Société

Le syndrome Malaise TV : fascination et répulsion de la gênance 2.0

Le respect est mort, vive MalaiseTV ! De l’hymne improbable d’une prépa scientifique au fameux « tout le monde debout » lors du Téléthon, MalaiseTV recense les plus grands « bides » du PAF et des réseaux sociaux. Du contenu vidéo sélectionné, volé, coupé, compilé et diffusé sans commentaire voix off : MalaiseTV, c’est avant tout un format qui séduit, sorte d’héritage hybride des « Best Of » et du défunt « Zapping Canal ». Illustration même de la métaphore quasi « digestive » proposée par McLuhan, le nouveau média dominant (Internet) a une nouvelle fois « absorbé » le média précédent (la télévision et même la radio) pour en faire son contenu. Originellement lancé l’année dernière par un trolleur du forum jeuxvideo.com, le compte Twitter a depuis donné lieu à de nombreux rejetons. MalaiseTV, malaisetele ou encore malaisant.fr: bienvenue au Pays du Malaise 2.0.

[N’hésitez pas à cliquer sur les petits exemples en hypertexte. L’auteur de cet article décline cependant toute responsabilité d’évanouissement.]

L’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage

« La face est à l’homme ce que l’écorce est aux arbres » (Proverbe chinois).

Notion centrale dans les pays asiatiques, la « face » (ou « mianzi ») peut être définie comme l’image publique positive et sacrée de tout individu. Au-delà de l’aspect culturel, Erving Goffman voit dans la « préservation de la face » la règle fondamentale et universelle de toute interaction sociale. Dans Les rites d’interaction, il décrit le travail permanent de figuration (« face-work ») destiné à protéger notre propre face et celle de nos interlocuteurs. « L’évitement », qui consiste à esquiver toute situation à risque (la participation souvent périlleuse à un karaoké) et la « réparation », visant à rétablir l’ordre lorsqu’un incident a eu lieu (changer rapidement de conversation après un flop), en seraient les deux principaux ressorts. Le malaise, semblable à ce que Goffman appelle « faire piètre figure », naîtrait donc d’un décalage ou d’une faille dans ces stratégies réciproques.

La Malaisologie, baromètre de la gêne

« Malaisant » : un rapide coup d’œil sur Google Trends montre la récente envolée lexicale autour de ce néologisme, né du participe présent de l’ancien français « malaiser ». Ce vent de malaise qui souffle sur la France nous vient en réalité tout droit des Etats-Unis. Dès 2012, images et vidéos « cringe » (littéralement, qui font « grincer des dents ») circulent sur 4chan, le « trublion du Web » (Le Monde). Dans la lignée des défis du net toujours plus absurdes, le « Try not to cringe challenge » popularise la pratique. Le principe ? Regarder une compilation de vidéos embarrassantes jusqu’au bout, sans succomber au malaise. Le Youtubeur Squeezie récolte plus de huit millions de vues en reprenant ce modèle, tandis que sur Facebook, les pages comptabilisent en un rien de temps des centaines de milliers d’abonnés.

Le phénomène succombe alors au fantasme de la « viralité » (Olivier Aïm): tout comme se propagent les virus, les objets médiatiques se répandent de manière exponentielle.

Loin d’eux l’idée d’éradiquer l’épidémie, les puristes du malaise 2.0 en ont fait une science : la Malaisologie. A l’occasion des 50 ans de son magasin à Villejuif, Carrefour organise une comédie musicale au goût douteux (à en juger la réaction des clients). Début 2016, ce qui ne devait être qu’un sympathique raté communicationnel tourne sur le forum 18-25 et s’impose alors comme le mètre-étalon en la matière, donnant lieu à la création d’un baromètre du malaise : l’Echelle Carrefour VilleJuif (ECVJ). Face à la reprise du concept par la culture mainstream (un article dans Le Parisien notamment), la communauté JVC s’est depuis dotée d’une nouvelle unité de mesure : l’indice FH (du nom de son créateur FoutreHumide). Parmi les exemples allant de 0 (pas de malaise) à 1 (malaise maximal, provoquant « sueurs froides, vertiges, tremblements, palpitations, voire évanouissement, ou si exposition prolongée, coma »), vous avez l’embarras… du choix.

