Politique

Dehors ou le péril des exilés et des politiques migratoires

Un gros livre jaune, couleur de la trahison. Nous voici en présence d’une lettre ouverte écrite par un intellectuel polémique à un Président de la République à la popularité déclinante… « La colère est nécessaire. On doit l’utiliser non comme chef, mais comme soldat » écrivait Aristote. Dehors en est l’incarnation. Cet ouvrage s’inscrit dans notre histoire, celle d’une crise humaine dépassant les traditionnels États-nations, leur souveraineté et en principe, les clivages idéologiques.

« Si tous te quittent et qu’on te chasse avec violence, demeuré seul, prosterne-toi, baise la terre, arrose-la de tes larmes, et ces larmes porteront des fruits »
Dostoïevski, Les Frères Karamazov, 1880

De l’importance des termes

Un exilé n’est pas un migrant. Moix note d’ailleurs que le terme migrer appartient initialement aux sciences physiques… L’exil traduit un déchirement.

« J’ai perdu ma force et ma vie, et mes amis et ma gaieté »

Alfred de Musset, extrait de Tristesse, 1840

« Tirons notre courage de notre désespoir même »

Sénèque, Questions naturelles, trad. 1861

La traditionnelle opposition entre réfugiés politiques et économiques est passée au crible : on ne badine pas avec la vie, qu’elle soit arrachée par famine ou par guerre, les deux allant souvent de conserve… Qu’est-ce que commettre un « délit de solidarité » sinon être tourné vers l’autre et faire son devoir de citoyen ? En quoi la solidarité, de l’expression latine in solidum « pour le tout », peut-elle être punie ? Peut-on ainsi punir le ciment de l’humanité ? Le 6 juillet 2018, le Conseil Constitutionnel tranche et plaide alors en faveur d’un principe de fraternité. Voici une mesure encourageante pour un État se nourrissant d’un discours politique passéiste qui se plaît à constater ce qui l’a déjà été : incapable de prévoir, il s’aveugle et s’enorgueillit de savoir quoi faire pour parer la crise des subprimes ou les guerres mondiales. On ne peut dire n’importe quoi lorsque la vie d’Hommes est en danger apprend Yann Moix à notre président. Si l’on pense, comme Saint Exupéry que « la grandeur d’un métier est avant tout d’unir les hommes », que font nos politiques ? Les envolées lyriques, et en l’occurrence macroniennes, aussi bien que la froideur de Gérard Collomb, se heurtent à une réalité brûlante, crue et nue : celle de l’urgence.

« J’accuse » !

Au dos est sobrement inscrit « Yann Moix est écrivain » mais il ne s’agit pas de littérature, sinon dans la forme. Le fond est différent. Il ne se complaît pas dans les pirouettes stylistiques mais en fait usage, au côté d’analyses crues, pour servir une cause, non pas une idée mais une idéologie, loin du politique pur et près de l’humanisme trop longtemps tu. Mettant son art au service de cet exercice il écrit « la poésie est là pour dire le présent, quand nous avons tout oublié du passé, elle re-présente ». Cet ouvrage, aux allures de long et raisonné pamphlet, porte en lui de nombreuses notions nécessaires à l’aune de débats sans autre fondement qu’une rhétorique douteuse alliée à une irrépressible peur d’un changement pourtant inévitable. Énumérations, exemples à foison, altercations, accusations servent le discours. Sans tomber dans la théorisation de la crise du vivre ensemble chère à Finkielkraut, Moix en dessine les contours suffisants pour mesurer l’ampleur des enjeux sociétaux de notre siècle.
Tourné vers un sens presque religieux de l’individu, il remet en cause ce que la doxa considère comme antinomique. Ne coïncident pas nécessairement chômage et arrivants du dehors, réalité d’adulte et enfance, décision et inévitable, politique et répression, sécurité et entre-soi. D’ailleurs, quitte à épouser l’économie de marché, pourquoi ne pas écouter Henry Ford lorsqu’il affirme que « se réunir est un début, rester ensemble un progrès, travailler ensemble est une réussite » ?
« Ici commence la maison glaciale où la rotondité de la terre n’est plus qu’un mot » Benjamin Péret (cité dans Dehors)

