néfaste par nature ? En revanche, la politique porte avec elles une série d’images négatives. Étant relative à l’exercice du pouvoir, il est commun d’entendre que la politique divise, crée des tensions, renforce les conflits. Il est vrai que la politique demande de l’engagement et des prises de position. Le fait de prendre parti, implique nécessairement des désaccords, exacerbés par la volonté de faire triompher son modèle de pensée. Ceux qui défendent une totale séparation du sport et de la politique, basent leur raisonnement sur une soi-disant volonté de préserver la discipline sportive des effets jugés négatifs de la politique. Autrement dit la politique apparaît comme un nuisible qui entache la pureté du sport. Focus historique Ce discours qui prône une séparation nette entre sport et politique, se nourrit d’un historique profond et peut ainsi être appréhendé grâce à l’Histoire. Alors, à travers trois exemples, faisons un petit retour historique pour savoir s’il est pertinent de dissocier ces deux arènes de pouvoir. Tommie Smith et John Carlos, lors de la remise des médailles du 200 mètres aux JO de Mexico en 1968 (Wikipédia) Tommie Smith et John Carlos, figures de la lutte raciale par le sport Le 16 octobre 1968, lors de la finale du 200 mètres aux Jeux olympiques de Mexico, les sprinteurs américains Tommie Smith et John Carlos, obtiennent respectivement la médaille d’or et de bronze.Ils montent sur le podium en chaussettes noires, symbole de la pauvreté des Afro-américain, vêtu d’un foulard symbole de l’oppression. Les deux athlètes américains baissent la tête et lèvent le poing ganté de noir, couleur des Black Panthers. Les différents signes réunis sur la photographie symbolisent un ensemble de revendications que prônent les afro américains. Ce geste de contestation apparaît dans des États-Unis marquées par les tensions raciales, et l’assassinat de Martin Luther-King Jr quelques mois plus tôt. Smith et Carlos, en profitant de la visibilité des Jeux, brisent le mythe d’un sport dépolitisé, et inscrivent leur combat dans l’histoire. Le Comité international olympique radie les deux sprinteurs des JO à vie. Preuve que l’institution tente d’imposer l’illusion d’une neutralité sportive. Aujourd’hui, cet acte est reconnu comme un moment clé du combat pour l’égalité raciale. Nelson Mandela brandissant la flamme olympique, aux JO de Barcelone en 1992 (Sport et société) Le sport outil de coercition pour les nations dissidentes Pendant des décennies, l’Afrique du Sud a instauré l’apartheid, un système de ségrégation raciale profondément ancré dans toutes les sphères de la société, y compris dans le sport. Les athlètes noirs sud-africains étaient systématiquement écartés des compétitions officielles, le pays envoyait uniquement des délégations blanches aux Jeux olympiques. Face aux pressions internationales et aux appels au boycott de plusieurs nations africaines, le CIO a fini par exclure l’Afrique du Sud des Jeux de Tokyo en 1964, suivie d’une interdiction permanente de participation aux JO à partir de 1970. Cet isolement sportif a constitué un levier symbolique contre le régime sud-africain, contribuant à son affaiblissement sur la scène internationale. Ce n’est qu’à partir de la fin officielle de l’apartheid en 1991, que l’Afrique du Sud réintègre les JO. Lors des Jeux de Barcelone en 1992, Nelson Mandela assiste en personne au retour de la nation arc-en-ciel dans la compétition, incarnant l’idée que le sport peut aussi être un moteur de réconciliation. La présence de Nelson Mandela, victime de l’apartheid et incarnation de la lutte contre le racisme, renforce le poids de la réhabilitation de l’Afrique du Sud au sein du Comité olympique. Cette sanction historique prouve bien que le sport peut être utilisé comme un outil diplomatique, capable de sanctionner un régime politique et d’engendrer une dynamique de changement. Contredisant ainsi frontalement, l’idée que le sport devrait rester à l’écart des conflits politiques. Kathrine Switzer lors du marathon de Boston en 1967. Kathrine Switzer la première marathonienne de l’histoire Le sport a également joué un rôle dans l’émancipation des femmes. Pourtant, le père des JO modernes, Pierre de Coubertin, s’opposait à leur participation aux compétitions sportives. Aux débuts du sport moderne, une multitude de préjugés entourait la pratique féminine, allant de la perte de féminité à une silhouette jugée trop masculine, en passant même par une supposée menace pour la fertilité. Ainsi, lors des premières compétitions, les femmes étaient systématiquement exclues.La lutte pour l’intégration des femmes dans le sport a été longue, mais elle a accompagné certaines évolutions sociales . En 1967, passionnée de course à pied, Kathrine Switzer décide de participer au marathon de Boston. Avec le soutien de son entraîneur, elle réussit à s’inscrire en ne renseignant que son nom de famille. Munie du dossard 261, elle prend le départ, mais après quelques kilomètres, un organisateur tente de l’arrêter en pleine course, donnant naissance à une photo devenue historique. Malgré cette tentative d’exclusion, elle devient la première femme à boucler les 42 kilomètres du marathon. En représailles, la fédération américaine d’athlétisme la radie, mais son geste marque les esprits. Propulsée en une des journaux du monde entier, elle devient une figure de l’émancipation féminine. Son acte de résistance contribue à changer la perception des femmes dans le sport et à ouvrir la voie à leur participation aux courses de fond, et plus largement, à leur reconnaissance dans le monde sportif. Séparation du sport et de la politique, un raisonnement absurde ? Ces exemples illustrent l’incohérence de l’idée selon laquelle, une séparation stricte entre le sport et la politique serait nécessaire. La politique englobe tous les enjeux, environnementaux, sociaux, économiques…; qui façonnent notre monde, et le sport n’y fait pas exception. Il ne se déroule pas dans une bulle hors du temps, exempte de toute influence politique. Dès lors, comment pourrait-on affirmer, comme l’a fait le communicant Franck Tapiro sur CNews en décembre dernier, que la politique « tue le sport » ? Ou un simple contre-sens ? Les personnalités politiques adoptant cette position tendent parfois à confondre un message de soutien contre une injustice ou une prise de position en accord avec les valeurs du sport, avec une instrumentalisation du sport à des fins politiques. Ou bien perçoivent très bien la nuance mais tentent seulement de satisfaire le plus large éventail de personnes, en reprenant les idées les plus répandues. Si le sport est utilisé comme un outil de propagande par des régimes fascistes, comme ce fut le cas lors des JO de Berlin en 1936, alors évidemment que la politique pervertit le sport. En revanche, lorsqu’il sert à combattre les inégalités et à promouvoir la paix, à l’image de la vision de Nelson Mandela, illustrée par sa présence aux JO de Barcelone en 1992, ce n’est plus la politique qui dénature le sport, mais bien le sport qui contribue à améliorer la politique. Aliénation par le sport ? Comme le soutient John Hargreaves dans Sport, Power and Culture, le sport présente cet avantage de divertir, de détourner le temps des matchs et des compétitions, la population de sujets plus graves qui polarisent la société. Le sport participe donc à détourner les individus des sujets politiques qui se répercutent nécessairement sur leur quotidien. Mais les grands événements sportifs peuvent également, être perçus non pas comme des facteurs d’aliénation, mais comme des moyens d’atténuer les tensions sociales et politiques, à l’exemple des JO de Paris 2024. L’effervescence de ces Jeux a quasiment fait oublier aux français la large victoire de l’extrême droite aux élections européennes du 9 juin dernier, ou l’absence prolongée de gouvernement durant cette période. C’est peut-être ici que se trouve le véritable enjeu qui nourrit les polémiques entre sport et politique. Sources : https://www.lequipe.fr/Football/Article/Le-tifo-free-palestine-a-fait-fuir-du-parc-des-princes-certains-supporters-du-psg/1523685 https://www.lequipe.fr/Football/Actualites/Nathan-supporter-du-psg-s-est-desabonne-apres-le-tifo-free-palestine-on-ne-remettra-plus-les-pieds-au-parc/1523669 Compte Twitter (X) de Bruno Retailleau Tommie Smith et John Carlos (Wikipédia, Brut, France TV) https://www.lefigaro.fr/sports/scan-sport/actualites/exclu-des-jo-pour-avoir-leve-le-poing-john-carlos-reclame-plus-de-liberte-d-expression-au-cio-1005926 Nelson Mandela (Site du CIO, Wikipédia) https://www.olympics.com/cio/news/nelson-mandela-une-voix-au-service-du-sport Kathrine Switzer (INA, France Info)
