Société

Tchétchénie Horror Story : le retour des camps de concentration

                 En Mars 2017, le journal indépendant Novaïa Gazeta publiait une enquête affirmant que des centaines d’homosexuels avaient été arrêtés et emmenés dans des prisons clandestines par les forces de l’ordre de Tchétchénie. L’information était plus tard relayée et confirmée par l’ONG humanitaire Human Rights Watch. Battus, humiliés, menacés de mort par leurs familles, des centaines de gays et lesbiennes auraient donc quitté leur pays aux mœurs conservatrices pour venir se réfugier en Russie, où ils sont également menacés. Les associations LGBT de Russie se mobilisent pour évacuer les victimes, créent un numéro d’urgence, les réseaux sociaux relaient les informations, le Conseil de l’Europe et les ambassades anglaises et allemandes demandent que les personnes LGBT soient protégées en Tchétchénie et en Russie. Une mobilisation internationale.
Un flou informationnel
Pourtant, les informations restent floues. En raison des risques encourus, peu de victimes sont prêtes à témoigner. Le gouvernement tchétchène considère que « si de telles personnes [LGBT] existaient, les autorités n’auraient pas à s’en faire puisque leur propre famille les enverrait à un endroit dont on ne revient pas », et qu’il n’y a donc pas d’homosexuel.le.s dans son pays. Boris Dittrich, directeur de Human Right Watch, lui, nie l’existence de « camps de concentration pour homosexuel.le.s », sans toutefois nier que certain.e.s d’entre eux.elles ont effectivement été envoyé dans des camps.
Pourtant, l’information est peu diffusée en France, étouffée par une actualité nationale et internationale brûlante – la campagne présidentielle, l’attentat des Champs-Élysées, les tensions entre la Corée du Nord et les États-Unis. Peu de journaux nationaux en font mention ; il faut chercher dans les médias plus locaux ou plus alternatifs pour trouver des informations. Un reportage de trois minutes est diffusé sur France 3 lors du JT, sans que toutes les circonstances de l’affaire soient dévoilées.
Les associations LGBT mettent un point d’honneur à apporter leur soutien aux victimes de leur communauté. Plusieurs rassemblements sont organisés à Paris la semaine du 17 avril, à l’Hôtel de Ville ou encore à sur la Place de la République. Mais très peu se mobilisent. : à peine deux cents personnes resserrées autour du drapeau arc-en-ciel. Une mobilisation dérisoire pour des actes qui ressemblent à des crimes de haine ?.

