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La médiatisation de la honte : de la douleur intime à l’indignation collective

Cette semaine découvrez le second article gagnant du concours FastNCurious 2025 sur le thème de « La Honte » … Souvenez-vous, en septembre dernier, nous évoquions le “gouvernement de la honte” pour décrire le gouvernement Barnier. En novembre, Gisèle Pélicot soulignait qu’il fallait faire “changer la honte de camp”. Aujourd’hui, les opposants de Donald Trump scandent “Shame on you” face au nouveau président des États-Unis. Ce qui était autrefois un sentiment intime, porté en silence, semble désormais sur toutes les lèvres. Amplifiée par les médias, cette émotion n’est plus un fardeau solitaire ; elle devient un moteur de révolte, une arme d’indignation qui peut redéfinir les normes sociales. Le philosophe Frédéric Gros la considérait comme un sentiment à double destin, pouvant mener à la résignation ou nourrir des colères collectives. Ainsi, dans un monde où la honte se fait entendre, jusqu’où peut-elle nous pousser à l’action ? Lorsque la honte s’impose à nous dans sa version la plus destructrice, elle engendre une profonde désestime de soi. Il s’agit de sa forme la plus connue, celle que l’on a déjà tous vécue. Cette honte est une arme de contrôle social redoutable. Elle réduit au silence, enferme dans la solitude et conduit à la soumission ; agissant comme une censure implicite. Ainsi, elle nous dicte des comportements normatifs. C’est elle qui, pendant des décennies, a maintenu des femmes dans le silence sur les violences qu’elles subissent (ou encore, c’est elle qui m’empêche de mettre du Kendj en soirée alors que j’adorerais danser sur « Andalouse »). Elle bloque la communication interpersonnelle et devient un poids écrasant qui empêche l’épanouissement individuel. La honte, principe actif d’une révolution Pourtant, Karl Marx disait que « la honte est un sentiment révolutionnaire ». En effet, ce sentiment n’est pas toujours un frein : il peut être un déclencheur de révolte. L’histoire en témoigne. En 1971, ce qui était jusque-là une souffrance intime et indicible devient un cri collectif. 343 femmes déclarent publiquement avoir avorté dans un manifeste publié par Le Nouvel Observateur, catalysant un débat public qui aboutira à la légalisation de l’IVG en France. Aujourd’hui, l’avortement est un droit constitutionnel, tandis que dans d’autres pays, il reste un crime.Primo Levi parlait quant à lui de la « honte du monde », cette rage impuissante qui naît face aux bas-fonds de l’humanité. Dans ces cas-là, la honte n’éteint pas la flamme intérieure, elle l’attise. Elle devient une force qui pousse à désobéir, à refuser l’inacceptable. Aujourd’hui, on ne crie plus seulement à l’injustice ; on hurle à la honte. Couverture de Libération, 12 juin 2024, ‘La honte’ Ce qui rend cette émotion si puissante, c’est qu’elle nous rappelle ce que nous avons de plus précieux : notre dignité. Sous toutes ses formes, la honte est un indicateur moral, une boussole qui dépend des normes et des valeurs d’une époque. Lorsque ces valeurs sont injustes, c’est la honte elle-même qui les renverse, provoquant un changement de paradigme. De la honte à la lutte L’un des moyens les plus efficaces pour combattre la honte est de la déplacer. Faire changer la honte de camp, inverser les rôles, c’est refuser d’en être la victime. Le mouvement #MeToo en 2017, par exemple, a permis à des milliers de femmes de rejeter la honte qui leur était imposée pour la renvoyer sur leurs agresseurs. Ce renversement repose en grande partie sur la médiatisation. Là où le silence protégeait, l’exposition publique brise l’impunité. L’affaire Pélicot en est un exemple frappant : en sortant du huis clos, elle a permis une relecture collective des faits et a replacé les acteurs du procès sur une scène de visibilité. Couverture du Vogue Allemagne, 25 novembre 2024, ‘No More Shame’ Ce phénomène de déplacement de la honte s’inscrit dans un processus plus large qui peut être expliqué par la théorie de la fenêtre d’Overton. Lorsqu’une