Histoire de la femme et du mouvement olympique
https://www.olympics.com/cio/pierre-de-coubertin/pourquoi-pierre-de-coubertin-etait-il-oppose-a-la-participation-des-femmes-aux-jeux-olympiques Nelson Mandela (Site du CIO, Wikipédia) https://www.olympics.com/cio/news/nelson-mandela-une-voix-au-service-du-sport Marcus Alexandre
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Culture, Publicité et marketing

Rilès et “Survival Mode” : quand la promotion devient performance artistique

Dans un univers musical où la compétition pour attirer l’attention est plus féroce que jamais, Rilès a su se démarquer avec un coup de communication audacieux et marquant pour la sortie de son album SURVIVAL MODE. Le 8 février 2025, il a défié les limites physiques et mentales lors de sa performance qu’il a intitulée SURVIVAL RUN, une course de 24 heures retransmise en direct. Plus qu’une simple promotion, cet événement est devenu un acte artistique puissant, porteur de messages profonds sur la pression sociale et l’épuisement moderne. Retour sur une stratégie de communication qui dépasse l’entendement.  L’évènement, une course contre le temps  Le 8 février 2025, Rilès a créé un événement sans précédent dans l’industrie musicale avec SURVIVAL RUN, une performance de 24 heures diffusée en direct sur YouTube et TikTok. L’artiste a couru sans relâche sur un tapis roulant, une métaphore visuelle du thème central de son nouvel album SURVIVAL MODE. Ce défi physique était bien plus qu’un simple acte promotionnel : il a su incarner une immersion totale dans un univers artistique où la pression sociale, la quête incessante de performance et l’épuisement mental sont explorés de manière intense. L’artiste, en se mettant à l’épreuve dans une telle épreuve physique et mentale, a voulu offrir à son public une expérience qui résonne profondément avec les défis contemporains.  L’événement n’a pas seulement attiré un large public, mais aussi des médias et de nouveaux spectateurs, intrigués par cette approche radicale. Derrière lui, des scies géantes tournaient en permanence, amplifiant la tension visuelle et symbolisant la menace imminente qui pèse sur ceux qui se retrouvent pris dans une course sans fin. Cet élément visuel marquant incarnait l’idée d’un danger qui n’attend pas et d’une vie qui défile à toute vitesse, sans possibilité de pause. L’artiste ne s’est pas contenté de courir : chaque moment de la performance était un acte symbolique, représentant la lutte contre l’épuisement et l’angoisse dans un monde où il semble impossible de ralentir.  En cours de route, Rilès a interagi en temps réel avec ses fans, transformant cette diffusion en un événement interactif. La possibilité pour les spectateurs de réagir et de commenter via les plateformes de rediffusion a donné une dimension participative à l’événement, augmentant son impact. Ce n’était plus seulement un spectacle à regarder, mais un événement dont chacun pouvait être acteur, grâce à l’immédiateté des interactions sur les plateformes numériques. À travers cette stratégie, Rilès a non seulement communiqué sur la sortie de son album, mais a créé une expérience partagée avec son public, rendant l’événement beaucoup plus personnel et engageant que toute autre campagne de promotion classique.  Une promotion hors normes  La promotion d’un album a évolué, et Rilès l’a bien compris en choisissant une approche audacieuse pour la sortie de SURVIVAL MODE. Dans un monde saturé d’informations et de contenu, il n’est plus suffisant de publier un clip ou de participer à quelques interviews pour faire parler de soi. L’artiste a su, par cette performance radicale, lier la promotion de son album à une réflexion sur des problématiques sociétales profondes : l’épuisement mental, la pression sociale et la quête incessante de résultats. Au-delà du simple lancement musical, SURVIVAL RUN est devenu un acte artistique qui fait écho à la condition humaine dans un monde moderne où les attentes et les exigences ne cessent de croître.  Une Métaphore Visuelle Puissante : Le « Mode Survie » Incarné  Le tapis roulant sur lequel Rilès a couru pendant 24 heures est devenu une métaphore puissante de la course effrénée de la vie moderne. Courir sans avancer, toujours dans le mouvement, mais sans jamais arriver à un but tangible. Cette image illustre parfaitement la sensation de stagnation vécue par de nombreuses personnes dans un système où l’effort semble constant, sans réelle récompense. L’artiste a réussi à incarner cette sensation de « faire du surplace », à la fois physique et psychologique, en défiant ses propres limites tout en représentant cette dynamique épuisante de la vie moderne. La notion de « mode survie » prend alors tout son sens : la vie est vécue comme une urgence continue, sans possibilité de pause.  Les scies géantes en arrière-plan de la scène, qui tournent sans relâche, ont ajouté une dimension dramatique à cette performance. Ces scies étaient une représentation directe de la menace constante qui guette ceux qui ne peuvent pas s’arrêter, ne peuvent pas ralentir, de la peur de l’échec et de l’angoisse qui découle de la pression sociale. Le message est clair : dans un monde où il est impossible de s’arrêter sans risquer la chute, l’épuisement devient inévitable. Cette image renvoie à la réalité de millions de personnes, constamment sous pression, obligées de poursuivre une course sans fin pour atteindre des objectifs qui semblent toujours hors de portée.  Le défi de tenir pendant 24 heures représente également la résilience et la détermination, mais aussi l’absurdité d’une exigence de performance toujours plus grande. L’épuisement visible de Rilès, tant mental que physique, au fil des heures devient un puissant rappel de la fatigue accumulée par ceux qui, comme lui, sont pris dans le tourbillon d’une société qui valorise l’endurance au détriment du bien-être. À travers cette épreuve, Rilès incarne non seulement la souffrance, mais aussi la force de continuer, malgré tout, ce qui fait de cette performance une réflexion puissante sur notre époque.  Un coup de communication qui dépasse la promotion : une véritable performance artistique  Loin de se limiter à une simple opération de communication, SURVIVAL RUN se présente comme une performance artistique complète. En mêlant art visuel, performance physique et communication digitale, Rilès a su créer une expérience immersive où chaque élément de la performance renvoie à une thématique centrale. Cette approche hybride a permis à l’artiste de faire de la promotion de son album un acte artistique en soi, redéfinissant ainsi les contours de ce que signifie « promouvoir » dans le monde de la musique moderne.  De plus, l’impact de son approche participative a été démultiplié, car elle transforme chaque spectateur en un participant actif, rendant l’expérience beaucoup plus significative et mémorable que n’importe quelle autre campagne de promotion classique.  Enfin, la stratégie de communication de Rilès a été renforcée par la portée globale offerte par les réseaux sociaux, notamment TikTok et YouTube. L’accessibilité de l’événement, disponible pour n’importe qui, où qu’il soit, a permis à SURVIVAL RUN de dépasser le cadre d’une simple promotion musicale pour devenir un moment de réflexion collective sur les défis de notre époque. En alliant art, communication et engagement numérique, Rilès a réussi à créer une expérience unique, qui marque à la fois les esprits et les cœurs.  Avec SURVIVAL RUN, Rilès a non seulement promu son album, mais il a créé une œuvre à part entière. Ce coup de communication n’est pas une simple action commerciale ; c’est un événement artistique total qui interroge la société et pousse à la réflexion. En repoussant les limites de la promotion classique, Rilès nous rappelle que l’art peut se vivre à travers tous les supports, et que la communication elle-même peut devenir un acte créatif.  Ce type de stratégie pourrait bien devenir une référence dans le monde de la musique et au-delà, incitant d’autres artistes à transformer leurs campagnes en véritables expériences immersives et engageantes.  Rose Paineau
Politique

Révolution industrielle américaine : la genèse du mythe du milliardaire providentiel