Le rassemblement place de la République à Paris
Difficile, alors, de ne pas comparer la foule bigarrée de ces rassemblements à l’effervescence de la Gay Pride, ou – dans un contexte moins joyeux – aux manifestations de soutien aux victimes de l’attentat d’Orlando. C’est pourtant la même communauté qui est touchée. La même communauté à laquelle appartenait Xavier Jugelé, le policier tué lors de l’attentat du jeudi 20 avril – lequel était par ailleurs, membre de l’association des policiers LGBT Flag!, présente lors des rassemblements.
Bien sûr, Xavier Jugelé n’a pas été tué pour son orientation sexuelle. Mais il est surprenant que son meurtre n’ait pas renvoyé aux crimes commis en Tchétchénie, n’ait pas incité, en tout cas, à davantage en parler, surtout en vue de la mobilisation de l’association à laquelle il appartenait et qui était rassemblée Place de la République pour protester contre les camps en Tchétchénie une heure à peine avant l’attentat. Alors, pourquoi un tel silence ?
La loi du silence
Tout d’abord, il semble que la communauté LGBT soit souvent “l’oubliée” des médias. Lorsqu’un article décrit le Président Trump, il oublie souvent de mentionner, autour des « raciste islamophobe sexiste » habituels, qu’il est aussi transphobe et homophobe (il a entre autre abrogé les dispositifs d’Obama en faveur des transgenres, notamment celui permettant aux élèves transgenres d’utiliser les toilettes correspondant au genre auquel ils.elles s’identifient). Lorsque Moonlight avait été sacré Meilleur Film aux Oscars, les médias français oubliaient souvent de préciser qu’il s’agissait d’un film sur l’homophobie et la difficulté d’assumer sa sexualité dans les milieux noirs défavorisés. Bien sûr, il est périlleux de comparer un film avec des camps de concentration ; l’impact est sans commune mesure. Mais le fait est que la communauté LGBT est souvent laissée à la marge.
Mais ce n’est pas si simple. D’autres éléments expliquent que les médias couvrent peu l’événement. Tout d’abord, les termes “camps de concentration” font peur. Parce qu’ils renvoient forcément à un horrible pan de l’histoire, mais aussi parce qu’il apparaît toujours un peu hasardeux de comparer les événements d’aujourd’hui avec ceux qui ont conduits à la Seconde Guerre mondiale. C’est une pratique commune, utilisée un peu à tort et à travers à une certaine époque, et qui a finalement mené à une impasse médiatique. D’un côté, il y a ceux qui n’ont pas peur de faire des parallèles, en comparant l’élection de Trump à celle d’Hitler, les camps pour homosexuels à ceux du IIIème Reich. Sur les réseaux sociaux, l’expression “Punch the Nazis” se répand de plus en plus pour décrire les actes de protestation contre les opinions de Trump et de ses électeurs. De l’autre côté, il y a les sceptiques, ceux qui considèrent qu’il ne faut pas se précipiter, que ces comparaisons servent davantage le buzz que l’information et qu’elles ne servent qu’à répandre la panique.

Ramzan Kadyrov et Vladimir Poutine en 2011
Les preuves de l’existence de ces camps tchétchènes sont en effet minces. Malgré les témoignages, peu de sources les ont filmés ou photographiés, leurs emplacements sont difficiles à trouver, les victimes hésitent à parler, le gouvernement nie leur existence. Peut-être est-ce pour cela que les grands médias nationaux ont peu couvert l’affaire, peu relayé l’information ? Par manque de preuve, par peur de l’alarmisme ? On accuse pourtant souvent les médias de vouloir effrayer les populations pour mieux vendre. Mais peut-être la Russie et la Tchétchénie sont-ils des pays trop lointains pour vraiment attirer l’attention de la foule ?
 
Manque de preuves, période encombrée, refus des amalgames, homophobie ? Difficile de savoir pourquoi l’histoire des camps de Tchétchénie mobilise aussi peu les médias et, par extension, les peuples. Ce qui est sûr, c’est que de nouveaux témoignages parviennent chaque jour, que des pétitions récoltent sans cesse de nouvelles signatures, que les ONG sont de plus en plus impliquées, et que les gouvernements concernés continuent de nier. Preuve, s’il en est, que le combat pour la libération des mœurs et des sexualités est toujours d’actualité.
 
