Culture

Wajdi Mouawad, ou l’Art au service de la sensibilisation dans la communication

« Vous nous croyez en guerre alors que nous sommes en manque
Vous nous surveillez mais vous ne voyez rien
Vous nous écoutez mais vous n’entendez rien
Ni l’Alpha de nos peines, ni l’Oméga de nos haines »

Ciels, Tome 4 de Le sang des promesses, Wajdi Mouawad.

 
Nous avons tous en tête le nombre de victimes du conflit syrien ; les estimations ne cessent de se multiplier – et de grossir — sur tous les médias d’information. Mais ils ont beau marteler des statistiques, des nombres impressionnants de victimes, des noms d’armes compliqués, ce ne sont que des mots, qui glissent sur le récepteur sans jamais vraiment l’accrocher. D’où peut-être l’utilisation par les médias de moyens de sensibilisation et de l’art comme moyen de communication.

Le défi incessant des campagnes de sensibilisation

Les médias, notamment la télévision, font en effet régulièrement le choix d’émailler leurs documentaires ou reportages de témoignages de victimes, qui ancrent les faits montrés dans le réel. Le récepteur se sent concerné – ce pourrait être lui, ce pourrait être son pays. Cette femme amputée, ce pourrait être sa mère, sa sœur, sa fille (impression d’autant plus renforcée aujourd’hui avec la menace terroriste qui tente de faire croire qu’elle peut frapper n’importe où, n’importe quand). Sans nécessairement le pousser à agir – il faut souvent plus que l’identification à une victime pour faire cela – , le pathos, dans l’art et les médias, est un moyen de faire prendre conscience.
Les campagnes de sensibilisation pour la sécurité routière jouent ainsi régulièrement sur un effet de choc, l’irruption de l’horreur dans des situations quotidiennes que nous avons tous vécu. Le but ? Heurter les cibles de la campagne, leur faire prendre conscience que les accidents n’arrivent pas qu’aux autres et montrer les dégâts causés par des accidents – des images réelles, qui rappellent que les accidents de la route ne gâchent jamais qu’une vie. Mais une fois le choc initial dépassé, que reste-t-il vraiment de ces campagnes ? Un sentiment d’injustice pour les victimes, de la rage pour ceux qui sont responsables des accidents, certes. Mais il est très rare qu’on se dise qu’un accident puisse nous arriver à nous. Le but initial de ce type de campagne n’est que rarement atteint, tout simplement parce qu’on ne retient finalement que le choc et non pas ce qu’il veut démontrer. Le moyen dépasse le but, en quelque sorte.

Un autre type de campagne sensibilisante serait celui jouant sur la culpabilisation. Les campagnes sur la propreté des villes prennent souvent le parti-pris de montrer les conséquences néfastes de petits gestes que chacun a déjà réalisé au moins une fois, parfois au risque de forcer le trait. Jeter un mégot de cigarette revient ainsi souvent dans ce genre de campagnes à polluer l’océan, à tuer un bébé tortue… Ce qui est sans doute vrai, mais ne peut avoir qu’un impact limité. Tout d’abord parce qu’on ne garde pas ces campagnes en tête comme celles jouant sur l’effet de choc (aussi parce qu’elles se concentrent sur des gestes plus anodins, répétés sans cesse et auxquels on ne fait pas forcément attention), ensuite parce que le récepteur a souvent tendance à se braquer face à elle. Il n’est pas le seul à faire ces gestes, pourquoi serait-il le premier à changer ses habitudes ? Est-ce que ce serait vraiment efficace ? Et comment savoir que le publicitaire à l’origine de cette campagne n’est pas lui-même coupable de pareils gestes d’inattention ?

Les campagnes de sensibilisation sont certes souvent plus efficaces que celles se voulant purement objectives et informelles, mais elles sont aussi victimes de leurs propres méthodes : en jouant sur les émotions des récepteurs, sur le pathos, elles se prêtent aussi à un rejet purement subjectif de ces derniers. Elles semblent donc arrivées dans une impasse.

La transcendance de la barrière de l’indifférence par l’Art – l’exemple de Wajdi Mouawad

En Avril 2016, Wajdi Mouawad, dramaturge et metteur en scène canadien d’origine libanaise, est nommé directeur du Théâtre de la Colline. Une victoire de prestige, qui n’est que la suite logique d’une carrière riche, et, à bien des égards, unique. Car Wajdi Mouawad a une histoire singulière. Multiculturelle. Né au Liban en 1968, puis obligé de quitter son pays alors qu’il n’est encore qu’un enfant pour fuir la guerre civile, il s’installe au Québec avec sa famille. Il apprend à parler le québécois avant l’arabe, et restera toujours marqué par cette guerre civile qui n’est pas vraiment la sienne et par la perte de ses origines.
Alors Mouawad écrit. Pas son histoire, non. Il ne mentionne presque jamais la guerre au Liban. Non, Mouawad écrit – ou tente d’écrire – l’universel. Il écrit la perte des origines, la perte du sens, la perte des repères. Le sang et la mort nés des racines de la guerre. Son premier cycle, Le sang des promesses, composé de quatre pièces (Littoral, Incendies, Forêts et Ciels), mêle intime et collectif. Ou plus exactement : comment la tragédie familiale peut être un reflet du drame historique, de la mort, des morts. Des oubliés. Du meurtre banalisé et ignoré.
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Mouawad est un auteur engagé. Pour l’humain, pour la jeunesse qu’il estime sacrifiée. «A quoi tu sers alors si tu n’es pas capable de changer le monde ? » s’interroge l’un de ses personnages dans Littoral, la première pièce de Le sang des promesses. Il ne juge pas, non. Mais ses histoires ramènent l’indicible, le lointain – les massacres, les enfants-soldats – à une échelle plus humaine, plus intime, et, de ce fait, touchent. Son art est un moyen de véhiculer ses idées. L’émotion happe le spectateur, lui fait prendre conscience par le biais du pathos. Or, c’est par la prise de conscience que commence le changement, que l’action peut découler des mots. Mouawad utilise donc l’art comme moyen de communication pour véhiculer ses idées.
C’est également là qu’intervient le risque – et la crainte – de l’alarmisme, qui tend à faire douter les récepteurs de la véracité ou de l’honnêteté des campagnes de sensibilisation. Ce jeu sur les émotions n’est-il pas finalement une manipulation ?
Toutefois, refuser la sensibilisation dans la communication et les médias sous prétexte qu’elle manipule serait un raccourci relativement facile. Les chiffres, aussi objectifs qu’ils puissent paraître, peuvent aussi être manipulés. L’art comme moyen de communication a semble-t-il au moins le mérite de permettre au récepteur de s’identifier, au moins de comprendre la réalité d’une information, tout en proposant une démarche esthétisante qui en renforce l’impact. Et il permet aussi de croire, peut-être encore un peu, en l’humain – à l’image de Wajdi Mouawad qui, malgré l’ambiance toujours sombre de ses pièces, continue de manière presque irréaliste à espérer une réconciliation dans la famille et dans le monde.
 

Margaux Salliot

Sources:
l’Express
Wajdi Mouawad
savethechildren.org
Wikipedia
Site wordpress Jesuisencorevivant
suzou.net
faire-face.fr
20minutes
Crédits photo :
Campagne de sensibilisation de la sécurité routière avec la participation de Rodolphe. Campagne de sensibilisation à la propreté des villes « Vacances Propres ».
Extrait du film Incendies de Denis Villeneuve (2010) tiré de la pièce éponyme de Wajdi Mouawad.