Shame
Culture

SHAME, ou comment raconter l’indicible ?

Parler de la honte est un pari difficile à relever. Par définition la honte semble être ce qui ne se raconte pas, ce que l’on tait, ce qui ronge de l’intérieur et qui malheureusement sans que l’on puisse l’éviter, finit toujours par s’extérioriser, se manifester physiquement : on rougit de honte, on sue, on tremble, on évite les regards. C’est bien parce qu’il est difficile de parler de la honte que la première parole prononcée dans Shame n’intervient qu’après un bon quart d’heure, que la plupart de la communication est corporelle, violente, bestiale. En effet, si on analyse brièvement la manière dont les deux protagonistes (Brandon et Sissy) dialoguent, une bonne partie se fait dans les cris, les hurlements, les coups portés à l’autre et à soi-même.

C’est ainsi que pour son deuxième film, Steve McQueen a décidé de mettre en scène un sujet qu’on qualifie aisément de tabou : l’addiction sexuelle (ou peut-être simplement la sexualité). L’affiche donne à voir un drap bleu recouvrant le corps nu du héros dont la main tend à se glisser au-dessous. Le drap cache ce que l’on ne saurait afficher et qui pourtant ici est à l’affiche, et la couleur bleue vient jouer le rôle de vernis de civilité. C’est la bienséance affichée, c’est la vie cliniquement approuvée : l’appartement de Brandon est bleu, gris, sobre, impeccablement rangé, presque inhabité ; Brandon s’habille dans les mêmes tons, avec une apparence soignée, insoupçonnable. Le drap, le bleu agissent donc bien comme une carapace opaque. A l’inverse, la couleur ocre, jaune, lumineuse intervient dans toutes les séquences où le héros perd sa maîtrise et entame sa ronde de coïts infernaux.

L’affiche met également l’accent sur le titre, court, sans appel. Certes il reste dans la tonalité de Hunger (premier film du réalisateur) mais est problématique puisqu’il convoque immédiatement la morale dans le traitement de la sexualité. Car le problème est bien là : pas de honte sans morale, pas de fou, de malade, de taré, de sexopathe sans jugement normatif, c’est-à-dire socialement établi. En somme pas de honte sans sentiment de faute, et pas de faute sans instance morale pour distinguer le bien du mal. Or s’il y a un domaine qui est normé, c’est bien celui de la sexualité. Dans le film, on distingue très clairement la sexualité saine de la sexualité maladive, perverse, animale. Il y a l’adultère bourgeois du patron de Brandon, propret, qui se fait à porte fermée. Et à l’opposé, la sexualité monstrueuse, pathologique, sans âme ni sentiment, qui annihile toute part d’humanité, qui confère à Brandon un regard lubrique, des gestes primaires et une bestialité mécanique. Mais là où Steve McQueen est fort, c’est qu’il montre déjà que le premier type de sexualité est tordu, Sissy (la sœur de Brandon) et le patron copulent allègrement dans le lit du frérot qui, dans la pièce à côté, entend tout et en est excité. L’adultère bourgeois nourrit la bête et semble, par procuration, ouvrir la porte à l’inceste de tragédie grecque.

Parler de la monstruosité au cinéma, de la perversité, de l’anormalité n’est pas nouveau. On peut penser aux Freaks de Tod Browning, à l’assassin pédophile de M Le Maudit, à l’adolescent perverti d’Orange mécanique. Mettre en scène la monstruosité est un exercice de style pour les cinéastes, mais qui s’est toujours accompagné d’un discours sur le jugement moral. Le pire des freaks, c’était bien la belle Cleopatra qui épousa un nain pour son argent ; le héros de Fritz Lang hurle que personne ne peut comprendre ce qui se passe dans la tête d’un monstre, que personne n’est habilité à condamner sans comprendre ; les soins administrés au jeune Alex de Stanley Kubrick semblent aussi barbares que ses virées nocturnes entre droogs. Si on retrouve dans ces films un double discours, c’est parce que, quand la morale traditionnelle n’est pas contestée, quand on ne sent pas le besoin de la renouveler, la réflexion languit. Et c’est le problème de Shame. A aucun moment on ne doute que la libido encombrante de Brandon soit une maladie et que, pour cela, il doive être puni. Ce qui pourrait être simplement considéré comme un handicap, au même titre que n’importe quel handicap, est ici moralement condamné. Soit que Steve McQueen semble mettre justement le doigt sur la tendance du public à condamner, juger la sexualité ; soit que Steve McQueen lui-même soit incapable de sortir d’une approche du sexe teintée d’une religiosité irritante. Un corps nu recouvert d’un drap rappellera toujours la représentation du Christ. Tout au long du film, ce corps se vit dans la souffrance, les coups, les blessures, les scarifications. Sissy, au physique de madone angélique, incarne le martyr qui expie les tares de son frère en se tranchant les veines : on la retrouve baignée dans son sang, les bras en croix, rappelant les stigmates. Enfin, à la fin du film, Brandon regarde le ciel qui vient apporter sa miséricorde et laver par la pluie les péchés du héros. Pour finir, la seule explication fournie pour expliquer la perversité de Brandon est donnée par sa sœur : « Nous ne sommes pas mauvais, nous venons d’un endroit mauvais », ce qui n’est pas sans rappeler les origines de l’Homme perverties par Adam et Eve.