Les États-Unis, au crépuscule du XIXe siècle, s’affirment comme un géant économique en pleine ascension. Cette période expose autant les vertus que les dérives de l’ultralibéralisme. Le capitalisme, dans sa forme la plus brute, enfante des magnats dont la domination s’étend bien au-delà de l’économie. Les monopoles qui naissent alors concentrent richesses et influence entre les mains d’une poignée d’oligarques, leur pouvoir s’avérant parfois supérieur à celui du gouvernement, dictant ainsi un nouvel ordre socio-économique où l’économie privée supplante progressivement l’autorité publique. Les acteurs clés Dans cette ébullition socio-économique, trois figures s’imposent. John D. Rockefeller, à la tête de la Standard Oil Company, tisse un monopole impénétrable, phagocytant ses rivaux et modelant les prix du marché pétrolier à sa guise. Andrew Carnegie, maître de la sidérurgie, fait de laCarnegie Steel Company un colosse de l’industrie de l’acier, révolutionnant la production grâce à des procédés innovants et à une rationalisation du travail. Enfin, J.P. Morgan, stratège financier, orchestre la consolidation industrielle en créant, en 1901, l’United States Steel Corporation, premier empire sidérurgique intégré verticalement aux États-Unis, établissant ainsi une mainmise inédite sur l’industrie américaine. Mais leur emprise ne s’arrête pas à l’économie. Ces milliardaires, loin d’être de simples hommes d’affaires, s’immiscent dans la sphère politique, orientant les décisions et bridant l’intervention de l’État, tout en modelant à leur avantage les structures légales et fiscales du pays. Déviance de l’État par la philanthropie La philanthropie, du grec philos (amour) et anthropos (homme), désigne l’ensemble des actions menées volontairement pour le bien public, généralement par le biais de dons financiers ou d’initiatives sociales. Elle se veut l’expression d’un altruisme désintéressé, mais dans le contexte du capitalisme américain, elle se mue en instrument d’influence et de préservation des privilèges. Aux États-Unis, elle devient un levier de pouvoir. Refusant l’idée d’un État providence, ces industriels préfèrent investir directement dans des initiatives sociales, contournant ainsi les institutions publiques et imposant leur vision du progrès. Andrew Carnegie, dans son essai La Richesse, théorise la redistribution éclairée des fortunes, préférant l’action privée à l’impôt. Toutefois, cette générosité est loin d’être désintéressée. Au-delà des avantages fiscaux, elle permet à ces bienfaiteurs autoproclamés de façonner la société à leur image, influençant l’éducation et les valeurs collectives. Ils ne se contentent pas de donner : ils orientent, ils modèlent, ils pérennisent leur suprématie en s’assurant que la vision qu’ils défendent se perpétue au fil des générations. Derrière cet élan apparent de générosité se cache une stratégie savamment orchestrée. Les philanthropes, en finançant des institutions académiques et culturelles, assurent la transmission de leur idéologie et maintiennent un pouvoir intellectuel sur les générations futures. Ce contrôle discret, ce dispositif, renforce un ordre établi où les ultrariches conservent leur position dominante, en instillant un modèle de société conforme à leurs propres intérêts. Ainsi, la philanthropie ne se limite pas à une simple redistribution des richesses, elle est une architecture complexe servant une finalité bien précise : garantir la pérennité d’une aristocratie financière sous couvert d’humanité et de bienfaisance. En façonnant l’éducation, en dictant les codes culturels et en influençant la recherche scientifique, ces mécènes modernes perpétuent un système où la charité se substitue insidieusement à la justice sociale. Un héritage contemporain Cette défiance à l’égard de l’intervention étatique perdure aujourd’hui. Les États-Unis restent une terre de milliardaires omnipotents, où les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) s’inscrivent dans la lignée des tycoons du XIXe siècle. Leur influence ne se limite pas l’économie numérique ; elle s’étend à la politique, aux médias et à l’éducation, façonnant insidieusement l’avenir. Comme Rockefeller et Carnegie avant eux, certains prônent un libéralisme exacerbé, une vision politique, à l’image d’Elon Musk, tandis que d’autres s’emploient à construire un empire philanthropique, à l’instar de Bill Gates. Si les formes évoluent, le principe demeure : une mainmise économique habilement enveloppée dans un discours salutaire, justifiant et perpétuant l’ordre établi. Rousseau et la critique de la philanthropie Jean-Jacques Rousseau fustige la philanthropie dans Discours sur les Richesses, dénonçant l’illusion d’une générosité qui ne sert qu’à masquer l’oppression économique : « Quelle étrange route, pour aller au bien, que de commencer par mal faire, et de tendre à la vertu par tous les vices qui la détruisent. » Pour lui, seule la main visible de l’État peut réguler les inégalités, car elle s’affranchit des intérêts particuliers, a priori. Si l’action philanthropique est tributaire des valeurs et des ambitions de ses bienfaiteurs, elle demeure une stratégie plutôt qu’un réel engagement démocratique. En revanche, une politique publique structurée tend à réduire les inégalités sans privilégier une caste au détriment du reste de la société (dans une vision pure du Contrat social)*1. Ainsi, sous ses atours de vertu, la philanthropie s’inscrit comme un mécanisme de conservation des privilèges plutôt que comme une remise en cause du système inégalitaire qu’elle prétend combattre, ancrant ainsi l’ordre établi dans une narration habilement élaborée. 1* : En l’espèce, l’espace politique démocratique est lui aussi constitué d’intérêts propres, de déterminismes sociologiques favorisant une certaine classe et d’influences externes ou privées. Fabien Vernat
Culture

La rhétorique du Trash-Talking : comment Cédric Doumbé domine l’arène médiatique ?

Avant-propos : Rédigé il y a près d’un an lors du précédent mandat, cet article analyse l’ascension médiatique de Cédric Doumbé et son usage du trash-talking dans le MMA. Depuis, cette stratégie continue d’alimenter débats et controverses, influençant d’autres combattants. Son impact sur la communication sportive et ses enjeux éthiques restent plus que jamais d’actualité. Dans l’univers impitoyable du MMA (arts martiaux mixtes), où chaque coup porté sur le ring est aussi intense que les paroles échangées en dehors, une voix tranchante se distingue : celle de Cédric Doumbé. Ce combattant français, véritable maître de la provocation, a fait du trash-talking une arme redoutable, à la fois pour déstabiliser ses adversaires et asseoir sa domination médiatique.Comment cette stratégie verbale devient-elle un outil de communication puissant, permettant de marquer les esprits et de rayonner au-delà des arènes sportives ? Provocations et intimidations : les racines culturelles du Trash-Talking Le trash-talking, littéralement « parler-déchets » en anglais, s’inscrit dans une longue tradition culturelle de la provocation dans les compétitions sportives. Bien que ses origines précises soient difficiles à déterminer, nous pouvons retracer ses premières manifestations dans la boxe, le basketball, et plus largement dans les disciplines où le duel, physique ou verbal, fait partie du spectacle. Muhammad Ali, figure emblématique du genre, a marqué l’histoire avec des déclarations provocantes et poétiques. En 1974, avant son combat contre George Foreman à Kinshasa, il lançait : “I’m gonna float like a butterfly and sting like a bee. George can’t hit what his eyes can’t see. – Je vais flotter comme un papillon et piquer comme une abeille. George ne peut pas toucher ce que ses yeux ne peuvent pas voir”. Le trash-talking dépasse largement le cadre du sport et s’impose aussi dans la culture populaire : artistes, politiciens et figures médiatiques l’utilisent pour provoquer des débats, polariser les opinions et capter l’attention du public. Il ne se limite pas à des paroles agressives mais se déploie comme un véritable art oratoire, combinant stratégie, psychologie et mise en scène. Quand l’insulte devient une arme de communication stratégique L’efficacité du trash-talking repose sur plusieurs dynamiques interdépendantes : la capacité à captiver l’attention, provoquer des émotions fortes et imposer une image de domination, tant sur le plan psychologique que médiatique. Dans un environnement où la visibilité est cruciale pour se démarquer, Cédric Doumbé a fait de cette stratégie un levier central pour sculpter son personnage public et s’imposer comme une figure incontournable, bien au-delà des arènes du MMA. Une omniprésence médiatique L’utilisation habile de la provocation verbale permet à Doumbé de se positionner comme une figure incontournable du MMA. Sa maîtrise du discours attire l’attention des grands médias français comme Le Quotidien (TMC), Quelle Époque ! (France 2) ou encore Clique (Canal+). Le combattant ne se contente pas de provoquer sur le ring : il transcende l’univers sportif pour devenir une personnalité publique