L’échelle Carrefour VilleJuif. Source : Wikipedia

Contagion du malaise : pour le meilleur ou pour le pire ?

Le malaise se déploierait donc, par ricochet, à travers les écrans. Les termes anglophones (« secondhand embarrassment », « vicarious embarrassment ») en sont révélateurs : ils signifient littéralement « gêne par procuration ». Mais pourquoi diable avons-nous honte pour autrui ?

Des chercheurs anglais et allemands se sont penchés sur la question. Dans leur expérience conduite en 2011, plus de 600 sujets-observateurs devaient réagir à une batterie d’images mettant en scène un protagoniste inconnu en situation malaisante. Une raie des fesses qui surgit inopinément, un passant portant un collier « VIP »… Les exemples types, triviaux mais parlants, variaient selon deux paramètres : l’intentionnalité et la conscience de l’acte malaisant par le protagoniste. Après avoir auto-évalué subjectivement leur degré de malaise, les sujets étaient soumis à un test IRM. Résultat ? Le malaise active les zones du cerveau associées à la douleur (cortex cingulaire antérieur et cortex insulaire antérieur gauche, pour les plus pointus d’entre vous). Plus étonnant encore : l’embarras est prouvé neurologiquement même lorsque le sujet affirme ne pas l’avoir ressenti. L’activité de ces deux zones est en fait positivement liée à l’empathie. C’est ce que le Youtubeur Cyrus North appelle « Le paradoxe du Malaise » : s’il vous arrive de laisser s’échapper un rire gêné face à l’inconfort des autres, bingo, c’est que vous êtes quelqu’un d’empathique. Les « neurones miroirs » pourraient ainsi expliquer ce phénomène : il s’agit des neurones s’activant par « imitation », lorsque l’on imagine ou observe une action se réaliser. Une étude proposée par le Département de Psychologie de Californie montre même que le malaise peut être interprété comme le symptôme d’un comportement « prosocial », c’est-à-dire d’aide spontanée et désintéressée envers un individu souffrant. Pour briller en société, vous prendrez-donc bien une petite dose de malaise ?

Spectateurs complices ou témoins perturbés : si le malaise est naturel, pourquoi nous fascine-t-il tant ? Le mécanisme des Talent shows repose en effet quasi intégralement sur une certaine jouissance du « fail » des candidats. Allusions lourdingues, rires forcés, autohumiliation involontaire des invités… Le système médiatique impose en permanence le sacrement de l’Homo comicus. Raillée mais pourtant regardée par des millions de télé-spectateurs, l’émission TPMP est le symptôme patent de cet « intégrisme de la rigolade » dont parlait le philosophe François L’Yvonnet en 2012. Se moquer des petits malheurs des autres ne date pourtant pas d‘hier : Charlie Chaplin ou Laurel et Hardy usaient déjà de cet humour. Cependant, il ne s’agit plus tant de « rire à propos » que de « vivre le malaise », de le « sentir ». Ainsi s’exerce ce que François Jost appelle le pouvoir « haptique » du spectacle télévisuel : le « sentiment de vécu » des images télévisées est tel que l’on pourrait le « toucher ».

En détournant l’extrait de son contexte d’énonciation, Malaise TV met à mal l’enrobage politiquement correct et l’idéal moralisateur de la success story, s’inscrivant ainsi dans la contre-culture ironique du Web. Anonymes ou people, politiques, religieux ou journalistes, tout le monde en prend désormais pour son grade. L’effet de réel, porté par la vague d’obsession de la « transparence », s’épanouit dans une société désormais méfiante des médias traditionnels. Il n’y a en effet rien de plus sincère que l’échec : on ne peut le simuler, on peut difficilement le cacher. La situation du malaise, toujours en acte, se recouvre donc de l’aura « indicielle »* (Peirce) d’un « avoir été là » qui n’aurait pas dû être là : les traces du malaise se prolongent et se lisent à travers le corps et le regard gêné des témoins physiques de la scène.