Margaux Saillot
Sources
« Tchétchénie : des camps pour les homosexuels », article de France Info publié le 15 avril http://www.francetvinfo.fr/monde/russie/tchetchenie-des-camps-pour-les-homosexuels_2147325.html
« Tchétchénie : le président dément les persécutions et les tortures d’homosexuels », article du Parisien paru le 21 avril http://www.leparisien.fr/international/tchetchenie-le-president-dement-les-persecutions-et-les-tortures-d-homosexuels-19-04-2017-6868722.php
« En Tchétchénie, les LGBT persécutés dans des « prisons secrètes » », article de France 24 publié le 11 avril http://www.france24.com/fr/20170411-russie-tchetchenie-lgbt-victimes-persecutions-homosexuels-tortures-camps
Chechnya Survivors Tell Their Stories of Horror, article d’Advocate publié le 21 avril http://www.advocate.com/politics/2017/4/21/chechnya-survivors-tell-their-stories-horror
« Homosexuels torturés en Tchétchénie : à Paris, les manifestants réclament “l’action des candidats” », article des Inrocks paru le 21/04/2017 http://www.lesinrocks.com/2017/04/21/actualite/homosexuels-tortures-en-tchetchenie-paris-les-manifestants-reclament-laction-des-candidats-11936256/
Communiqué de presse de l’association LGBT Mag concernant les rassemblements à Paris publié le 19 avril : http://claudinelepage.eu/newbb/wp-content/uploads/2017/04/CP-MAG-Mobilisation-Tchétchénie-2-1.pdf
« Persécutions des homosexuels en Tchétchénie : « Ces violences se perpétuent dans l’impunité la plus totale » », article de France TV Info publié le 24 avril http://mobile.francetvinfo.fr/monde/russie/persecutions-des-homosexuels-en-tchetchenie-ces-violences-se-perpetuent-dans-limpunite-la-plus-totale_2156545.html#xtor=CS2-765-%5Bfacebook%5D-&xtref=http://m.facebook.com
« Trump abroge des dispositifs Obama en faveur des transgenres », article de Reuters publié le 23 février http://www.boursorama.com/actualites/trump-abroge-des-dispositifs-obama-en-faveur-des-transgenres-1398586ff937c91cd8936150b60379c2
 
Crédits photos :
©  Juliette Redivo, http://www.lesinrocks.com/2017/04/21/actualite/homosexuels-tortures-en-tchetchenie-paris-les-manifestants-reclament-laction-des-candidats-11936256/
© Kirill Kudryavtsev, AFP http://www.bbc.com/news/world-europe-39566136

Société

"Un président ne devrait pas dire ça": quand la langue présidentielle se lit et se délie

12 octobre 2016. L’Obs publie un entretien avec le Président de la République. Il y délivre une parole formelle, sérieuse, qui lance (peut-être ?) sa campagne pour 2017 avec sa déclaration « Je suis prêt ». Mais, coup de théâtre : le même jour, la parution du livre Un président ne devrait pas dire ça, Les secrets d’un quinquennat de Fabrice Lhomme et Gérard Davet produit l’effet d’une bombe. Ce livre est d’un tout autre registre que l’entretien dans L’Obs, celui de la confession. Tout ce que l’entretien construisait, ce livre le déconstruit, voire l’anéantit. Alors, coup de grâce ou coup de maître communicationnel ? Tout le monde s’interroge. Un véritable coup d’éclat médiatique, ça c’est sûr.
Un président qui n’a pas sa langue dans sa poche
La parution de Un président ne devrait pas dire ça questionne l’essence même de la parole présidentielle. À la maîtrise verbale normalement attendue d’un président, François Hollande y oppose une logorrhée qui interroge. Le président a en effet un devoir de contrôle de sa parole, car celle-ci représente la parole de l’Etat. Sa fonction de président impose une maitrise absolue de ses propos pour une communication efficace, qui incarne notre pays. Or, dans ce livre, il se prononce sur tous les sujets, parle sans filtre et longuement, puisque l’ouvrage fait 600 pages environ ; autrement dit, c’est un livre fleuve. Mais gare à la crue : quand le président parle trop, on ne l’écoute plus, et sa parole est discréditée. En communication politique, le silence est d’or.
Sur Radio Notre-Dame, l’avocat Louis Soris déclare « On a l’impression que c’est un candidat de télé réalité qui va dans le confessionnal et se livre sur son aventure présidentielle ». Sa parole n’est alors plus considérée comme la parole officielle, celle qui prend les grandes décisions et dirige la France. La confession ne fait pas partie des fonctions de la parole présidentielle, et le devoir de silence pour mieux communiquer s’impose. Il avoue ainsi avoir organisé des assassinats ciblés, ce qui relève pourtant d’une opération top secrète ! C’est un véritable strip-tease médiatique où le chef de l’Etat se met à nu, et permet à tous d’observer ses failles et de les fragiliser. Car au niveau de la réception du livre, il n’y a pas non plus de maîtrise de la situation. Les citoyens sont dans l’incompréhension d’une telle démarche, les personnalités politiques récupèrent l’événement pour achever politiquement François Hollande et prendre l’aval sur lui. Son blabla incessant devient un brouhaha de réactions, de polémiques. Débandade de mots, débandade de réactions, décidément tout lui échappe. Les auteurs du livre expliquent à ce sujet : « Il était inquiet, il ne maîtrisait pas le processus. C’est exactement ce qu’on voulait, qu’il ne maitrise pas le processus, il ne nous a pas choisis, c’est nous qui l’avons choisi ». Le problème majeur est que l’on attend justement du président qu’il maitrise son action, ce qui passe avant tout par une maitrise accrue de sa parole.
« Petit traité du parfait suicide politique » ?