à part entière. Sur les réseaux sociaux, son impact est encore plus marquant. Avec des publications soigneusement calibrées pour éveiller l’intérêt, il mobilise une communauté engagée qui le suit dans chacune de ses sorties. Par exemple, ses vidéos YouTube, cumulant plus de 46 millions de vues, offrent un accès exclusif aux coulisses de sa vie de combattant. En partageant ses victoires, ses doutes et ses entraînements, il tisse un lien émotionnel avec ses abonnés tout en cultivant une image de combattant authentique et charismatique. Son agent, David Foucher, assume d’ailleurs pleinement cette stratégie de communication : “L’idée c’était de jouer sur ses forces, ce côté divertissant, ce côté spectacle, pour en faire un argument par rapport aux autres. Sur chaque combat, maintenant les gens se demandent ce que va faire Cédric Doumbé”. L’art du storytelling Le trash-talking de Doumbé ne se limite pas à ses adversaires : il s’inscrit dans un storytelling plus large qui le présente comme un showman incontournable. Ce narratif repose sur une mise en scène où le sportif endosse le rôle du provocateur charismatique, presque “méchant”, à la manière des grandes figures de catch ou de boxe. Cette posture crée une polarisation : soit nous l’admirons pour son assurance, soit nous la détestons pour son arrogance. Mais, dans tous les cas, on parle de lui. Son récit, façonné par ses propres mots et expériences, devient une source d’inspiration pour ses abonnés qui se reconnaissent dans son parcours et sont attirés par cette figure de combattant à la fois humble et implacable. Doumbé ne vend pas seulement des combats, il vend une histoire, une épopée où chaque sortie médiatique, chaque affront verbal, fait partie d’un plan plus vaste. La rhétorique de la provocation : analyse des fondements de la domination linguistique Dans une perspective foucaldienne, le langage n’est pas seulement un moyen de communication mais aussi un instrument de pouvoir et de contrôle social. Dans ses travaux, en particulier dans Surveiller et Punir (1975) et L’Archéologie du Savoir (1969), Foucault explore les mécanismes de pouvoir qui opèrent à travers les discours et les institutions sociales. Pour l’auteur, le pouvoir ne se situe pas seulement dans les structures politiques et institutionnelles, mais également dans les discours et les pratiques sociales qui façonnent notre compréhension du monde et notre place dans celui-ci. Ainsi, le langage devient un champ de bataille où se jouent les rapports de force et les dynamiques de domination. Lorsque Cédric Doumbé utilise le trash-talking pour défier ses adversaires, il ne se contente pas de les provoquer verbalement. Il investit le langage d’un pouvoir symbolique, affirmant sa propre autorité tout en cherchant à déstabiliser ses adversaires. Ses paroles incendiaires ne sont pas simplement des provocationssuperficielles, mais des actes de domination qui visent à asseoir sa suprématie dans l’arène du combat. Foucault souligne également que le pouvoir n’est pas seulement répressif, mais aussi productif. En d’autres termes, le pouvoir ne se contente pas d’interdire et de punir, il crée aussi des normes et des discours qui délimitent ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Ainsi, lorsque Doumbé utilise le trash-talking pour marginaliser ses adversaires, il contribue à forger un discours de la victoire et de la domination qui légitime son propre pouvoir. Un outil de communication aux contours flous ? Si le trash-talking est une arme redoutable sur le plan stratégique, il soulève des questions sur les limites éthiques et morales, agissant parfois à l’encontre des valeurs de fair-play et de respect qui devraient prévaloir dans le monde du sport. Les limites éthiques et morales Le cas de Conor McGregor, combattant irlandais de MMA et ancien champion de l’UFC, illustre bien ces dérives. En insultant la femme de son rival Khabib Nurmagomedov lors d’une conférence de presse en 2019, McGregor a non seulement terni son image publique mais a également alimenté une hostilité qui a débordé le cadre sportif, créant un climat délétère autour du combat. L’impact sur les victimes du trash-talking Après sa défaite face à Doumbé, Jordan Zabo a subi des harcèlements dans la rue, illustrant ainsi les conséquences néfastes de cette rhétorique en dehors de l’arène sportive. Loin d’être simplement une joute verbale, le trash-talking peut avoir des répercussions réelles et dommageables sur la vie personnelle des individus. Les réactions virulentes des publics Enfin, sur les réseaux sociaux, les réactions du public peuvent parfois prendre une tournure explosive, se traduisant par des insultes, des menaces et des comportements agressifs en ligne. Ces débordements témoignent de l’impact négatif que peut avoir le trash-talking sur l’ambiance générale et sur le respect mutuel au sein de la communauté sportive. Une méthode controversée mais commercialement efficace Malgré les débats éthiques et moraux qu’il suscite, le trash-talking demeure un outil économiquement rentable et attrayant pour les combattants et les organisations sportives. Sa capacité à générer des discussions enflammées, à attirer l’attention des médias et à susciter l’intérêt des sponsors en fait un élément incontournable de la stratégie de marketing et de promotion dans le monde du MMA. Cette efficacité s’illustre particulièrement par le succès commercial fulgurant de certains événements, comme le combat entre Doumbé et Baki organisé le 7 mars 2024 à l’Accor Arena, où les 20 000 billets se sont écoulés en moins de 20 minutes. Ainsi, bien que le trash-talking reste controversé, son impact économique et sa capacité à galvaniser les foules et stimuler l’engagement du public en font un pilier du paysage médiatique du sport moderne. Sources, pour aller plus loin : Ali, une légende en 10 phrases mythiques – Eurosport : https://www.eurosport.fr/boxe/ali-une-legende-en-10-phrases-mythiques_sto5634266/story.shtml Cédric Doumbè, une vraie catastrophe ! : https://www.sports.fr/combat/mma/cedric-doumbe-une-vraie-catastrophe-813675.html Cédric Doumbè : « Le trash-talking peut faire gagner les combats » – Sport.fr : https://www.sport.fr/sports-de-combat/cedric-doumbe-le-trash-talking-peut-faire-gagner-les-combats-1137949.shtm Cédric Doumbé vs Baki : les 20 000 billets pour le combat sont partis en moins d’une heure : https://www.konbini.com/lifestyle/cedric-doumbe-vs-baki-les-20-000-billets-pour-le-combat-sont-partis-en-moins-dune-heure/ Imène M.
Publicité et marketing

ASMR et publicité : l’art de séduire en silence

Préambule : Cet article vient compléter l’article sur l’ASMR de FastNCurious de 2019. L’« Autonomous Sensory Meridian Response » ou plus connu sous le nom d’ASMR nous fait penser tout de suite à une personne chuchotant tout près de son micro pour faire des bruits de bouche insupportables. Si autrefois l’ASMR représentait un contenu de niche, il est largement démocratisé aujourd’hui, et se révèle être un outil de communication puissant. La magie du son : L’ASMR, nouveau vecteur de communication immersive Aujourd’hui l’ASMR est un véritable phénomène culturel qui regroupe un tas de contenus diversifiés sur Internet et qui fidélise une grande audience. Les créateurs de contenus ASMR font preuve d’imagination pour produire des vidéos diversifiées : No Talking, Roleplay, Mukbang, Chitchat… Cela peut sembler bizarre de se retrouver face à un médecin fictif qui chuchote face à la caméra, mais alors pourquoi ces vidéos font-elles des millions de vues ? En plus du son ASMR qui produit un stimulus chez le spectateur, l’ASMR rassemble des codes particuliers : chuchotements, une mise en scène, des gestes doux et des miniatures particulières pour engager l’audience et créer une relation de proximité, et les marques l’ont bien compris. Quand les marques chuchotent pour se faire entendre : L’essor de l’ASMR dans les campagnes publicitaires Les marques murmurent-elles aux oreilles des consommateurs pour les charmer vers leur futur achat ? Photo de Cbnews Vous avez peut-être aperçu la pub actuellement dans le métro pour l’application de méditation « Petit Bambou », qui met en avant une publicité sobre, sans couleurs ni images. Dans les couloirs du métro qui regorgent de publicités à images colorées, cette publicité se vante d’inviter le voyageur à enfin faire une pause, comme avec son application. Bien que cette campagne publicitaire ne soit pas de l’ASMR, elle invite à repenser des stratégies marketing plus douces : « less is the new more ?”