Steve McQueen décide donc de parler de ce que l’on tait généralement : la honte liée à une sexualité vécue dans une société moralisatrice. Mais, s’il brise ainsi un silence encombrant et dépassé, il n’ouvre pas le dialogue et ne fait pas avancer la réflexion morale. Il ne ferme pas la bouche aux prétendus « améliorateurs de l’humanité » qui départagent les sains d’esprit des tarés pervers. Steve McQueen finit donc par transformer un sujet que les médias se plaisent à qualifier de brûlot, de subversif en une fable consensuelle et convenue. La nudité affichée des protagonistes n’est qu’une vulgarité artificielle utilisée afin que le film semble provocant, c’est-à-dire d’un genre que seuls les génies décomplexés peuvent se permettre. Et, le fait que Shame soit qualifié de « provocant » atteste que l’idée selon laquelle le cinéma, comme toute forme d’art, doit déboussoler l’ordre du bien pensé est, à notre époque, sclérosée.

 
Lola Kah

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6 thoughts

  • Bel article.
    J'ajouterai peut-être une chose (qui va finalement un peu dans le sens de l'article): Shame est peut-être une illustration du rapport que les gens ont vis-à-vis de la sexualité aujourd'hui. Tabou. On est bien loin de l'érotisme de nos confrères antiques…
    Shame, encore un film qui traite de la "sexualité honteuse". Comme si la sexualité ne pouvait être que dérangeante…

  • Votre article est très intéressant, cependant je trouve dommage que vous réduisiez les références et les métaphores développées par le réalisateur à la thématique simple religieuse. Cela semble forcé voire orienté c’est une clé d’analyse, mais peut-on réduire une œuvre artistique aux sujets qu’elle évoque chez nous? Ce film m’a plu et je suis allé le voir au cinéma non pas pour le côté provocant mais pour mais pour l’esthétique et la qualité de l’ambiance créée par Mc Queen. Que dire de cette tension latente aphone et invisible qui pèse sur la vie de Brandon et Sissy. J’ai été très touché par la scène de triolisme à la fin lorsque Brandon se regarde dans le miroir, car en effet notre sexualité est le reflet de ce que nous sommes et il est difficile de regarder la réalité en face. Non pas pour l’image que les autres se font de nous mais pour nous même, tels que nous voulons être perçus. Ce film porte à réfléchir et je pense que c’est là sa réussite. Il est fidèle à l’idée que je me fais de l’art, qui nous permet de nous dépasser et de remettre en question notre représentation du monde et de nous même.

