Le Père Noël, ordure ou chic type ?
Si je vous dis dinde, sapin et cadeaux, vous me répondez… Noël. Il y a deux semaines, nous avons célébré le réveillon, de notre plein gré ou non. Les décorations plus ou moins lumineuses, les 130 millions de publications Instagram mentionnant le hashtag #Christmas, les tonnes de publicités vantant les mérites de toute une farandole de produits en témoignent…
Mais aujourd’hui, Noël n’a plus la côte. La fête est accusée d’être devenue trop commerciale, vide de sens, poussant à la consommation de masse et ayant perdu sa magie légendaire…
Quoi de mieux que le témoignage de Marie Lopez herself, influenceuse qui faisait jusqu’à présent la promotion de toutes sortes de produits sous le pseudo « EnjoyPhoenix » ? Sur un de ses posts Instagram, elle avoue : « j’ai eu du mal à me mettre dans l’ambiance des fêtes cette année ».
Alors, le Père Noël, une ordure démasquée par tous ? Dans ce cas-là, pourquoi continuons-nous tous à célébrer Noël ? Cette fête peut-elle être appréhendée uniquement d’un point de vue commercial ?
« Conserver l’esprit de Noël » sans le questionner : une impasse pour les marques
Si Noël est qualifié de fête universelle, le doute à son égard l’est tout autant. Les critiques fusent de tout part, et pour cause : l’aspect commercial de Noël est aujourd’hui omniprésent et prépondérant. Dans son article « Noël à Trinidad ou l’« alter-matérialisme » », Daniel Miller, anthropologue britannique, évoque une véritable « course aux achats » révélatrice d’un « consumérisme orgiaque ». Il continue :
« Tout se passe comme si le capitalisme ou le marché étaient porteurs d’une pression telle que nous nous sentons obligé de passer plusieurs semaines à faire du coude à coude dans des centres commerciaux bondés et à nous ronger les sangs immédiatement après nous être finalement décidé pour un cadeau que le parent à qui il est destiné va sans doute détester. »
En conséquence, l’économie circulaire gagne du terrain : de plus en plus de consommateurs rechignent à acheter pour acheter, et préfère ainsi limiter l’achat pour privilégier le recyclage.
Face à un tel revirement, les marques ont rattrapé (ou bien tenté de rattraper) le coche. Au programme : revalorisation de la tradition de Noël et les valeurs que la fête est censée incarner : amour, générosité, famille… Les réseaux sociaux ont constitué le nerf de cette guerre, en leur qualité de proximité avec les consommateurs et de diffusion massive. Jouer sur la corde sentimentale est toujours un pari gagnant à Noël.
C’est ce que Martyne Perrot, sociologue au CNRS, appelle la « consommation sentimentale ». Les cadeaux incarnent selon elle le moment clé de Noël, puisqu’il permet de « rendre les liens visibles », montrer à tous les membres de la famille les efforts faits pour satisfaire les désirs des uns et des autres. La consommation d’achat de ces cadeaux constitue un « sacrifice annuellement renouvelé sur l’autel de la famille ».
Les marques de chocolatiers ont joué la carte de l’intime et de la famille. Ainsi, le géant Lindt, partenaire officiel des Golden Globes Awards qui ont eu lieu il y a quelques jours, a mis l’accent sur la personnalisation avec son produit « Ours Lindt ». En effet, les amateurs de chocolat ont eu la possibilité d’inscrire le prénom de leur choix sur le ruban de l’emballage de la confiserie. Un geste qui permet de rendre unique un produit industrialisé en masse.
Mais cette stratégie est loin de séduire les consommateurs ; malgré l’idée innovante qu’il présentait, ce post a atteint seulement 54 vues sur Facebook.
Alors il est clair qu’aujourd’hui, jouer à recréer l’esprit de Noël ne suffit plus. D’ailleurs, certaines marques elles-mêmes semblent ne plus y croire, voire empêcher quiconque d’y croire. C’est le cas d’un employé de Cdiscount qui a glissé un message plutôt curieux dans une maison Playmobil commandée sur Internet : « Le Père Noël n’existe pas – Cheh ! ». Un bad buzz pour l’enseigne et un manque de crédibilité notoire.