Se confesser à des journalistes, de nombreux présidents l’avaient fait avant lui. Valéry Giscard d’Estaing, par exemple, était coutumier de cette pratique. Dans le cas actuel, la dissonance entre ses révélations dans le livre et ses propos officiels en tant que président est problématique. Ses confessions télescopent son travail politique, et c’est là que le bât blesse. Ses propos politiques sont alors discrédités et son action en tant que président de la République perd de sa crédibilité. Par exemple, ses dires sur l’immigration «Je pense qu’il y a trop d’arrivées, d’immigration qui ne devrait pas être là », sont en décalage avec sa politique à ce sujet.
Et dans sa forme même, l’ouvrage est un ovni politique. Le président choisit une expression indirecte, qui passe par la plume des journalistes, alors qu’on attendrait du premier représentant de l’Etat une expression directe avec les citoyens français. Les règles de l’oralité avec lesquelles s’exprime François Hollande sont sujettes à la déformation. La compréhension des propos passe par plusieurs prismes : celui des journalistes, puis celui des lecteurs. À la fin de ce processus, les paroles initiales sont faussées. De la même manière, ses révélations sont sujettes à la dérive quand elles sont sorties de leur contexte, certains journaux publiant même les « bonnes feuilles ». La phrase « La femme voilée d’aujourd’hui sera la Marianne de demain » a par exemple suscité une grande polémique du fait de son ambigüité. Tout un imaginaire est créé au sujet de ses propos supposément tenus, et le résultat est désastreux.
Parler c’est bien, faire c’est mieux. Le président parle beaucoup, mais agit-il vraiment ? Peut- être veut-il, à travers la chronique de son quinquennat, donner l’illusion d’avoir accompli beaucoup ? Le dessein d’ensemble n’est pas clair et les critiques sont plutôt sombres.
Un franc parler pour parler de la France

Mais cet exemple n’est-il pas la preuve d’une nouvelle communication en politique, d’un nouveau mode d’expression ? Le dessein des deux auteurs était de lutter contre la langue de bois politique. Pari réussi. Le temps d’un parler vrai des politiques a sonné, et François Hollande en est peut-être le pionnier. Ce livre donne à voir une nouvelle parole politique, portée par la recherche de la vérité.
Le chef de l’Etat se livre avec une franchise troublante. Cet ouvrage issu de longues discussions sur une durée de cinq ans permet à François Hollande de s’exprimer plus librement, et surtout plus profusément que dans une interview classique. Le discours n’est pas formaté, le président s’exprime sans filtre, sans contrainte, sans préparation antérieure. La longueur du livre permet de resituer l’action du président dans une chronologie, et dès lors de voir la cohérence – ou l’incohérence – de son action politique.
Alors, suicide politique ou avènement d’une nouvelle ère de communication politique ? La côte de popularité en baisse du chef de l’Etat a peut-être déjà tranché.
Diane Nivoley
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Sources:
« Pour la première fois, c’est sur sa personnalité que François Hollande désespère même ses proches », Le Huffington Post, 14/10/2016, Romain Herreros
«Un président ne devrait pas dire ça» : ce livre empêchera-t-il François Hollande de se pré- senter ? », RT, 14/10/2016
« « Un président ne devrait pas dire ça » : « la veille de la publication, François Hollande était inquiet » », Non stop politique, 13/10/2016, Ambre Lefeivre
« L’opération mea culpa de François Hollande (et ses limites) », Le Huffington Post, 12/10/2016, Geoffroy Clavel
« Les confessions de Hollande navrent ses amis », Le Monde, 14/10/2016, Cédric Pietralunga et Bastien Bonnefous
« Hollande se permet encore de carboniser les lambeaux de popularité qui lui restent », Le Monde, 15/10/2016
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Dessin de Cambon pour Urtikan.net