cause qui était jugée inacceptable devient de plus en plus partagée et médiatisée, elle peut passer par différentes étapes : de l’idée impensable à l’idée acceptable, jusqu’à devenir une norme légitime puis un droit. Ce phénomène est visible dans des luttes comme celle pour l’IVG, où des tabous se sont progressivement transformés en revendications sociales puis légales. La honte, autrefois dirigée contre les victimes, devient ainsi un outil de lutte légitime, qu’on cherche à surmonter ou à retourner contre les systèmes qui l’ont imposée. De la presse traditionnelle aux réseaux sociaux, chaque média joue un rôle dans la diffusion et l’amplification de cette dynamique. Le web 2.0 devient un terrain de revendication immédiat, un espace où l’indignation se propage et se transforme en action. Dans un tout autre registre, la communauté LGBTQIA+ et la Marche des Fiertés ont transformé des décennies de honte intériorisée en une célébration de fierté collective. Ce qui était autrefois tabou, caché dans l’ombre, s’exprime aujourd’hui au grand jour, parfois même avec exubérance. Ces mouvements illustrent une idée fondamentale : la honte, pour perdre son pouvoir destructeur, doit être rendue visible. En brisant le silence, en créant un espace médiatique pour que cette émotion soit partagée, elle se dissipe. Elle peut alors devenir une force de cohésion, un moteur pour le changement. La honte est une émotion universelle, mais elle n’est jamais neutre. Entre tristesse et colère, elle peut nous défigurer ou nous transfigurer. Elle peut nous soumettre ou nous libérer. Tout dépend de ce que nous en faisons. La honte triste nous pousse à baisser la tête, mais la honte colère nous force à relever le poing. À la fois poison et remède, elle porte en elle le potentiel de transformer le monde – à condition de ne pas en être l’esclave, mais le maître. Sources : La honte est un sentiment révolutionnaire – Frédéric Gros Le MeToo français s’attaque à la racine : la honte, France Inter: https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-edito-culture/l-edito-culture-du-jeudi-29-fevrier-2024-7662830 « C’est à eux d’avoir honte » : au procès des viols de Mazan, le cri du cœur de Gisèle Pelicot, France 24: https://www.france24.com/fr/france/20241023-c-est-%C3%A0-eux-d-avoir-honte-au-proc%C3%A8s-des-viols-de-mazan-le-cri-du-c%C5%93ur-de-gis%C3%A8le-pelicot « Manifeste des 343, dans les coulisses d’un scandale », sur Histoire TV: interruption volontaire d’un tabou, Le monde Maylïs Fabre
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Shame on you : Comment la honte façonne-t-elle nos sociétés ?

Cette semaine découvrez le premier article gagnant du concours FastNCurious 2025 sur le thème de « La Honte » … La honte est définie par le CNRTL comme un sentiment de pénible humiliation qu’on éprouve en  prenant conscience de son infériorité, de son imperfection (vis-à-vis de quelqu’un ou de quelque  chose). Elle est souvent perçue comme un sentiment négatif, intime et paralysant. La définition le  démontre, la honte est personnelle. Pourtant, en 2018, c’est cette honte qui a poussé toute une  nation, l’Afrique du Sud, à éviter une catastrophe lors de la crise de l’eau. La honte peut-elle,  alors, être moteur de changement collectif comme le démontrerait la crise du « Jour Zéro » ?   Depuis 2016, l’Afrique du Sud faisait face à une crise hydrique grandissante. Début 2018, les  projections sont unanimes : si le niveau de consommation d’eau douce ne baisse pas, le pays  n’aura plus d’eau courante avant la fin de l’été austral.  Le gouvernement durcit alors drastiquement les restrictions en limitant la consommation à 50  litres par habitant, le minimum recommandé par l’OMS. Grâce à de très nombreuses campagnes  de sensibilisation, un élan collectif prend rapidement forme. Officiellement, le gouvernement  recommande de ne tirer la chasse qu’en cas de « grosse commission », limiter les douches à  deux minutes, il ira même jusqu’à sponsoriser un album comprenant uniquement des titres  populaires réduits à une durée de deux minutes pour encourager les consommateurs à limiter leur  temps de toilette. Les lessives et les boissons seront même limitées.   