Vers un Green Luxury ? Les maisons de luxe face aux problématiques écologiques contemporaines.
Alors que vous vous rendiez aux Galeries Lafayette du Boulevard Haussmann pour vous faire transporter par la magie de Noël et admirer cet énorme sapin dont la décoration, soyons honnêtes, se dégrade d’années en années ; vous vous perdez au milieu de la foule grouillante quand, soudainement, votre regard se pose sur un étrange panneau « [RE]Store » : mais qu’est-ce ?
Depuis septembre 2021, les Galeries Lafayette se sont associées avec différentes friperies et magasins vintages pour proposer à ses clients de déposer des biens de luxe et d’en racheter à un prix plus abordable. Cherchant ainsi à proposer un modèle plus responsable et plus durable, les Galeries Lafayette introduisent dans leur magasin un concept aux apparences oxymorique : la seconde main de luxe.
On présente souvent le luxe comme antagoniste du développement durable, une forme de consommation démesurée et égoïste qui ne chercherait qu’à combler les intérêts propres du client ; pourtant, ces industries fondent leurs productions sur des matières premières rares et de haute qualité, ce qui implique un nécessaire respect de l’environnement. On voit en effet se multiplier les programmes à visée écologique au sein des groupes : « EP&L » pour Kering, « LIFE360 » pour LVMH ou encore « Mission 1 degré 5 » pour Chanel. Ces géants du luxe cherchent à promouvoir de nouveaux modèles de production qui limiteraient l’impact des industries : à savoir que l’industrie de la mode est responsable d’environ 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (ElleMacarthurFoundation). Une autre dimension économique s’ajoute à celle des matières premières : le client. D’après une étude de Boston Consulting Group, 64% des futurs consommateurs du luxe issus de la génération Z veulent des entreprises engagées écologiquement, ce qui pousse d’autant plus les marques à s’investir sur cette voie là. La GenZ ne représente que 8% des clients du marché du luxe aujourd’hui, mais elle devrait représenter, d’ici 2030, un tiers de ses clients. Une forme d’interdépendance entre la dimension économique et sociétale des marques émerge ainsi. On insiste alors davantage sur la demande de responsabilité qui les vise et elles se retrouvent à dépasser leurs promesses commerciales pour s’associer à des promesses sociétales ou politiques (Heilbrunn, 2005). Les produits de luxe servent bien souvent de modèles industriels pour les autres industries — on constate notamment que la Fast Fashion tend à s’inspirer des industries de la mode du luxe — ainsi un luxe tourné vers le développement durable peut ouvrir la voie à des produits de masse plus durables à grande échelle (Kunz, May & Schmidt, 2020) : on assiste, au cours des dernières années, à l’apparition de nouveaux modèles de consommation davantage tournés vers le vers, ce qui laisse présager un changement — ou du moins une avancée — des paradigmes actuels de consommations.
La seconde main de luxe : un marché en plein essor.
D’après une étude de BCG, le marché de la seconde main dans le monde serait évalué entre 100 et 120 milliards de dollars, avec une augmentation annuelle comprise entre 20 et 30% : un marché qui plait de plus en plus aux consommateurs au vue des circonstances écologiques actuelles. Il faut aussi prendre en considération l’influence grandissante d’une théorie de l’économie circulaire ces dernières décennies. Le luxe ne déroge pas à la règle, en effet l’intérêt pour le marché de la seconde main du secteur se constate à travers l’évolution du marché. En 2021, le marché du luxe de seconde main représente 33 milliards de dollars : même si ce chiffre paraît dérisoire face au 350 milliards de dollars que représente le marché global du luxe, le marché de la seconde main se développe bien plus que le marché du luxe classique depuis 2017 (+12% pour le luxe classique contre +65% pour le marché de seconde main).
Cette extension de marché permet aux jeunes générations de découvrir le marché du luxe de plus en plus tôt — les clients de la GenZ réalisent leur premier achat de luxe à 15 ans environ, contre 25 pour les Millenials — et en 2022, 70% des acheteurs d’occasion réalisent leur premier achat luxe via la seconde main (BCG, 2022). Le luxe vient également toucher du doigt de nouveaux segments de marché grâce à cette nouvelle manière de consommer. La mise en circulation des produits de luxe à des prix premiums mais plus abordables permet à de nouveaux clients de devenir acheteur de la marque ou même de lutter face à une hésitation d’achat. En effet, d’après Adot et CMI Media, 82% des acheteurs de luxe de seconde main n’auraient pas acheté le produit neuf.