Agora, Com & Société

Le tabou, on en viendra tous à bout

Le tabou est un outil indispensable pour les annonceurs. Il est presque un truisme de dire que les publicitaires choquent et dérangent pour communiquer. Mais ce même tabou peut aussi être un poison. En ethnologie, le terme désigne une prohibition sacrée dont la transgression peut entraîner un châtiment surnaturel. Par définition, il est donc préférable d’éviter le tabou. Suivant ce conseil, l’esprit cherche automatiquement à l’occulter : le tabou finit par tomber dans les méandres de la non-pensée. Il appartient si l’on puit dire à l’ordre de l’immonde qui menace le nôtre par son impureté ou sa dangerosité. Son évocation ne suscite alors qu’une réaction de rejet rendant toute pensée impuissante. Communiquer à travers le prisme du tabou ne revient-il donc pas à limiter le dialogue aux sentiments ? Quelles sont les limites d’une telle communication ?
Le tabou : un garde-boue sociétal
Dans son acception commune, le terme « tabou » désigne un sujet qu’il est préférable de ne pas évoquer au risque de transgresser les codes de la bienséance. Sa forme varie en fonction du temps et de l’espace. On parlera moins de son salaire en France qu’aux États-Unis, on parlera moins de sexe en Arabie Saoudite qu’en Islande … Ainsi, l’être social obéit à des règles plus ou moins tacites qui pèsent sur son comportement et sur son langage.
Le tabou auquel Freud a consacré une œuvre entière structure nos pulsions en prohibant l’inceste et conditionne l’existence de la morale et l’émergence de la culture. Freud s’appuie sur l’hypothèse d’une société primitive -la horde sauvage- dominée par un père tout puissant disposant du seul droit d’accès aux femmes. Il explique la naissance de la société par le meurtre du père qui est paradoxalement devenu objet de vénération. En voulant libérer leur désir du pouvoir paternel, la rébellion a conduit à le contenir. La proscription de l’inceste et l’interdit du meurtre ainsi que du parricide assurent les liens familiaux et sociaux. Cette explication mythique structurerait notre inconscient.
Dans l’esprit polynésien, le tabou est lié au sacré et ne peut se concevoir qu’en relation au mana, équivalent très approximatif de l’esprit qui anime les êtres et les choses que l’on ne peut toucher ou dont on se protège car les forces peuvent être négatives. Ces notions participent d’un ordre que l’on doit absolument respecter. Mais dans l’usage courant, en dehors de l’univers magique et religieux, il renvoie à ce que l’on ne peut pas dire ou faire. Sur quoi dès lors repose cette interdiction ? Quelle justification peut-elle avoir ? Quels que soient nos univers d’appartenance, sommes-nous si loin de cet univers magique, nous qui appartenons à une culture privilégiant la raison ?
Les forces surnaturelles nous menacent sans cesse si nous transgressons le tabou en l’amenant à la communication. La croyance fait sa force dans le domaine mythique et religieux. Que peut-on craindre quand on appartient à un univers laïque et désacralisé ? Si on transgresse l’interdit, on suscitera la gêne ou l’on subira le rejet car on remettra en cause les valeurs fondamentales qui régissent la société. La crainte du tabou semble inscrite dans notre esprit. Au lieu d’avoir affaire à une puissance surnaturelle, c’est la société elle-même, tel un dieu, qui nous imposera tacitement le respect de limites à ne pas franchir. Le tabou est maintenu par un système dont nous sommes nous-mêmes les garants.