Une conscience collective s’éveille, et, progressivement, une pression sociale s’installe : respecter  les quotas devient la norme et les individus qui ne les respecteraient pas sont pointés du doigt,  couverts de honte. Ces changements de comportement ont permis à l’Afrique du Sud de ne pas  subir la coupure totale d’eau en 2018.  Pourtant, le CNRTL définit la honte comme un sentiment négatif et personnel. Comment expliquer  alors qu’elle puisse devenir un outil collectif de perfectionnement social ? La différence ne  résiderait-elle pas dans la conception culturelle que nous en avons ?  En anglais, la honte se dit shame, définie par Cambridge comme « a feeling of guilt and  embarrassment ». Mais shame est aussi un verbe : « to shame someone », signifiant « couvrir  quelqu’un de honte ». Dès lors, dans les sociétés anglophones, la honte est moins personnelle : le  lien direct entre le sentiment et l’action en fait un outil social plus explicite. Aujourd’hui, cette  logique se manifeste par le phénomène omniprésent du shaming : fat shaming, green shaming,  etc., une dénonciation publique qui façonne de nouveaux comportements, qu’ils soient positifs ou  négatifs.  Cela s’est traduit, très récemment, par des autocollants « I bought this before Elon went crazy »  (« J’ai acheté cela avant que Elon [Musk] devienne fou ») sur de nombreuses voitures Tesla. Par ce  simple message, leurs propriétaires cherchent à éviter un potentiel public shaming. Dans les sociétés francophones, notamment en France, la honte fonctionne différemment. L’idée  de « couvrir quelqu’un de honte » est souvent plus diffuse, souvent remplacée par l’ironie, la  moquerie ou la caricature. Mais avec l’essor des réseaux sociaux, le concept de shaming s’y  installe progressivement, adoptant une posture davantage militante. On l’observe notamment à  travers les publications jaunes de Raphaël Glucksmann, qui désignent publiquement des figures  ou institutions comme responsables de certains faits, amplifiant ainsi la pression sociale  collective.  Si dénoncer un comportement peut forcer à le questionner, le shaming provoque-t-il  inévitablement un changement ?   Si le shaming changeait efficacement les comportements, un simple regard désapprobateur  suffirait, pour un fumeur, à quitter le tabagisme. Pourtant, les campagnes anti-tabac s’appuient  sur la prévention, l’accompagnement ou même la peur, jamais sur la honte. C’est là tout le  paradoxe du shaming : pointer du doigt un comportement ne signifie pas aider à le corriger.   Que se passe-t-il lorsque la honte ne s’accompagne d’aucune alternative viable ? Prenons  l’exemple du fast fashion shaming : dénoncer les conditions de production de marques comme  Shein et Zara peut sembler moralement juste. Pourtant, cette démarche occulte une réalité socio économique fondamentale : tous les individus n’ont pas accès aux mêmes ressources, qu’il  s’agisse de moyens financiers ou d’accès à l’information. Lorsque le shaming ne cible pas uniquement les entreprises mais aussi les consommateurs, pour  inciter à un boycott notamment, sans pour autant proposer d’alternative, il risque de stigmatiser  des individus déjà en difficulté. Quand un comportement est dicté par des contraintes réelles et  qu’aucune solution ne semble envisageable, la honte ne corrige rien : elle ne fait que renforcer la  disqualification sociale. Dans ces conditions, elle devient un poids supplémentaire, non plus un  levier de transformation, mais un facteur d’exclusion qui éloigne encore davantage l’individu de  tout potentiel changement positif.  Si la honte peut inciter au changement, elle peut devenir oppressante et contre-productive si elle  n’offre pas d’alternative au comportement problématique. À l’ère numérique, le shaming se  propage plus rapidement que jamais. Mais si cet outil est désormais à la portée de tous, qu’en  est-il des motivations et de la légitimité de ceux qui l’exercent ?  Eva Molinari