  • Bonjour,
    Je sais que je poste sous un très vieux billet, mais je viens de voir le film et n’ai pas pu m’empêcher de réagir à la lecture de cette critique (par ailleurs très intéressante).
    Ce qui amusant, c’est qu’alors que tous les arguments avancés me semblent très pertinents, ils débouchent sur une conclusion à laquelle je n’adhère pas du tout (et qu’on retrouve dans plusieurs autres avis) : Shame serait «moralisateur» parce qu’il conforterait les préjugés selon lesquels l’addiction au sexe serait de nature «pathologique».
    Ce jugement me surprend d’autant plus que l’auteur du billet analyse très justement les différents symboles du film, ainsi que l’opposition cruciale entre Brandon (contraint de cacher ses obsessions honteuses), et le personnage du patron («autorisé» à afficher ses pratiques adultères). Partant de là, le propos me semble clair : ce qui est véritablement «honteux» n’est pas la sexualité de Brandon, mais l’hypocrisie d’une morale arbitraire s’accommodant trop facilement du mensonge.
    C’est d’ailleurs à ce mensonge que se refuse explicitement le protagoniste ; et attention : pas seulement le mensonge de l’adultère, mais plus généralement l’ensemble de tous les petits mensonges grevant inévitablement les relations amoureuses inscrites dans le cadre normalisant des conventions sociales. C’est pourquoi Brandon rejette l’idée du mariage dans la scène du RDV galant avec sa collègue divorcée, et c’est aussi pourquoi il ne parvient pas à coucher avec elle ; elle attend visiblement davantage de leur relation que ce qu’il pourrait lui offrir en toute honnêteté (quand il s’agit de mentir, Brandon est littéralement «impuissant»).
    On comprend mieux ainsi le regard sévère de Brandon sur l’alliance de la femme qui l’aguiche dans le métro (dernier plan du film), ainsi que le discours qu’il tient plus tôt à sa sœur, lorsqu’il lui reproche de coucher avec un homme marié. Cette tirade apparemment «puritaine» m’avait d’ailleurs surpris au premier visionnage, tout comme il surprend sa sœur (qui lui rétorque en gros que vu sa sexualité, il n’a rien à dire sur le sujet) ; c’est qu’à ce moment précis, ni sa sœur ni le spectateur (en tout cas en ce qui me concerne !) ne comprennent encore de quoi parle Brandon.
    Le message «biblique» laissé par la sœur avant sa tentative de suicide montre qu’elle a finalement saisi : le «péché originel» auquel il est fait allusion n’a évidemment rien à voir avec la sexualité de Brandon, et sa portée est universelle (« we are not bad people »). Quant au jardin perdu d’Éden, c’est celui où Adam et Ève jouaient nus en toute innocence, avant l’entrée en société qui les contraignit à se «dissimuler», dans tous les sens du terme (dans Shame, le «mal» est cette dissimulation elle-même). La référence est brève, mais elle est riche de sens (le mensonge est l’acte par lequel le Malin provoque la chute de l’homme et subvertit le Verbe, première manifestation du divin)… Dans la dernière scène du film, c’est enfin Brandon lui-même qui semble comprendre ce qu’il n’avait fait que ressentir obscurément jusque-là : la honte qu’il ressentait du fait de son anormalité est finalement sans objet ; le «péché» est universel, et seule l’hypocrisie des autres leur permet d’éviter une honte bien plus fondée. Il s’agit bien d’un basculement (la référence à Freaks dans l’article me paraît très judicieuse !), qui est d’ailleurs renforcé formellement par le fait que cette scène finale fait écho au début du film, où la situation était la même, mais le regard différent (au passage, c’est je pense le véritable sens de la scène où la pluie «lave les péchés» de Brandon).
    Au final, le propos réside donc plus dans cette critique des relations humaines que dans l’analyse d’une pathologie : le personnage de Brandon est central, mais seulement parce que son «anormalité» permet de lire en creux une description assez pessimiste de la «normalité». Ce fait pourrait désarçonner le spectateur venu voir un film traitant d’un comportement prétendument «déviant», en se demandant quel regard le réalisateur allait porter dessus… Ce spectateur sera effectivement déçu : dans Shame, l’addiction de Brandon EST une pathologie (dans le sens où elle correspond à une «inadaptation» sociale/morale), qui provoque donc logiquement une souffrance/de la honte (du moins jusqu’à la pseudo-rédemption finale), et le film EST moraliste… sauf que ce n’est pas le «déviant» qui est condamné, mais nous tous !
    Alors oui, le propos peut sembler un peu désagréable, et ceux qui attendraient qu’on leur explique pourquoi l’addiction au sexe n’est pas une maladie grave/une déviance condamnable (sans doute y a-t-il des crétins qui en auraient besoin) devront attendre un autre film, mais a priori, le projet de Shame m’intéresse davantage !