L’Europe est analysée : sa législation, ses accords migratoires (souvent inégaux), les pratiques de répression, d’enfermement « dehors », d’examens médicaux (ici les os parlent, non les Hommes), de déportation, de démantèlement sont décrites. Car Moix, l’intellectuel polémiste et polémique que l’on connait pour ses frasques dans ONPC, celui-là même, est allé à Calais, écrire en un mois et demi 364 pages d’indignation raisonnée et progressiste. On ne peut que ressentir l’urgence de celui qui en 2013 publiait près de 1200 pages pour sa Naissance et se met désormais à écrire pour et sur les autres en si peu de temps. Sa plume et son acidité caractéristiques servent, cette fois-ci, une autre cause que la sienne : témoin d’un douloureux constat, l’écrivain endosse la symbolique fonction de l’intellectuel comme voix d’opposition. Il dialogue avec les exilés dont il reprendra les mots, les témoignages et la fureur de vivre dans un pathos nécessaire. En citoyen plus qu’en journaliste, il rapporte les événements, les enlèvements, les démantèlements, l’écartèlement des cœurs et des corps des martyrs modernes, ces étranges étrangers qu’il nous faudrait considérer comme une fin selon la belle idée kantienne…

« Plus animal que l’animal
L’Homme s’habitue c’est son mot
Se solitarise en douceur
Dans le ciment froid de l’horreur
De vivre les uns sur les autres
Ce que les chiens ne voudraient pas »

Georges Perros, Une Vie Ordinaire, 1967

Ode humaniste et appel à la révolte

« Peut-être l’humanité me gardait-il encore un retour de bonheur dont l’espoir est perdu »
Alphonse de Lamartine (extrait de L’Automne, Méditations Poétiques, 1820)

 

« Je peux être changée par ce qui m’arrive. Mais je refuse d’être diminuée à cause de ça »,
Maya Angelou

Accusé de profiter du sujet pour exercer son style et faire une nouvelle fois polémique, nous répondrons qu’il y a peut-être erreur sur la forme mais en aucun cas sur le fond. Il est vrai que le volume et le prix du manuscrit peuvent décourager plus d’un lecteur, et que la réputation de l’auteur peut jouer en sa défaveur mais sa lecture s’avère salutaire. Les notions d’Etat, de gouvernement, d’humanisme, les figures du martyr, du tyran et du citoyen dépeintes ici dépassent la seule question des politiques migratoires.
Agir est le maître mot : agir non pas en réprimant à tout prix, mais agir pour des effets à long terme. Evidemment, cela s’avère difficile face à des élections au temps court et à des médias apologues de l’instantané et de la polémique stérile. Dans une telle situation, il s’agit de saisir les citoyens, révoltés présentement par l’essence, pour les faire réagir sur des questions plus structurelles et solidaires qu’immédiates et individualistes : les gilets jaunes ne sauraient être, à l’instar des bonnets rouges, les cocardes du XXIème siècle. Chaque cause peut, bien-sûr, être défendue mais les constellations de petites révoltes et les faits polémiques quotidiens obscurcissent et renforcent le nœud gordien sociétal : où regarder pour voir l’avenir ? Vers la préservation à tout prix d’un pouvoir (politique ou d’achat), d’une vision surannée de la souveraineté, ou vers un avenir commun, où les erreurs passées pourront cesser d’être hypocritement décriées pour enfin disparaître ?
À cet ouvrage et à son auteur, vous répondrez sûrement, que ces coups d’éclats ont eu de considérables conséquences sur les effectifs de police qui, souvent épinglés dans le texte, se sentent bafoués et souillés parfois jusqu’à malheureusement commettre l’irréparable comme Maggy Biskupski. Mais en lisant, et en considérant les frasques médiatiques comme favorisées par les micros et les caméras, Moix ne condamne pas les policiers, sinon quelques-uns violents à outrance et souligne combien les ordres, en contradiction avec leur vocation initiale, peuvent conduire à des situations de malaise profond… En cette fin d’année, il ne fait aucun doute que Moix flanqué d’un gilet jaune (et pourquoi pas d’un bonnet rouge) eut été le parfait déguisement politisé mais ne voir dans ce type d’ouvrage qu’un coup d’éclat médiatique et qu’une pique politique n’a aucune portée. Il faut rendre le papier vivant : rien ne bougera tant que chacun ne se sentira pas concerné, affecté ou lié au désastre migratoire qui cache une crise humaniste et solidaire, l’accroissement des murs et des périls en mer.
Dehors, c’est là où sont à la fois les exilés et la place des politiques déshumanisantes et assassines.

Lisa Gnaedig

Sources :
-Dehors, Yann Moix, Grasset, 2018 (Je vous le prêterais avec grand plaisir, contactez-moi !)
-Exposition « Persona Grata », Musée de l’Immigration, Palais de la Porte Dorée

Crédits Photos :
Toutes les photos ont été prises par Lisa Gnaedig

 

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