Les sociétés archaïques et les sociétés modernes ont-elles un but si différent ? Derrière l’interdit, il s’agit de préserver un monde constitué de valeurs communes au périmètre plus ou moins grand. Nos sociétés se distinguent en effet par l’importance qu’elles reconnaissent à l’individu et à sa liberté. Les sociétés anciennes privilégient la communauté par rapport à l’individu qui lui appartient complètement à l’inverse des sociétés modernes. A travers le tabou, la société nous rappelle aux valeurs communes qui la fondent. C’est une limite infranchissable par laquelle elle se défend comme un corps contre des agressions extérieures qui menacent sa cohésion. Ainsi, les menaces d’exclusion qu’elle nous impose perpétuent le tabou. L’individu peut se croire totalement libre – de communiquer – mais la pression sociale lui rappelle qu’il fait parti d’un monde qui lui reconnaît dans le meilleur des cas une liberté relative.
Y a-t-il encore des tabous dans la publicité ?
La publicité semble échapper à l’interdit. Elle n’hésite pas à le braver. Elle joue fréquemment avec lui. Dans un monde saturé de messages, les communicants n’hésitent pas à provoquer, à extraire le potentiel polémique du tabou pour mieux marquer. En fait, l’utilisation du tabou s’inscrit parfaitement dans une communication dite  » transgressive ».
 

 
Comme le tabou parle à l’émotionnel, il est difficile d’avoir une vision claire de la réaction suscitée par une pub exploitant un tabou. Toutefois, le bon communicant pourra anticiper les conséquences de son énonciation.
Il y a des règles à respecter. D’abord, il paraît évident qu’il faut prendre en compte le contexte socio-culturel dans lequel on souhaite développer une campagne. Ensuite, il ne faut pas confondre communication et provocation gratuite : il faut éviter que le choc du tabou phagocyte le message. Ce phénomène correspond à ce que les communicants les plus aguerris appellent sentencieusement « le risque de monopolisation mémorielle par le tabou ».
En 2009, une publicité distribuée au nom de Carrefour Discount était publiée sur le web avec comme titre : « J’aime pas Mamie ». Carrefour démentit aussitôt son affiliation à cette pub. La pub met en scène une famille qui mange tranquillement. Le téléspectateur s’aperçoit rapidement qu’il mange “Mamie”. Le tout est brillant puisque l’humour noir dédramatise le lien grossier fait entre précarité et cannibalisme. La pub amène à penser que Carrefour Discount est assez bon marché pour éviter de tomber dans le cannibalisme. Le message est clair !

La transgression, l’énonciation du tabou doit avoir un but. Les campagnes contre les MST sont à prendre en exemple : elles tentent de lever les tabous pour libérer la parole, oublier « la honte » pour mieux se soigner. Ici, le tabou est énoncé pour mieux dénoncer. Au contraire, la campagne « Unhate » (2011) de Benetton mettait en scène des visuels sans grand rapport avec les vêtements : on y voyait des chefs d’États ou des responsables religieux s’embrasser. Cet exemple montre comment la shockvertising relève de la pure vacuité. Le tabou doit être manipulé avec pertinence.