On peut postuler que l’intégration de la seconde main à un marché qui se veut « supérieur » et en dehors de la consommation « classique » pourrait venir entacher l’image du luxe. Cependant, cette nouvelle possibilité de consommation implique tout de même le développement de nouveaux leviers d’intérêts auprès des différents clients des marques. Le vintage et la seconde main dessinent progressivement leurs propres lettres de noblesse en s’imposant sur des marchés fermés et compétitifs qui, pourtant, viennent valoriser ces types de consommation et renforcent leur influence dans l’espace social. À cela s’ajoute une nouvelle dimension de valeur ajoutée avec la tendance vintage mais surtout les notions de pre-owned = pre-loved (Prandelli, 2022). La vie antérieure du produit vient le marquer du sceau de la désirabilité et d’une valorisation socio-culturelle. En plus de s’inscrire dans une sorte de patrimoine historique de la culture globale de la consommation — d’un patrimoine artistique même dans certains secteurs comme la mode ou les arts de vivre — le produit de consommation arbore une nouvelle dimension de subjectivation en lui conférant une histoire propre.
La seconde main de luxe devient un marché à part entière influent avec l’émergence de plateformes dédiées reconnues comme Monogram Paris, Vestiaire Collective ou encore Collector Square qui sont devenues des références dans le domaine — une influence telle que certaines maisons n’hésitent pas à faire des partenariats avec ces dernières. On évoquera volontiers le partenariat entre la maison Alexander McQueen et la plateforme Vestiaire Collective avec le programme « Brand Approved » lancé en février 2021. La marque propose à ses clients de reprendre les pièces déjà portées, de les authentifier et d’en fixer le prix de vente sur la plateforme. En échange, ces derniers reçoivent un bon d’achat pour une pièce des nouvelles collections de la maison. Justement, la question d’authentification des produits de seconde main pose un réel problème, c’est notamment en réponse à cela — et pour des raisons évidemment économiques — que les marques décident de mettre en place leurs propres plateformes de revente. L’un des premiers projets de ce type est la plateforme Encore de la célèbre marque Oscar de la Renta : en authentifiant et remettant à neuf les vêtements vintages, cela permet à la marque d’exercer un contrôle total sur la vente de seconde main en ligne, mais aussi de reprendre la propriété des articles longtemps après leur achat initial. On peut également citer la création de Gucci Vault, un concept store en ligne qui propose une sélection de créations de designers émergents et de pièces Gucci vintage restaurées, choisies directement par Alessandro Michele, ancien directeur de la création de la maison italienne.
La location de luxe : un glissement vers une consommation de luxe moins individualiste.
La notion de pay-per-use liée à la consommation par location vient modifier la norme de propriété intrinsèque à la consommation de masse : par le biais de ce nouveau schéma de consommation, le luxe peut progressivement éduquer ses clients à la consommation durable tout en élargissant sa part de demande. L’introduction de la location dans le marché du luxe est un véritable parti pris, à double tranchant : si la possibilité de passer par la location augmente le sentiment de malhonnêteté lié à l’achat dans un contexte de conscience environnementale accrue, cela peut à la fois favoriser l’utilisation de cette nouvelle option, mais également rebuter certains clients à l’achat — sans oublier qu’un tel système de consommation peut nuire aux sentiments d’exclusivité et de premiumisation associés au luxe.
Cette nouvelle alternative pourrait néanmoins agir de la même façon que la seconde main en permettant aux marques d’exploiter de nouveaux segments de consommateurs — notamment en attirant des clients moins aisés ou plus soucieux de l’environnement. À l’accompagnement et l’expérience-client hors-norme qu’offre l’achat dans les magasins de luxe « classiques », se substitue une expérience moins guidée qui permet tout de même une plus grande accessibilité. Cette alternative permettrait également d’offrir un nouveau débouché aux articles les plus audacieux de certaines de leurs collections (Prandelli, 2022).
Il existe plusieurs plateformes de locations de luxe, notamment Rent the Runway ou encore InstantLuxe qui proposent de louer ponctuellement ou sur la base d’abonnements mensuels des vêtements de grandes marques. Les mentalités progressent dans ce sens puisque l’on constate déjà en 2019, un partenariat entre la plateforme Armarium — qui n’existe plus aujourd’hui — et Le Bon Marché avec la création d’une boutique éphémère de location de vêtements de luxe. Ainsi la culture du pay-per-use s’immisce-t-elle progressivement au sein du groupe LVMH?. D’autre part, en 2021, le groupe Kering investi plus de 2,5 millions de livres dans le magasin de location Cocoon décidant de se renouveler et de prendre part à ce nouveau système de consommation. Enfin, tout comme pour les plateformes de seconde main, les marques investissent elles-mêmes ce nouveau champ de possibilités avec notamment « The Lauren Look », lancée par Ralph Lauren qui propose à ses clients de louer une dizaine de produits pour une centaine de dollars par mois. D’après Patrice Louvet, président et PDG de la marque, cela ajoute également une nouvelle dimension à l’expérience client puisque la plateforme « offre l’occasion de générer un retour d’information direct et une compréhension plus approfondie des attentes et envies du consommateur ».