. Si la sobriété dans le milieu publicitaire gagne du terrain, et que les marques se sont emparées du créneau ASMR, c’est peut-être le reflet d’une volonté des consommateurs qui, face à l’exposition massive aux publicités, aspirent à un retour au calme. En tout cas, l’essor de l’ASMR est bien visible dans les stratégies marketing. Bien que le bruit des produits a pu être mis en lumière depuis de nombreuses années avec la viande, les sodas ou le chocolat, les marques s’amusent désormais à reprendre le même format que les ASMRists, c’est-à-dire le format des youtubeurs ASMR. En 2017, Ikea ose véritablement se lancer dans l’ASMR avec une longue vidéo mettant en scène une douce voix chuchotée qui passe en revue les produits Ikea dans une chambre en les touchant. Véritable exploit marketing, des gens visionnent une publicité de 25 minutes entièrement. Mais depuis, de nombreuses marques ont suivi le pas. En 2022, Audi a aussi créé une vidéo ASMR de 2 minutes dans laquelle une main tapote les finitions de l’Audi R8 Coupé V10 GT RWD, faisant des petits bruits satisfaisants tout en montrant les détails de la voiture. Publicité Audi Publicité ASMR Buffalo Grill On peut aussi citer cette campagne de Lindt, qui reprend le set up typique des ASMRists, avec un micro, et dans lesquelles le chocolat craquant se prête parfaitement à l’exercice. Dans le même style, on retrouve la collaboration entre Konbini, Pringles et une ASMRist pour détendre avec les bruits de l’apéro. Toutes ces publicités peuvent alors être regardées pour leur vocation première : la détente. Elles ciblent un public qui pourrait se relaxer tout en découvrant le produit dont on fait discrètement l’éloge. Dans ces publicités comme Lindt, tous ces petits bruits auxquels nous sommes habitués, et auxquels nous ne prêtons même plus attention, sont remis sous la lumière des projecteurs. En effet, il y a un phénomène de conscientisation des bruits. Les bruits caractéristiques comme celui d’une canette qui s’ouvre laissant s’échapper le gaz ou celui du chocolat craquant invitent à la consommation. En effet, le croquant du chocolat évoque l’imaginaire d’un chocolat raffiné de grande qualité. De même pour le bruit de l’emballage en papier et en aluminium : il crée une expérience sensorielle distinctive. Capture d’écran vidéo de Lindt Chocolat Canada. Le format vit son apogée lors du Super Bowl en 2019 lorsque Zoë Kravitz déguste des bières de la marque  « Michelob ULTRA Pure Gold », façon ASMR. Une publicité cruciale étant donné son nombre de spectateurs. Aujourd’hui encore, ce format promeut non seulement des produits mais fait également l’objet d’interviews de célébrités notamment aux États-Unis. La chaîne W magazine, originellement magazine de mode, est connue pour ses interviews pendant lesquelles des chanteurs, acteurs, modèles se prêtent au jeu de l’ASMR. Ce format est aussi utilisé pour faire de la promo, comme pour le film Wicked, où Ariana Grande et Cynthia Erivo tentent de créer des bruits autour de l’univers du film. Par ailleurs, l’émergence des formats courts sur TikTok et Instagram ont favorisé des contenus mettant en avant des produits de façon ASMR. Au-delà des ASMRists présents également sur ces plateformes, il existe des vidéos ASMR qui mettent en avant des produits « aesthetics », comme de la cosmétique ou des unboxings de produits par exemple, et ils ont parfois été offerts aux créateurs par les marques. Il est commun de tomber sur une vidéo de quelqu’un qui déballe son nouveau MacBook Pro de manière satisfaisante. En scrollant, on tombe sur ce genre de vidéos, qui font office de pauses dans ce tourbillon d’overstimulation. …et on serait presque tenté de les posséder aussi, non ?  En réalité, les marques y ont déjà bien pensé en élaborant le design sonore du produit. Le design sonore est une approche qui vise à enrichir l’expérience utilisateur en ajoutant une dimension sonore spécifique aux produits du quotidien. Il permet d’améliorer l’ergonomie, de renforcer l’identité d’une marque ou encore de susciter des émotions et du plaisir sensoriel. Pour reprendre l’exemple de la publicité Audi, les portières ou le moteur sont conçus de sorte à apporter du plaisir sensoriel. Le bruit du moteur donne une sensation de puissance tandis que les bruits de l’habitacle procurent un confort acoustique. TikToks d’unboxing ASMR En conclusion, contrairement aux publicités classiques qui misent sur des slogans accrocheurs ou des arguments percutants pour attirer l’attention, les vidéos ASMR sont moins tape-à-l’œil. Cette subtilité rend le consommateur moins susceptible de les identifier comme des messages publicitaires. Le danger est alors de ne plus bien distinguer ce qui est publicité ou non. Dès lors, on peut parler de “dépublicitarisation”, un concept théorisé dans l’ouvrage La fin de la pub ? Tours et contours de la dépublicitarisation par Caroline Marti de Montety, co-auteure avec Karine Berthelot-Guiet et Valérie Patrin-Leclère. Ce concept désigne la tendance actuelle des marques à ne plus recourir aux seules formes canoniques de la publicité et à s’inspirer de formes plus valorisées socialement, comme dans l’ASMR. Les marques s’immiscent ainsi partout, au risque de ne pas être reconnues, voire de donner à penser que tout devient « publicitaire ».  Ariane Marin-Curtoud
Culture

Lolita et la culture du voyeurisme

En 1955, Vladimir Nabokov trouve enfin une maison d’édition qui veuille bien prendre en charge la publication de son roman Lolita après le refus de 6 éditeurs américains qui craignent des poursuites judiciaires et morales. Censuré en France jusqu’en 1958, Nabokov sait qu’il tient entre ses mains une bombe, tant son récit est sulfureux et choquant. Écrit à la première personne du singulier, l’ouvrage se construit comme la confession de Humbert Humbert, pédophile de 37 ans qui nourrit une relation incestueuse avec sa belle-fille de 12 ans, Lolita. A la levée de la censure, le roman de Nabokov s’exporte dans le monde entier : 180 j​ours en tête des ventes aux Etats-Unis avec 100 000 exemplaires vendus en trois semaines, Lolita s’est aujourd’hui écoulé à 15 millions d’exemplaires à travers le monde et figure dans la majorité des classements des meilleurs romans du XXe siècle. Acclamée pour son style littéraire, l’œuvre continue néanmoins de susciter d’importants débats moraux et philosophiques. Car la figure de Lolita a dépassé les cadres de la littérature pour devenir une icône sexualisée, souvent déconnectée de son statut de victime dans le récit de Nabokov. Cette réduction en objet de désir reflète une tendance culturelle plus large ou les questions d’abus et de consentement sont occultées au profit d’une fascination pour le scandale et l’interdit qui passe notamment par une sexualisation des jeunes femmes dans les médias. Le mythe de Lolita devient ainsi celui d’une tentatrice, transformant une histoirie d’abus sexuel en une fable ambiguë, voire glamour, qui nourrit la fascination voyeuriste du public.  Lolita, le regard voyeur du spectateur à l’épreuve.  Le voyeurisme est un élément central du roman de Vladimir Nabokov et l’histoire tout comme le processus de lecture en permettent l’exploration inconfortable. Par voyeurisme, on entend caractériser la personne qui tire un plaisir et une excitation sexuelle de la vue de la nudité et des rapports sexuels d’autrui. Ainsi, Humbert Humbert est le portrait type du voyeur. Au détour d’un parc, “assis sur un banc dur”, il observe des “nymphettes folâtrer en liberté”. Ces moments de solitude sont l’occasion de rêveries extatiques comme lorsqu’il observe cette “petite beauté antique parfaite vêtue d’une robe en tartan” qui devient le moteur imaginaire de son excitation : elle “posa avec fracas sur le banc à côté de moi son pied lourdement armé pour aussitôt plonger en moi ses minces bras nus et resserrer la courroie de son patin à roulettes, et je fondis sous le soleil, avec mon seul livre pour feuille de vigne, tandis que ses bouclettes châtain retombaient partout sur son genou écorché, et l’ombre des feuilles que je partageais palpitait et se dissolvait sur son membre radieux tout près de ma joue caméléonique”. Rappelons qu’il s’agit d’une enfant. Comme Lolita, elle est moins perçue aux yeux du narrateur comme une personne à part entière que comme un simple objet de désir, un agencement de traits physiques. Ce regard déshumanisant illustre la dynamique de pouvoir et d’exploitation inhérente au voyeurisme : il n’existe pas de consentement et Humbert Humbert reconnaît lui-même “une multitude de ces menues idylles à sens unique”.  