Société

Vous ne nous ferez pas arrêter la clope

Il y a tout juste un an, au 1er janvier 2017, le paquet de cigarettes devenait «neutre» : dénué de tout logo, et la marque désormais écrite en lettres minuscules, les paquets arboraient alors une couleur unique et des visuels choc, apparus quant à eux le 20 mai dernier, dans le but de dégoûter définitivement les quelques 16 millions de fumeurs qui tiennent encore bon en France. Le paquet neutre était avant tout censé «changer l’image du tabac, principalement en direction des plus jeunes» expliquait le Ministère de la Santé Publique. Pourtant, sept mois après cette nouvelle instauration, les ventes de cigarettes avaient progressé.


L’objectif du paquet neutre est bien d’en supprimer l’aspect esthétique, considéré comme un outil marketing supplémentaire, favorable à la fidélisation de ses consommateurs. Marisol Touraine, alors Ministre de la Santé, affirmait sans détours en mai 2016 : «Le paquet neutre, c’est laid et c’est fait pour».

La guerre est déclarée

La guerre est déclarée contre la cigarette et ses consommateurs à l’ère Chirac qui fait de la lutte contre le cancer une des priorités de son second mandat. Mais le combat avait déjà été officiellement engagé avec la loi Veil de 1976 qui limitait la publicité pour le tabac. En 1991, la loi Evin durcit les règles avec l’interdiction de fumer dans les lieux publics, et la proscription de toute forme de publicité, directe ou indirecte. Elle sera en vigueur dès 2010. Sont aussi instaurées sur les paquets de cigarettes les fameuses phrases dissuasives tel que le célèbre « Fumer tue » ; puis en 2010 ces mêmes paquets seront encore agrémentés d’images toutes plus réjouissantes les unes que les autres.
Par ailleurs, en 10 ans, le prix moyen du paquet est passé de 3,70 euros à 7 euros, et le gouvernement compte bien faire passer ce prix à dix euros dans les années à venir.

La cigarette sociale

L’État ne lésine point sur les moyens mis en place dans cette acharnement contre la nicotine… Mais ne parvient pourtant toujours pas à ses fins.
En soixante ans de lutte contre le tabac, ce sont les arguments décisifs de la santé des fumeurs et de leur porte-monnaie qui furent essentiellement mis en avant. Pourtant, la première cigarette est majoritairement due au fait social, la seconde et la troisième aussi… C’est là que se trouve le véritable nœud du problème, et l’État ne semble pas y accorder d’attention.
La première cigarette est généralement fumée à l’adolescence, et c’est justement à cet âge-là que le besoin d’appartenance à un groupe est le plus fort, et que la quête de soi atteint son paroxysme. Tous les moyens sont bons pour exister, se faire des amis, forcer l’admiration de ses pairs, et les regards sur soi, devenir populaire, audacieux, voire même – comble des qualificatifs : « stylé » ; celui qui brave l’interdit posé par les adultes – parents et personnel enseignant.
Voilà le vrai fumeur du collège et du lycée. Car il ne s’est pas encore habitué à la nicotine, n’en éprouve pas encore le besoin addictif ; mais son désir d’appartenir au groupe des fumeurs de l’entre-deux cours est d’autant plus décisif.
Le fumeur néophyte s’identifie le plus souvent à son groupe de référence pour commencer à fumer. Mais avec un peu de persévérance, ce groupe deviendra sans doute plus tard – victoire !
– son groupe d’appartenance lorsque son corps se sera entièrement habitué à la nicotine. Fumer n’est d’abord pas une addiction mais bien un mode de vie, un style à part entière ; outil puissant de sociabilisation et réponse partielle à cette quête d’identité.
En se reposant sur la peur du cancer, l’État, qui se pose en autorité institutionnalisée, n’a aucun impact sur un jeune de 16 ou même de 23 ans qui fume pour se donner une contenance et créer du lien social.

Le style à la française

Ce n’est pas anodin si les américains fument si peu par rapport aux français : aux États-Unis, fumer appartient aux classes sociales les plus pauvres, et le fumeur américain dispose généralement d’une assez mauvaise image.
Au contraire, les grandes figures françaises ont utilisé leur fidèle cigarette – habilement calée au coin de la bouche – pour créer de toutes pièces un style unique, souvent synonyme de bad boy sexy ou de femme fatale.
La cigarette est et sera toujours brandie comme un symbole : de la jeunesse, de la classe sociale, du contexte, de l’humeur…
Interdite d’apparition dans la publicité ? Qu’à cela ne tienne, elle devient dès lors, sans trop d’efforts, un moyen de plus pour être à contre-courant du système.
La cigarette contre laquelle l’État ne sait encore comment lutter est bien celle- là : la « clope sociale », dont l’image positive tellement ancrée dans les mentalités ne pourrait être balayée d’un coup de campagne publicitaire.
Cher Ministère de la Santé, vous ne nous ferez pas arrêter la cigarette, car nous fumons pour occuper nos mains en attendant le bus, pour créer du lien quand on ne connaît personne dans un groupe d’amis, pour séduire en soirée, pour occuper nos pauses de cours, pour se donner une contenance lorsqu’on est seul… Nous fumons pour être quelqu’un.

Astrid Villemain

Sources

  • L’Express : « Soixante ans de lutte contre le tabac », Julien Van Caeyseele, 24 sept. 2014
  • Le Parisien : « Tabac : lancé le 1er janvier, le paquet neutre fait pschitt », Marc Payet et Coralie Garandeau, 2 mai 2017
  • Observatoire des inégalités : « Tabac : un marqueur social », 7 fév. 2017
  • France Inter : « Seulement 15% de fumeurs aux Etats-Unis : et en France ? », 1er sept. 2015
  • Les Echos.fr : « Cigarettes : ce qu’il faut savoir sur le paquet neutre », Source AFP, 1er 2017
  • Le Monde Addictions : « Fumer est de plus en plus un marqueur social », François Béguin, 30 mai 2017

Crédits photos

  • Photo de couverture : « Candy Cigarette » (Trad : « La perte de l’innocence ») ; Sally Mann, 1989
  • Photo 1 : Crédit – Maxppp ; Article de France 3 Aquitaine
  • Photo 2 : Serge Gainsbourg – Tumblr « Essemali »

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