Passant du burlesque à l’intime, MalaiseTV n’est autre qu’une version psychologique et sociale du Video Gag. Pour l’essayiste Antonio Dominguez Leiva, auteur de l’ouvrage Youtube Théorie, le phénomène traduit la fascination pour « l’anomalie, le culte du foireux comme rejet de la norme ». Du sentiment de solitude intense à la bourde inconsciente, MalaiseTV nous renvoie en miroir les affres d’un sentiment universel : l’angoisse de l’échec. Derrière son écran, l’observateur du malaise cède à une forme de « pulsion scopique », terme freudien désignant une pulsion quasi sexuelle (bien qu’indépendante des zones érogènes) du « plaisir de regarder ». Pour ainsi dire, ces vidéos ont un pouvoir « captivant ». Mais captiver, c’est à la fois séduire et… retenir prisonnier. A quand les cures de détox du malaise ?

Alice FONTAINE

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Index

*L’indice, chez Peirce, est un signe qui entretient un rapport de contiguïté physique et matérielle avec la chose qu’il désigne : les signes indiciels sont les traces sensibles d’un phénomène, une expression directe de la chose manifestée. Pour Daniel Bougnoux, « l’indice, affectif et participatif, réchauffe la communication, entraine et nous entraine au phénomène ; alors que le symbole, toujours froid, nous place à distance. »

Sources :

  • Goffman E. Les Rites d’interaction (1967), traduit de l’anglais par Alain Kihm, Collection Le Sens Commun, Éditions de Minuit, 1974, (ISBN 2707300225)
  • Aïm Olivier. Une télévision sous surveillance. Enjeux du panoptisme dans les « dispositifs » de télé-réalité. In: Communication et langages, n°141, 3ème trimestre 2004. Dossier : Son et multimédia. pp. 49-59
  • Aïm Olivier, « Convergence, viralité et panoptisme :que signifie le modèle « 360 » de la
    communication ? », Semen [En ligne], 36 | 2013, mis en ligne le 22 avril 2015, consulté le 07 février 2017. URL :
  • Krach S, Cohrs JC, de Echeverría Loebell NC, Kircher T, Sommer J, Jansen A, et al. (2011) Your Flaws Are My Pain: Linking Empathy To Vicarious Embarrassment. PLoS ONE 6(4): e18675. doi:10.1371/journal.pone.0018675
  • Feinberg, M., Willer, R., & Keltner, D. (2011, September 19). Flustered and Faithful: Embarrassment as a Signal of Prosociality. Journal of Personality and Social Psychology. Advance online publication. doi: 10.1037/a0025403
  • LYvonnet F. Homo comicus ou l’intégrisme de la rigolade (Mille et une nuits, 2012), 71p
  • Arbrun C. Qui est derrière « MalaiseTV », le compte Twitter qui compile les pires moments de gêne ?, Les Inrocks, consulté le 26/01/2017
  • Malaisologie, article sur le wiki encyclopédique du forum jeuxvideo.com, consulté le 26/01/2017
  • Post sur le forum JVC – Mesure du malaise : l’indice FH (indice FoutreHumide), consulté le 26/01/2017
  • Vidéo du youtubeur Cyrus NORTH – Le Malaise (janv. 2017)
  • Peirce C.S., Ecrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978 (ouvre originale 1938).
  • Bougnoux, D., La communication par la bande. Introduction aux sciences de l’information et de la communication, Paris, La découverte, 1991.
  • Pour une petite compilation Topito

Crédits :

  • MalaiseTV, MalaiseTV, malaisetele
  • Capture d’écran Twitter
  • Capture d’écran Google Trends
  • Capture d’écran de l’expérience de Krach S, Cohrs JC, de Echeverría Loebell NC, Kircher T, Sommer J, Jansen A, et al. (2011) Your Flaws Are My Pain: Linking Empathy To Vicrious Embarrassment
  • Capture d’écran de la page
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