Plus tard, il émigre aux Etats-unis où il rencontre Charlotte Haze, mère de Dolorès, sa fille de 12 ans surnommée Lolita. Pour se rapprocher de celle qu’il désire plus que tout, il se marie avec Charlotte avant de la voir mourir, devenant le beau-père de sa bien-aimée, Lolita. Son regard précédemment voyeur devient alors le moteur d’une domination physique sur la jeune fille de 12 ans. Nabokov écrit : “Elle resta blottie contre moi, à regarder la télévision, tandis que je me rongeais les sangs pour savoir comment et quand je pourrais l’avoir”. À une autre moment, il relate : “Il m’a fallu des heures pour la calmer, pour lui expliquer que ce que les adultes faisaient n’avaient rien de mal, en soi, si personne ne l’apprenait.” avant d’écrire “Ce n’était pas de l’amour, comme elle me l’a dit bien plus tard. Elle pleurait parfois la nuit, et j’étais son bourreau”. Mais si Humbert Humbert à travers ses propres aveux reconnaît son rôle de voyeur puis d’agresseur, la brutalité de ses actes est souvent masquée par une prose complexe souvent qualifiée de poétique et qui fait du lecteur un voyeur à part entière.  Ainsi, le récit à la première personne place le lecteur dans une position embarrassante et inconfortable qui se retrouve malgré lui plongé dans l’esprit du narrateur. En nous faisant lire ses pensées, il nous rend dans une certaine mesure complices de ses atrocités. La lecture du roman devient une expérience intrinsèquement transgressive car le récit brise tous les carcans et les tabous sociaux et moraux. La prose poétique caractérisée par la multiplication des images et métaphores contraste avec la noirceur des actes décrits qui ne sont jamais clairement formulés. Nabokov force par cette manière le lecteur à ressentir un mélange d’attirance et de répulsion rendant la lecture inconfortable mais profondément introspective. Ainsi, Lolita nous invite à réfléchir sur la manière dont nous consommons des récits de transgression et sur notre propre rôle dans la perpétuation de certaines formes de voyeurisme. Nabokov nous pousse dans nos retranchements, nous force à examiner nos instincts et nos propres biais en tant que lecteurs. Le voyeurisme littéraire que le roman nous impose n’est pas une fin en soi mais un outil critique pour interroger la manière dont nous regardons le monde et les autres.  “Lolita, méprise sur un fantasme” On emprunte ici le titre à un excellent documentaire éponyme réalisé par Olivia Mokiejewski et diffusé sur Arte en 2021. Il y est question de la genèse du chef-d’œuvre de Nabokov et de sa lecture actuelle. Car la trajectoire de Lolita depuis sa parution est déconcertante : orpheline de 12 ans violée par son beau-père et fantasme pédophile de ce dernier, Dolores Haze est devenue une icône pop mondiale, perçue comme le fruit défendue qui ne demanderait qu’à être croqué. Pour preuve, l’expression ‘’être une Lolita’’ renvoie davantage à une jeune fille aguicheuse qu’au statut de victime. Cette transformation en dit long sur le caractère voyeur de nos sociétés contemporaines qui tendent à hypersexualiser la jeune fille légitimant ainsi la pédophilie et l’inceste dans ce qui est parfois considéré comme la plus belle histoire d’amour du XXè siècle.  Difficile en effet de rapprocher la Lolita de Stanley Kubrick de celle de Vladimir Nabokov. Avec le film, en salle dès 1962, l’histoire est grandement épurée : les problématiques de pédophilie sont très largement édulcorées, la relation entre Dolores et Humbert devient plus ambivalente et la nymphette de Nabokov devient même provocante et complice. Les affiches de promotion qui accompagnent le film participent de ce contresens (Figure 1) : on y voit Lolita, une sucette à la bouche en train de nous regarder derrière ses lunettes de soleil en forme de cœur. Ce traitement visuel participe de la transformation d’une histoire d’abus sexuel en fable ambigue, voire glamour. Rappelons tout de même que Lolita a 12 ans quand elle est violée par son beau-père. Cette hypersexualisation, outre ce qu’elle a de profondément choquant, reflète un voyeurisme collectif totalement décomplexé qui se traduit notamment par la consommation et la sexualisation de jeunes femmes dans les médias au cœur de récits intimes et transgressifs. Le film de Kubrick cimente l’image de Lolita dans la culture populaire et en fait une ‘’tentatrice’’ plus qu’une victime comme le rappelle Nabokov lui-même en 1975 : “Lolita n’est pas une jeune fille perverse” avant d’ajouter “c’est une enfant que l’on débauche et dont les sens ne s’éveillent jamais sous les caresses de l’immonde monsieur Humbert”.        Figure 1 : Affiche du film Lolita de Stanley Kubrick. Il faut dire que dès la publication de son roman, le récit de Humbert Humbert est malmené et transformé, dans les représentations tout au moins. Ne trouvant aucune maison d’édition qui daigne publier son roman, Vladimir Nabokov s’en remet à Olympia Press, spécialisé dans l’édition d’œuvres sulfureuses, ce qu’ignore alors l’auteur. Au milieu des livres ‘’qui ne se lisent qu’à une main’’, Lolita passe alors pour un roman pornographique. Encore aujourd’hui, les éditions les plus récentes prêtent à confusion : la jeune femme représentée sur le couverture du roman aux éditions Folio se rapproche davantage de la Lolita de Kubrick que de celle de Nabokov. Mais le film du réalisateur américain n’est pas à mettre à la poubelle et les choix de Kubrick accentuent le rôle du voyeurisme en tant que thème central : le spectateur est placé dans une position inconfortable, observant une relation inappropriée sans que les abus soient ici clairement dénoncés. La caméra devient par moment le prolongement du regard de Humbert Humbert, impliquant directement le spectateur qui participe de la transformation de gestes innocents de Lolita (mangeant une sucette ou jouant au tennis) en objet de désir. En ce sens, le film renforce l’ambiguïté morale de l’œuvre et rend le spectateur encore plus complice que le lecteur. Le regard d’Humbert, celui de la caméra et du public se croisent, transformant Lolita en une réflexion sur la puissance destructrice du voyeurisme, à la fois individuel et collectif.  De sa publication à son adaptation cinématographique jusqu’à ses éditions littéraires les plus contemporaines, Lolita a ainsi profondément bouleversé notre manière de voir et de lire des récits transgressifs. Devenue une icône pop et glamour très largement sexualisée, la trajectoire du récit de Nabokov est le symbole d’un voyeurisme collectif et individuel mais aussi un outil de réflexion pour comprendre les mécanismes de consommation et de valorisation de l’intimité. Miroir tendu à notre société, Lolita révèle notre complicité dans la consommation d’intimités volées. L’œuvre et ses adaptations confrontent le lecteur et le spectateur à ses propres désirs, tout en dénonçant les conséquences destructrices de ce regard. Dans un monde saturé d’histoires et d’images personnelles, Lolita est une mise en garde contre la banalisation du voyeurisme et la réification des individus. Enfin, à ceux qui militent pour sa suppression ou sa censure, Vanessa Springora rappelle : “Il ne s’agit pas d’un récit autobiographique, il n’y a aucune apologie de la pédophilie, je ne vois aucune raison de ne pas le publier. Passer à côté d’un chef-d’œuvre littéraire de cette nature, ce serait une folie.” Pour aller plus loin et poursuivre une réflexion qu’on sait incomplète, on conseille la lecture hautement pertinente, intéressante et grandement enrichissante de l’œuvre de Nabokov, Lolita. On conseille également l’excellent documentaire mentionné ci-dessus de la journaliste Olivia Mokiejewski disponible dans plusieurs bibliothèques. La lecture du récit de Nabokov par Stanley Kubrick peut aussi faciliter la mise à jour des mécanismes élucidés dans cet article. Enfin, pour étoffer et étayer notre réflexion, on conseille ces articles plus ou moins exhaustifs et qui ont servi à la fabrication de cette rétrospective : “Lolita, méprise sur un fantasme”, sur Arte : l’histoire d’un désastreux contresens (Le Monde) ; “Lolita”, histoire d’une “méprise” (Philosophie magazine) ; “Lolita, méprise sur un fantasme” : la folle histoire du roman incompris de Vladimir Nabokov (Femme Actuelle). Martin Clavel
Publicité et marketing

“L’underconsumption core” : une réponse à la surconsommation à l’heure des réseaux sociaux