La personnalisation : une alternative plus douce ?
On tend à présenter la personnalisation comme un pas progressif vers une consommation plus durable (Prandelli, 2022) puisqu’elle permettrait d’éviter toute possibilité de surproduction ou de gaspillage car le produit est créé sur demande. La personnalisation, contrairement à la seconde main ou à la location, éviterait également de faire un détour par une image d’un luxe « bradé » à moindre prix — en somme les aspects premium et exclusif que sous-tendent un produit de luxe ne seraient pas affectés par ce type de consommation.
Cependant, les marques devraient trouver un juste équilibre dans la stratégie de personnalisation et la part de liberté qui est laissée au futur client. L’achat de produit de luxe est bien souvent guidé par la part de « personnalité » que l’on donne à la marque — on achète du Chanel pour son chic intemporel, du Balanciaga pour son côté subversif — venir diluer la sémiotique de marque avec un nouvel agencement de signes totalement pensé par le client aurait un risque élevé d’impact négatif sur son potentiel de signalisation (Page, Prandelli, Schreier, Hieke, 2020).
Ainsi, si la personnalisation apparaît comme une attaque moins violente à « l’aura » des marques de luxe et à leurs éléments caractéristiques — comme son aspect premium et exclusif — il semble pourtant qu’un détour par le développement de plateformes de seconde main ou de location soit davantage pertinent à l’heure actuelle. Si les prix de ces produits sont certes soumis à une baisse plus ou moins conséquente, la possibilité de toucher de nouveaux segments de consommateurs vient contrebalancer cet aspect négatif d’un changement de consommation. D’autre part, la sémiotique des marques en serait bien moins fragilisée qu’avec un détour par la personnalisation et cela pourrait même venir nourrir le nouvel axe narratologique privilégié par les marques contemporaines : des marques responsables, à l’écoute des problèmes de société et de leurs consommateurs.
Si le sujet vous intéresse, n’hésitez pas à aller jeter un coup d’œil à l’article « La tendance de l’upcycling : une nouvelle pratique de mode plus responsable ? » co-écrit par Albane Gaigneron de Marolles et Clarisse Lozé sur le LinkedIn de La Commode !
Nicolas Silvan
Bibliographie :
B. Heilbrunn, « Le marquéthique : de l’improbable et nécessaire gouvernement éthiques des marques » in Actes du congrès international sur les tendances en marketing, 2005.
E. Prandelli, « I nuovi paradigmi della customer experience: il settore della moda » in Manager del Futuro, Ed. E. Baglieri, 2022, pp.109-121.
M. C. Page, E. Prandelli, M. Schreier, S. Hieke, « Customization in luxury brands : can Valentino get personal ? » in Journal of marketing research, 2020, pp.937-947.
G. Ménage, « En route vers un luxe éco-responsable ? L’industrie fait sa révolution durable. » in Forbes France. 2022 : https://www.forbes.fr/luxe/en-route-vers-un-luxe-eco-responsable-lindustrie-fait-sa-revolution-durable/
J. Kunz, S. May & H.J. Schmidt, « Sustainable luxury: current status and perspectives for future research. » in Bus Res, 2020.
X. Laffont, « Le luxe de seconde main, un marché en plein essor » in Challenges, 2022 : https://www.challenges.fr/conso-et-luxe/le-luxe-de-seconde-main-un-marche-en-plein-essor_804592
« Secondhand Luxury Goods : A First-Rate Strategic Opportunity » in Bain, 2022 : https://www.bain.com/insights/secondhand-luxury-goods-a-first-rate-strategic-opportunity-snap-chart/
A. Cheng, « Luxury Brands Are (Finally) Tapping Into Resale — What Does That Mean for the Secondhand Market ? » in Fashionista, 2022 : https://fashionista.com/2022/02/luxury-brands-clothes-resale-secondhand-market
N. Mira, « Is renting the future for fashion and luxury ? » in FashionNetwork UK, 2018 : https://uk.fashionnetwork.com/news/Is-renting-the-future-for-fashion-and-luxury-,962146.html
Illustration : ©Nicolas Silvan