Le propre du tabou est de gêner, de repousser et même d’horrifier. Cependant, tout comme il existe une “licence poétique”, la publicité est un lieu où le tabou peut s’énoncer sans être suivi de châtiment. Il prend un autre sens sous la bannière publicitaire. L’absence d’un sujet déterminé de l’énonciation favorise la liberté que l’on peut prendre vis-à-vis de lui. Cela ne veut pas dire que la publicité peut tout se permettre : il faut éviter les interdits archaïques tels que le tabou de l’inceste fondé à la fois sur des lois ancestrales, morales, religieuses et scientifiques. Et au-delà de ce simple constat, il faut trouver le ton qui permette d’oublier le tabou pour mieux cerner le message.
En énonçant l’imprononçable, la publicité soulève des questions et modifient les mentalités. Elle habitue à l’inhabituel et dédramatise l’inconvenant. Malgré de nombreux jeux sur les clichés, la pub ouvre parfois le débat sur des sujets tels que la sexualité ou la sécurité routière. En provoquant, en jouant sur le sentiment, la publicité éveille celui qui la regarde. C’est le bon côté de ce genre de communication : elle pousse à la polémique et donc à la réflexion.
De l’utilité du silence dans la communication : une hypocrisie nécessaire
Le tabou provoque. C’est cette vertu que le communicant exploite. Quel intérêt y a-t-il à le braver si cet acte soulève l’indignation et empêche la communication ? Au contraire, le silence fracassant propre au tabou ne serait-il pas un bienfait pour la communication ?
L’interdit de l’inceste par exemple repose sur des explications et des justifications sociologiques voire scientifiques. Statistiquement, il est prouvé que l’endogamie entraîne des conséquences génétiques graves. Lévi-Strauss, un anthropologue contemporain, voit dans la prohibition de l’inceste – une loi fondée sur la nature et la culture – une condition nécessaire pour assurer l’existence sociale en élargissant les relations matrimoniales. Le tabou préserve ainsi la société des conséquences néfastes de l’endogamie. Le respect de la loi ne fait donc pas directement appel à la raison cependant il se justifie rationnellement. Certains comportements pour le dire autrement ne sont pas prohibés pour les bonnes raisons : on ne fait pas telle ou telle chose par sagesse mais par peur, par superstition comme si les dieux allaient se retourner contre nous.
Dans notre société certaines questions sont aujourd’hui taboues. La répartition ethnique en est un exemple. Quand on parle de tabou dans ce cas, il ne faut cependant pas voir seulement le fait qu’on écarte la question, il y va aussi d’un choix de valeurs et de principes. Le risque serait de résumer les individus à des appartenances et des explications biologiques.
Que cela ne soit pas un tabou aux États-Unis relève de raisons historiques. L’absence de ce tabou peut conduire à conforter les séparations entre les hommes. À ce niveau, le tabou est une façon de parler. Il y va en même temps d’une certaine dimension du sacré qui correspond au respect de principes fondamentaux. L’histoire du XXème a vu de surcroît le développement de l’idéologie eugéniste -théorie pseudo-scientifique d’hygiène raciale – qui a entraîné les pires monstruosités politiques.
Le tabou dans l’exemple précédent donnait un sens sacré vis-à-vis de ce qu’il représentait. On pouvait y voir conséquemment la marque d’un attachement à des valeurs. Peut-on conclure de ces observations à quelque possible vertu du tabou ?
Voltaire semble allègrement franchir ce pas lorsqu’il écrit dans ses Dialogues : « Je veux que mon procureur, mon tailleur, mes valets, ma femme même croient en Dieu ; et je m’imagine que j’en serais moins volé et moins cocu. » La croyance devient garante de la morale. C’est un moyen en sacralisant ses règles de conduire les hommes. Cette formule plutôt pessimiste sur la nature des hommes relève d’un acte de prudence sauvegardant nos intérêts. En devenant intouchables, les règles garantissent un ordre impossible de discuter soumis que nous sommes à la suprême autorité qui nous prive en passant de toute autonomie. On reste dans une société d’autorité, celle des anciens opposés aux modernes pour reprendre une distinction établie par Benjamin Constant. Est-ce une entrave à la communication que d’avoir des tabous dans une société ? Supprimer le tabou pour en parler librement suppose qu’il faudrait passer du superstitieux au rationnel. Cela suppose de laisser, peut-être naïvement, les tabous aux griffes de l’intelligence individuelle. S’il n’y a plus de règles de communication, le reste dépend de l’homme. Le risque évident est que l’interdit lié au tabou ne soit plus aussi fort s’il perd sa sacralité arbitraire et que l’homme transgresse sans réfléchir.