En ce début d’année 2025, un nouveau challenge envahit les réseaux sociaux, en particulier Tiktok : le” no buy 2025”. Le principe est simple : ne plus rien acheter, excepté le strict nécessaire. Une tendance qui appelle à repenser ses modes de consommation au quotidien et qui semble séduire de nombreux utilisateurs puisqu’on recense sur TikTok près de 11 300 publications sous le #nobuy. Ce challenge est une réponse directe à la surconsommation encouragée par les réseaux sociaux. En 2023, selon le rapport Shopping Pulse mené par Klarna, près de quatre consommateurs français sur dix (37 %) affirmaient s’être déjà procuré un produit après l’avoir vu sur les réseaux sociaux.  À travers cet article, FastNCurious vous propose de découvrir le lien étroit entre l’influence et la surconsommation, mais aussi de prendre connaissance des tendances émergentes qui invitent à déconstruire ces modes de fonctionnement. Les réseaux sociaux : un fonctionnement qui facilite les achats Avant de nous pencher sur le lien entre influenceurs et surconsommation, il est important de prendre connaissance de l’environnement dans lequel évoluent ces influenceurs. Sur les réseaux sociaux, tout est pensé pour permettre un passage à l’achat facile et rapide : redirection par des liens cliquables, liens swipe up, boutiques  intégrées, insertion des publicités, enregistrement des données bancaires sur les applications… L’ergonomie des plateformes en fait le terrain idéal pour les entreprises voulant atteindre de nouvelles cibles. Sur Instagram par exemple, les entreprises peuvent disposer d’un onglet “boutique” intégré à la plateforme afin d’identifier, de pointer, les produits sur les publications. Il est possible de faire un achat sans même quitter le réseau social.  Captures d’écran du compte et de la boutique Instagram de la marque Sézane Ainsi sur ces plateformes, nombreux sont les outils d’insertion publicitaire, mais les marques semblent privilégier les influenceurs, qui possèdent des caractéristiques particulières pour modifier les comportements de consommation. Le business modèle de l’influence Sur les réseaux sociaux, les créateurs de contenu mettent en scène une vie idéalisée. Les influenceurs dits “lifestyle”, partageant des contenus à propos de mode, food, beauté, ou encore voyages, semblent avoir un quotidien rythmé par les achats et l’acquisition de nouveaux produits. Hauls, favoris, tutos, looks du jour, autant de contenus de divertissement devenus des écrins publicitaires pour les marques, et étant des sources d’inspiration pour les prochains achats de leurs abonnés. Les influenceurs, comparés à des canaux classiques de promotion, utilisent le lien parasocial développé avec leur communauté pour devenir des figures privilégiées pour les recommandations. Grâce à cette relation sociale à sens unique, dont une personne peut faire l’expérience vis-à-vis d’une personnalité publique ou d’un personnage de fiction, les abonnés accordent parfois aux influenceurs une confiance similaire à celle accordée à un ami. Ainsi, depuis quelques années, ces influenceurs sont au cœur des stratégies marketing des annonceurs, qui font appel à eux pour la promotion de produits en tout genre. Ajouté à cela, pour se démarquer les uns des autres, il leur est nécessaire de renouveler leurs contenus, et par conséquent leurs acquisitions. Naissent alors les micro-trends, des tendances éphémères, qui gagnent rapidement en popularité mais disparaissent en quelques mois ou semaines. Elles sont portées par un produit, style ou esthétique précis. Ces micro-trends encouragent alors à la surconsommation, et inévitablement au gaspillage, les produits devenant rapidement obsolètes. Certaines personnes sur les réseaux sociaux, rient de ce phénomène en exposant dans des vidéos qu’elles ont elles-mêmes étés “victimes des micro-trends”.  Captures d’écran de TikTok de victimes des micro-trends Par essence, le business modèle de l’influence, lifestyle en particulier, en se basant sur la promotion de produit, avec ou sans collaboration commerciale, pousse alors à la surconsommation. Une mise à l’épreuve de l’influence : “deinfluencing” et “underconsumption core” Sur les réseaux sociaux, deux nouvelles tendances tentent de combattre la surconsommation, mais avec deux modes d’approches différenciés.  D’abord, par le “deinfluencing”, traduit par “dé-influence”, les influenceurs créent du contenu pour dire quels sont les produits à ne pas acheter. Bien que cela puisse apparaître comme une façon de dénoncer le consumérisme, à travers cette tendance du “deinfluencing”, tous les créateurs de contenu n’ont pas pour objectif de lutter contre la surconsommation, chez certains, on lit simplement dans les discours une volonté de transparence et de sincérité. Malgré tout, cette initiative invite à réfléchir à ses achats et à tendre vers une consommation plus responsable. Captures d’écran de TikTok de “deinfluencing” Une seconde tendance vient promouvoir, et surtout normaliser la sobriété : “l’underconsumption core”. Les utilisateurs exposent une “sous-consommation” par des modes de vie plus sobres et raisonnés. Ils montrent qu’ils utilisent peu de choses et surtout jusqu’au bout. Une façon pour eux de montrer qu’il est normal de ne pas acheter tout ce qu’on voit sur les réseaux sociaux, de résister à une forme de pression sociale. Captures d’écran du TikTok de @dainty.nugs Captures d’écran du TikTok de @notlavdysheva Cette tendance n’est cependant pas exempte de critiques, liées notamment à une “fétichisation de la pauvreté”. Quand pour certains “l’underconsumption core” apparaît comme un phénomène en vogue, pour d’autres il s’agit juste d’un mode de vie depuis des années, parfois subi. Il peut donc être mal vu de se vanter ou de romantiser ces habitudes minimalistes lorsqu’on dispose du privilège du choix. Ainsi face à la surconsommation promue par le marketing d’influence sur les réseaux sociaux, la vision de la sous-consommation monte en puissance. Ces deux visions, surconsommation et sous-consommation, bien que contradictoires semblent malgré tout cohabiter, et il ne semblerait pas que l’une tende à faire disparaître l’autre. Finalement le marketing d’influence proposera-t-il à l’avenir des outils pour penser une consommation durable ? Sources, et pour aller plus loin :  https://www.theguardian.com/fashion/article/2024/aug/07/it-is-ok-to-be-content-with-your-simple-life-is-underconsumption-core-the-answer-to-too-much-shopping https://digital.hec.ca/blog/la-surconsommation-causee-par-les-reseaux-sociaux-quels-sont-les-impacts/ https://pandofashion.com/limpact-des-reseaux-sociaux-et-du-marketing-dinfluence-sur-les-comportements-dachat-dans-lindustrie-de-la-mode/ https://www.novethic.fr/actualite/social/consommation/isr-rse/desinfluence-sur-les-reseaux-sociaux-les-influenceurs-tournent-le-dos-a-la-surconsommation-151379.html https://www.ledevoir.com/societe/consommation/818418/quand-sous-consommation-devient-virale-reseaux-sociaux https://blog.mbadmb.com/tiktok-influence-achat-impulsif-surconsommation/#:~:text=L’impact%20de%20TikTok%20sur%20l’achat%20impulsif&text=Les%20d%C3%A9monstrations%20de%20produits%2C%20souvent,ils%20en%20soient%20pleinement%20conscients. https://www.novethic.fr/economie-et-social/transformation-de-leconomie/sur-tiktok-la-tendance-est-a-la-deconsommation https://www.courrierinternational.com/stories/video-ces-tiktokeurs-qui-denoncent-la-surconsommation_221376 https://korii.slate.fr/tech/underconsumption-core-millenials-generation-z-critique-surconsommation-tiktok-tendance-achats-fast-fashion-mode-vie https://www.20minutes.fr/tempo/style/4050918-20230831-food-mode-beaute-reseaux-sociaux-plus-plus-souvent-origine-achats-jeunes https://www.ladepeche.fr/2023/08/31/les-reseaux-sociaux-des-prescripteurs-en-puissance-11424339.php Marie Desforges
Société

Les revers de la représentation médiatique des sectes : entre dénonciation et publicité involontaire