  • Bonjour,
    Je sais que je poste sous un très vieux billet, mais je viens de voir le film et n’ai pas pu m’empêcher de réagir à la lecture de cette critique (par ailleurs très intéressante).
    Ce qui amusant, c’est qu’alors que tous les arguments avancés me semblent très pertinents, ils débouchent sur une conclusion à laquelle je n’adhère pas du tout (et qu’on retrouve dans plusieurs autres avis) : Shame serait «moralisateur» parce qu’il conforterait les préjugés selon lesquels l’addiction au sexe serait de nature «pathologique».
    Ce jugement me surprend d’autant plus que l’auteur du billet analyse très justement les différents symboles du film, ainsi que l’opposition cruciale entre Brandon (contraint de cacher ses obsessions honteuses), et le personnage du patron («autorisé» à afficher ses pratiques adultères). Partant de là, le propos me semble clair : ce qui est véritablement «honteux» n’est pas la sexualité de Brandon, mais l’hypocrisie d’une morale arbitraire s’accommodant trop facilement du mensonge.
    C’est d’ailleurs à ce mensonge que se refuse explicitement le protagoniste ; et attention : pas seulement le mensonge de l’adultère, mais plus généralement l’ensemble de tous les petits mensonges grevant inévitablement les relations amoureuses inscrites dans le cadre normalisant des conventions sociales. C’est pourquoi Brandon rejette l’idée du mariage dans la scène du RDV galant avec sa collègue divorcée, et c’est aussi pourquoi il ne parvient pas à coucher avec elle ; elle attend visiblement davantage de leur relation que ce qu’il pourrait lui offrir en toute honnêteté (quand il s’agit de mentir, Brandon est littéralement «impuissant»).
    On comprend mieux ainsi le regard sévère de Brandon sur l’alliance de la femme qui l’aguiche dans le métro (dernier plan du film), ainsi que le discours qu’il tient plus tôt à sa sœur, lorsqu’il lui reproche de coucher avec un homme marié. Cette tirade apparemment «puritaine» m’avait d’ailleurs surpris au premier visionnage, tout comme il surprend sa sœur (qui lui rétorque en gros que vu sa sexualité, il n’a rien à dire sur le sujet) ; c’est qu’à ce moment précis, ni sa sœur ni le spectateur (en tout cas en ce qui me concerne !) ne comprennent encore de quoi parle Brandon.
    Le message «biblique» laissé par la sœur avant sa tentative de suicide montre qu’elle a finalement saisi : le «péché originel» auquel il est fait allusion n’a évidemment rien à voir avec la sexualité de Brandon, et sa portée est universelle (« we are not bad people »). Quant au jardin perdu d’Éden, c’est celui où Adam et Ève jouaient nus en toute innocence, avant l’entrée en société qui les contraignit à se «dissimuler», dans tous les sens du terme (dans Shame, le «mal» est cette dissimulation elle-même). La référence est brève, mais elle est riche de sens (le mensonge est l’acte par lequel le Malin provoque la chute de l’homme et subvertit le Verbe, première manifestation du divin)… Dans la dernière scène du film, c’est enfin Brandon lui-même qui semble comprendre ce qu’il n’avait fait que ressentir obscurément jusque-là : la honte qu’il ressentait du fait de son anormalité est finalement sans objet ; le «péché» est universel, et seule l’hypocrisie des autres leur permet d’éviter une honte bien plus fondée. Il s’agit bien d’un basculement (la référence à Freaks dans l’article me paraît très judicieuse !), qui est d’ailleurs renforcé formellement par le fait que cette scène finale fait écho au début du film, où la situation était la même, mais le regard différent (au passage, c’est je pense le véritable sens de la scène où la pluie «lave les péchés» de Brandon).
    Au final, le propos réside donc plus dans cette critique des relations humaines que dans l’analyse d’une pathologie : le personnage de Brandon est central, mais seulement parce que son «anormalité» permet de lire en creux une description assez pessimiste de la «normalité». Ce fait pourrait désarçonner le spectateur venu voir un film traitant d’un comportement prétendument «déviant», en se demandant quel regard le réalisateur allait porter dessus… Ce spectateur sera effectivement déçu : dans Shame, l’addiction de Brandon est une pathologie (dans le sens où elle correspond à une «inadaptation» sociale/morale), qui provoque donc logiquement une souffrance/de la honte (du moins jusqu’à la pseudo-rédemption finale), et le film est moraliste… sauf que ce n’est pas le «déviant» qui est condamné, mais nous tous !
    Alors oui, le propos peut sembler un peu désagréable, et ceux qui attendraient qu’on leur explique pourquoi l’addiction au sexe n’est pas une maladie grave/une déviance condamnable (sans doute y a-t-il des crétins qui en auraient besoin) devront attendre un autre film, mais a priori, le projet de Shame m’intéresse davantage !

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