La modernité signe-t-elle la fin progressive des tabous ? Le tabou semble appartenir à un univers théologique. En entrant dans l’univers positif ou scientifique perd-il alors son sens ? Dans la mesure où le tabou fait partie du domaine du sacré, le fait de vivre dans une société et une culture caractérisées par la raison n’en fait-il pas pour le dire autrement une relique du passé ? Sans base rationnelle, le tabou demeure un interdit fondé sur des croyances surnaturelles. Il n’est pas le fruit de l’intelligence mais de la crainte superstitieuse. C’est notre peur qui fait sans doute sa force, l’absence de pensée. C’est l’analyse que développe Spinoza en particulier dans la préface au Traité théologico-politique. Rien n’est interdit à la libre pensée. C’est la condition essentielle de notre libération. Le tabou est une limite à penser pour en comprendre la nécessité et accéder au salut pour parler comme le philosophe.
De nombreuses choses restent taboues. « Le phénomène du tabou n’a pas cessé d’exister. Il existe toujours, aussi dans les sociétés modernes, comme il existait dans les sociétés primitives. Ce qui a changé, c’est seulement son caractère, les prémisses sur lesquelles il se base, les causes pour lesquelles il existe. » écrit Stanislas Widlak. Êtes-vous homosexuel ? Combien tu gagnes ? Êtes-vous dérangé par la présence d’une personne séropositive? Êtes-vous malade ? Ces questions gênantes traduisent nos peurs et notre besoin d’ordre, d’appartenir au monde commun. C’est l’expression archaïque de notre être dont nous avons gardé la mémoire ou bien le produit de notre culture.
Existe-il des moyens de communiquer sur un tabou sans heurter ? Pour chaque tabou, il y a un vocabulaire « politiquement correct » spécifique. Le tabou et l’euphémisme sont frères. Toutefois, les mots sont tellement aseptisés qu’ils ne semblent plus renvoyer à des réalités humaines. De plus, Il y a un réel paradoxe, si ce n’est une contradiction, à utiliser ce langage à l’heure où l’on parle de « minorités visibles », de « discriminations positives » ou bien d’ « égalité des chances ». On cache en même temps que l’on essaye de lever certains tabous. On peut peut-être y voir une volonté maladroite de manipuler les sujets tabous pour les exorciser sans dévoiler totalement leur arbitraire nécessaire. En effet, le silence que le tabou suppose empêche certaines minorités d’exister normalement, c’est-à-dire à l’intérieur de la norme, et entraîne parfois des contestations politiques légitimes.
Il y a donc des sujets dont « on peut » parler et d’autres non : la communication est donc encadrée par une « normalité », des normes qui se veulent assurément civilisatrices. Toutefois, il reste une volonté de savoir comme dirait Foucault. Remplacer cette norme par une autre changerait-il quelque chose ou bien la norme actuelle est-elle particulière, organisée et réfléchie, c’est-à-dire basée sur des critères civilisateurs et visant le bien commun ? À y regarder de plus près, les constructions sociales semblent arbitraire. Le philosophe explique entre autres que les normes sexuelles se seraient développées sous l’influence des États du 17ème siècle en partant du simple constat qu’il fallait encourager la natalité. Ainsi, ils auraient soutenu la sexualisation du corps féminin en marginalisant les autres sexualités.
Ameziane Bouzid
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Sources :
« « J’aime pas mamie »: mais qui a fait cette fausse pub Carrefour ? », Le Poste Archives, 14/12/2009
 » Comment communiquer sur un sujet tabou en publicité ? « , Études & analyses, 30/03/2008 
« Les briseurs de tabou. Intellectuels et journalistes « anticonformistes » au service de l’ordre dominant », Sébastien Fontenelle, Paris, Éd. La Découverte, coll. Cahiers libres, Paris, 2012, 180 p.2016 
 » « Unhate » : la nouvelle campagne choc de Benetton « , Pure Médias, 16-11-11 
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Reuters/Stefano Rellandini