Dénoncer les dérives d’une secte sur les réseaux sociaux : solution ou piège ? Lorsqu’une ex-membre d’un groupe sectaire prend la parole sur des plateformes comme TikTok ou Instagram, son objectif est souvent de prévenir, de témoigner et d’aider d’autres victimes. Mais que se passe-t-il lorsque cette dénonciation renforce paradoxalement la visibilité autour de la secte dénoncée en lui conférant une publicité involontaire ? C’est ce paradoxe médiatique que nous illustrerons à travers le témoignage de Richelle Desrosiers, ex-membre de la Mission de l’Esprit-Saint (MES). Source : LaPresse.ca Les réseaux sociaux : espace d’expression et « d’empowerment » personnel et collectif.  Richelle Desrosiers, jeune TikTokeuse, est née au sein de la secte de la Mission de l’Esprit-Saint, elle l’a quittée en 2020. Une décision difficile et douloureuse, car elle l’a exposée à des représailles non seulement de la part des membres de la secte, mais aussi plus généralement de la société, la percevant désormais au travers de l’étiquette de « victime ».  Cependant, sur des plateformes comme TikTok, Instagram et Facebook, Richelle a choisi de briser ce silence. Elle confie : “Quatre ans plus tard, j’ai envie de partager mon histoire avec vous, de vous parler de mon parcours et de ce que j’ai vécu. J’ai vraiment envie d’honorer mon vécu […] et de partager ma vérité.” Ces mots traduisent une détermination profonde et un courage exceptionnel. Par ce témoignage, elle accomplit un véritable acte d’émancipation en se réappropriant son pouvoir personnel. Elle se positionne ainsi en tant qu’actrice de son propre récit, loin des stéréotypes de victime qu’on lui impose. Cette prise de parole a ainsi pu donner des échos à d’autres récits et, de fait, créer une communauté d’abonnés et un espace de solidarité numérique. Ainsi, les réseaux sociaux comme TikTok deviennent des catalyseurs puissants, où l’intime se transforme en un espace public d’expression, d’affirmation de soi et de renforcement collectif. La dualité des médias : entre dénonciation et publicité involontaire. Bien que l’objectif de cette prise de parole sur les réseaux sociaux soit de dénoncer les dérives sectaires et d’avertir le public, elle a paradoxalement pour effet de rendre la secte plus visible. Ce phénomène de publicité involontaire illustre la dualité des médias, qui, en exposant des pratiques répréhensibles, finissent parfois par en promouvoir certaines facettes. Cette visibilité gratuite profite aux sectes, qui ont pour mission de répandre leur doctrine et d’attirer de nouveaux membres. Richelle évoque même des “assemblées de propagande” au sein de la MES, où des cours étaient dispensés pour apprendre à séduire et recruter de nouveaux membres.  De plus, en raison du mystère qui les entoure, les sectes deviennent des objets de fascination. Cette curiosité est renforcée par une représentation souvent sensationnaliste dans les films et séries. The Path, diffusée sur Netflix, en est un exemple frappant, présentant le mouvement fictif Meyeriste à travers des personnages intrigants et des rituels mystérieux. La série exploite habilement l’ambiguïté morale et spirituelle du groupe, contribuant ainsi à renforcer une image séduisante, presque romantique, de la secte. Cette vision, bien que captivante, masque la réalité des dangers que ces groupes peuvent représenter. En humanisant leurs pratiques et en les présentant sous un angle dramatique, elle crée une perception erronée, où le danger réel est souvent minimisé, remplacé par un attrait malsain. Cela magnifie leur aura de mystère tout en atténuant leur véritable impact. Les défis d’une médiatisation responsable : représenter les sectes sans les promouvoir  D’un côté, il est crucial de parler des sectes et de dénoncer leurs dérives afin de mettre en garde le public, tout en permettant aux victimes de se libérer. Mais, de l’autre, cette médiatisation confère une publicité gratuite à la cause dénoncée, alimentant ainsi une fascination malsaine. Face à cette contradiction, que peut-on réellement faire ? Nous avons posé la question à Richelle, qui répond : “Je crois que ce qui est important, c’est l’éducation. Je crois [qu’on peut], sur les réseaux sociaux, prendre la peine d’éduquer les gens [sur ce qu’est une croyance limitante], l’emprise psychologique, [et ce qui] se passe dans un groupe sectaire. […] On n’attaque pas directement leurs croyances, mais on apporte des informations, des connaissances qui peuvent les faire réfléchir.” Cette approche éducative pourrait être la clé pour responsabiliser les individus, leur fournissant des outils de réflexion qui les amèneraient à remettre en question leurs croyances et à prendre du recul par rapport aux groupes sectaires. Dans cette même logique, la gestion des contenus en ligne pourrait jouer un rôle essentiel. Il est possible, par exemple, de limiter la diffusion de contenus sensationnalistes au profit de récits plus sérieux qui présentent les faits de manière neutre, sans dramatisation excessive. Les chercheurs américains Hill Hickman et McLendon ont démontré que l’utilisation de termes péjoratifs dans les articles, plutôt que des termes neutres, empêche une réflexion rationnelle et objective du public. Au contraire, ces termes entraînent souvent des réactions émotionnelles, éloignant le lecteur d’une analyse éclairée des faits. Cette analyse souligne donc la nécessité de lutter contre la représentation biaisée des sectes et de promouvoir une gestion plus rigoureuse des contenus en ligne. Entre adaptation et “présence numérique” : les stratégies de résistance des sectes en croissance D’un côté, les efforts pour lutter contre les dérives sectaires et dénoncer leurs représentations biaisées dans les médias sont constants. Mais de l’autre, de plus en plus de sectes adaptent leurs stratégies de communication pour résister à la critique et maintenir leur influence, transformant les plateformes numériques en un véritable champ de bataille idéologique. La MES, par exemple, dispose d’un site internet où elle expose sa doctrine et ses principes. Ce site s’ancre dans une stratégie de présence numérique, terme développé par la chercheuse en communication Zizi Papacharissi. Cette « présence numérique » permet aux groupes comme la MES de se défendre contre les critiques et de légitimer leurs actions. En publiant régulièrement des articles sur leurs pratiques et rituels, ils consolident leur image et se positionnent comme acteurs légitimes de leur propre récit. En réponse aux obstacles générés par la pandémie de COVID-19, la MES a aussi ajusté sa stratégie de communication pour préserver son influence. Plutôt que d’utiliser les plateformes publiques, souvent soumises à des dénonciations. Elle a privilégié des canaux plus privés tels que les appels vidéo via Zoom ou WhatsApp et l’envoi de newsletters. Ces méthodes ont permis à la secte de maintenir une relation plus intime et discrète avec de potentiels nouveaux membres, notamment en Afrique, où elle a intensifié ses efforts de recrutement. Ces échanges privés offrent un espace sécurisé pour les membres et potentielles recrues, à l’abri des critiques publiques. Ainsi, la secte procède à un déplacement d’enjeu : plutôt que de se concentrer sur les canaux de communication, elle se focalise sur le public, en ciblant des personnes en quête de sens, dans des régions plus isolées. En réalité, ce n’est pas tant pour éviter une exposition négative ou des accusations publiques que la secte recourt à ce détour, mais c’est plutôt dans le but de rester fidèle à ses priorités qu’elle agit. Ce détour met ainsi en lumière la multiplicité et la diversité des réseaux sociaux et canaux numériques qui existent et qui peuvent propager plus efficacement et massivement certaines idéologies. Le mythe de l’objectivité médiatique : viser la neutralité tout en élevant la conscience du public En somme, les médias sont traversés par une double tension : en dénonçant les dérives sectaires, ils finissent parfois par en promouvoir involontairement les intérêts. Ce paradoxe n’est pas seulement lié aux « défauts » des médias, mais à la manière dont ils représentent la réalité, influencée par nos valeurs et expériences personnelles. Comme le dit Davallon, « le sujet construit l’objet ». Si l’objectivité pure reste difficile à atteindre, il est essentiel de remettre en question nos propres biais. Concrètement, cela passe par la diversification de nos sources d’information, comme lire des journaux aux orientations politiques opposées, afin d’obtenir une vision plus complète et nuancée. En fin de compte, nous avons tous un rôle à jouer dans ce processus. Il ne suffit pas de consommer l’information passivement : chacun doit adopter une posture active, remettre en question ce qui est présenté et cultiver un esprit critique. C’est ainsi que nous pourrons construire une vision plus juste et éclairée du monde qui nous entoure. Sources :  Voir la vidéo : https://www.tiktok.com/@richelledesrosiers/video/7426756568445701382) https://croir.ulaval.ca/fiches/m/la-mission-de-lesprit-saint/ (Croire.ulaval.ca.) Hill, H., Hickman, J., & McLendon, J. (2001). Cults and Sects and Doomsday Groups, Oh My: Media Treatment of Religion on the Eve of the Millennium. Review of Religious Research, 43(1), 1-25 Zizi Papacharissi dans son ouvrage Affective Publics: Sentiment, Technology, and Politics (2015). Pour aller plus loin :  https://www.20minutes.fr/arts-stars/culture/3315035-20220624-netflix-pourquoi-documentaires-sectes-multiplient-comme-petits-pains? https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2019-08-21/quotidiens-de-la-responsabilite-des-lecteurs? https://www.pedagogie.ac-aix-marseille.fr/upload/docs/application/pdf/2019-06/nvelle_version_site_clemi_orme_2019_diapo_de_velopper_lesprit_critiqueavec_les_medias.pdf https://shs.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2012-6-page-467?lang=fr Nithyashri Canessane