Le Père Noël est une figure profondément ancrée dans nos mœurs
Ce fait divers soulève un point intéressant. En effet, cette information a suscité colère, incompréhension, choc… Pourtant ce mot ne fait que nier l’existence d’un personnage fictif. Alors, pourquoi une telle attaque envers le Père Noël émeut tant ?
Cette anecdote est semblable à un autre événement survenu en 1951. Dans l’après-midi du 23 décembre de cette année-là, le clergé a fait brûler le Père Noël dans une mise en scène spectaculaire sur le parvis de la cathédrale de Dijon. Ce geste a fait scandale, y compris au sein de la communauté catholique.
Lévi-Strauss s’est penché sur ce curieux phénomène dans un article passionnant, « Le Père Noël supplicié ». Il explique que cette violente exécution du Père Noël par l’Église avait un but : dénoncer l’importance croissante accordée par les familles et les commerçants au Père Noël. La Fête de la Nativité aurait subi une « paganisation » condamnable. Cet acte est synonyme d’un divorce entre l’opinion publique et l’Église, et représente une « manifestation symptomatique d’une très rapide évolution des mœurs et des croyances ».
Lévi-Strauss s’interroge donc : comment s’est initiée une telle évolution ? Pourquoi le personnage du Père Noël se développe-t-il, et ce au point d’en inquiéter l’Église ?
En réalité, ce rituel de Noël ne se résume pas à une simple période d’achats compulsifs. Certes, l’influence des États-Unis lors du plan Marshall a été décisive. Mais cet aspect actuel très commercial de Noël n’est que le pan le plus moderne de l’histoire de Noël, aussi durable soit-il. Noël n’est pas qu’une fête ponctuelle ; elle est avant tout cyclique, c’est un « rituel » qui a connu des apogées et des déclins.
Par cette dimension cyclique, Noël joue un rôle de rite de passage et d’initiation. D’une part, il divise le monde entre deux générations, adultes et enfants. Les adultes sont ceux qui ne croient pas au Père Noël tandis que les enfants y croient ; le rite de passage, c’est ce moment douloureux où nous avons tous appris que le Père Noël n’existait pas.
D’autre part, même si les adultes ne croient pas au Père Noël, ils s’évertuent à transmettre cette croyance à leurs enfants. Pourquoi un tel effort, qui sera forcément vain lorsque l’enfant apprendra la vérité ? Parce que faire croire au Père Noël, c’est faire croire à des valeurs : une forme de générosité désintéressée, mais aussi faire croire à un au-delà, et donc faire croire à la vie, malgré l’existence de la mort dans notre société.
Ainsi, on peut légitimement qualifier le Père Noël d’ordure aujourd’hui. Néanmoins, la figure du Père Noël existe depuis bien plus longtemps que l’on le croit. Elle est simplement polymorphe, et le Père Noël et sa fête pourraient bien encore évoluer avec le temps. Quant à la signification qu’elle revêt, elle est sociologique, ethnologique, ce qui fait d’elle une composante essentielle de nos mœurs passées, actuelles et futures.
SOURCES :
Articles :
LÉVI-STRAUSS Claude, « Le Père Noël supplicié », Les Temps Modernes, n°77, 1952
PERROT Martyne, « NOËL : Un observatoire de la famille », Le Journal des Psychologues, n°243, 2006
MILLER, Daniel, « Noël à Trinidad ou l’ « alter-matérialisme », Communications, n°77, 2005 – traduction de DEZALAY Sarah
DE SAINT RIQUIER Olivier, « À Montescourt, une fillette retrouve une curieuse lettre en ouvrant son cadeau de Noël », L’Aisne, 26/12/2018
MAURICE Cyrielle, « E-commerce : 87% des cyberacheteurs prépareront Noël sur Internet », Blog du Modérateur, 28/11/2018
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