Me, my selfie and I
Le selfie, vous en avez sûrement entendu parler, ou pu lire, circonspect, les 15 conseils pour réussir le vôtre. Pourtant, il est temps de s’attarder sur ce phénomène devenu planétaire. Le selfie consiste comme son nom l’indique à se prendre en photo ou en vidéo soi-même. Bras tendu, sourire plus ou moins crispé, voici la façon 2.0 de se montrer. Le selfie n’est pas si récent : on en trouve déjà en 2004 sur des sites comme Flick’r ou MySpace. Mais l’engouement autour de ce mode de communication se concrétise en 2010 avec la sortie de l’iPhone 4, qui intègre une caméra frontale. Les usages sont nombreux, mais pour la plupart il s’agit d’une simple volonté de se montrer sur des réseaux sociaux comme Vine, Snapchat ou encore Instagram. Le succès de ces plateformes est aujourd’hui incontestable. Instagram recense 25 millions de photos « #selfie », et pas moins de 70 millions de de « #me » *1.
Le selfie entre déjà dans le milieu professionnel
D’autres en font un usage différent : pour les mannequins il s’agit de leur CV numérique, pour des artistes comme Kennard Phillips d’une manière d’être créatif *2. Le selfie apparaît avant tout comme une manière de faire la promotion de soi. Il n’est pas rare ainsi que les meilleurs utilisateurs de Vine soient sollicités ensuite par des marques pour faire des selfies publicitaires. Les stars, égéries de la mode ont senti la possibilité de communiquer sur leur vie quotidienne tout en maîtrisant leur image. Le selfie est devenu le lien entre la vie privée des stars et leurs fans. Ce type de promotion a l’avantage de se faire spontanément par la célébrité, qui y trouve du plaisir, et considère cette activité comme un divertissement plus que comme un travail de promotion.
Le selfie est progressivement entré dans le domaine de la communication professionnelle, et dans les domaines de la mode, nous l’avons dit. Mais récemment c’est dans le jeu vidéo que le selfie a marqué un grand coup. Le jeu GTA V, produit par Rockstar, intègre la possibilité de faire un selfie de son avatar. Les joueurs rivalisent d’originalité et les clichés deviennent viraux sur internet. C’est un grand coup de communication pour le jeu, mais là encore, l’ironie est de mise. Pour que le selfie soit réussi, on pose devant des accidents de voiture, des scènes de meurtres, des situations incongrues.
Le selfie, médiatisation du mauvais goût ?
La photo prise par un tiers surprend, et impose souvent en soirée un flash peu flatteur sur votre peau blanche de novembre. Avec le selfie il n’en est rien. Libre à vous de vous abriter à une table avec vos ami(e)s, de remettre vos cheveux en place, ou de vérifier si votre eyeliner ne se fait pas la malle avant de prendre la photo. Le selfie c’est le contrôle de A à Z de l’individu sur sa photo.
Le selfie vient combler un besoin moderne, celui de la médiatisation de la vie privée. Plus de surprise, l’image de soi est maîtrisée de manière professionnelle. Enfin, le selfie vient rendre médiatique un moment jadis tabou. Se regarder dans le miroir, moment de narcissisme littéral, devient une activité de groupe tendance.
Faire brûler les selfies-addict sur le bûcher du bon goût serait une erreur. Ces personnes sont, pour beaucoup, pleinement conscientes du caractère profondément ironique de ce mode de communication. Il n’est pas rare de les voir se caricaturer en tant que personnes narcissiques. La feinte est double ici : le selfie rend le naturel artificiel, mais le selfie est détourné lui-même par les utilisateurs. Il faut avoir conscience de cette artificialité. Les utilisateurs se moquent souvent de ces « noobs » du selfie qui l’utilisent au premier degré.
Mais jusqu’où cette ironie peut-elle être tenable ? L’ironie peut-elle justifier le mauvais goût ? Car cela ne concerne plus uniquement Booba ou Jay-Z, l’ego trip du selfie est devenu planétaire. La génération Y ne serait-elle pas simplement devenue la génération « et moi, et moi ! » ? Le selfie dans sa salle de bain ne devrait (vraiment) pas côtoyer sur Vine celui de Kanye West en concert.
Car il ne s’agit plus seulement ici d’obscénité mais bien d’une image de soi qui va se retourner contre l’utilisateur. Le selfie, roman de soi, deviendrait alors petite encyclopédie de nos vanités. Enfin, quel avenir pour les marques qui utilisent un moyen de communication dont il faut comprendre le cercle infini de private jokes ? La tendance se payant au prix de l’intelligibilité, la visibilité au prix du bon goût.
Arnaud Faure
Sources :
*1 L’express Le selfie ou le « moi jeu » Géraldine Catalano
*2 The Guardian
Crédits photos :
Image de Une : Kennard Phillips – Catalyst Contemporary Art and War Imperial War Museum, Manchester, UK
Image 2 : un joueur anonyme