Société

Shame on you : Comment la honte façonne-t-elle nos sociétés ?

Cette semaine découvrez le premier article gagnant du concours FastNCurious 2025 sur le thème de « La Honte » …

La honte est définie par le CNRTL comme un sentiment de pénible humiliation qu’on éprouve en  prenant conscience de son infériorité, de son imperfection (vis-à-vis de quelqu’un ou de quelque  chose). Elle est souvent perçue comme un sentiment négatif, intime et paralysant. La définition le  démontre, la honte est personnelle. Pourtant, en 2018, c’est cette honte qui a poussé toute une  nation, l’Afrique du Sud, à éviter une catastrophe lors de la crise de l’eau. La honte peut-elle,  alors, être moteur de changement collectif comme le démontrerait la crise du « Jour Zéro » ?  

Depuis 2016, l’Afrique du Sud faisait face à une crise hydrique grandissante. Début 2018, les  projections sont unanimes : si le niveau de consommation d’eau douce ne baisse pas, le pays  n’aura plus d’eau courante avant la fin de l’été austral. 

Le gouvernement durcit alors drastiquement les restrictions en limitant la consommation à 50  litres par habitant, le minimum recommandé par l’OMS. Grâce à de très nombreuses campagnes  de sensibilisation, un élan collectif prend rapidement forme. Officiellement, le gouvernement  recommande de ne tirer la chasse qu’en cas de « grosse commission », limiter les douches à  deux minutes, il ira même jusqu’à sponsoriser un album comprenant uniquement des titres  populaires réduits à une durée de deux minutes pour encourager les consommateurs à limiter leur  temps de toilette. Les lessives et les boissons seront même limitées.  

Une conscience collective s’éveille, et, progressivement, une pression sociale s’installe : respecter  les quotas devient la norme et les individus qui ne les respecteraient pas sont pointés du doigt,  couverts de honte. Ces changements de comportement ont permis à l’Afrique du Sud de ne pas  subir la coupure totale d’eau en 2018. 

Pourtant, le CNRTL définit la honte comme un sentiment négatif et personnel. Comment expliquer  alors qu’elle puisse devenir un outil collectif de perfectionnement social ? La différence ne  résiderait-elle pas dans la conception culturelle que nous en avons ? 

En anglais, la honte se dit shame, définie par Cambridge comme « a feeling of guilt and  embarrassment ». Mais shame est aussi un verbe : « to shame someone », signifiant « couvrir  quelqu’un de honte ». Dès lors, dans les sociétés anglophones, la honte est moins personnelle : le  lien direct entre le sentiment et l’action en fait un outil social plus explicite. Aujourd’hui, cette  logique se manifeste par le phénomène omniprésent du shaming : fat shaming, green shaming,  etc., une dénonciation publique qui façonne de nouveaux comportements, qu’ils soient positifs ou  négatifs. 

Cela s’est traduit, très récemment, par des autocollants « I bought this before Elon went crazy »  (« J’ai acheté cela avant que Elon [Musk] devienne fou ») sur de nombreuses voitures Tesla. Par ce  simple message, leurs propriétaires cherchent à éviter un potentiel public shaming. Dans les sociétés francophones, notamment en France, la honte fonctionne différemment. L’idée  de « couvrir quelqu’un de honte » est souvent plus diffuse, souvent remplacée par l’ironie, la  moquerie ou la caricature. Mais avec l’essor des réseaux sociaux, le concept de shaming s’y  installe progressivement, adoptant une posture davantage militante. On l’observe notamment à  travers les publications jaunes de Raphaël Glucksmann, qui désignent publiquement des figures  ou institutions comme responsables de certains faits, amplifiant ainsi la pression sociale  collective. 

Si dénoncer un comportement peut forcer à le questionner, le shaming provoque-t-il  inévitablement un changement ?  

Si le shaming changeait efficacement les comportements, un simple regard désapprobateur  suffirait, pour un fumeur, à quitter le tabagisme. Pourtant, les campagnes anti-tabac s’appuient  sur la prévention, l’accompagnement ou même la peur, jamais sur la honte. C’est là tout le  paradoxe du shaming : pointer du doigt un comportement ne signifie pas aider à le corriger.  

Que se passe-t-il lorsque la honte ne s’accompagne d’aucune alternative viable ? Prenons  l’exemple du fast fashion shaming : dénoncer les conditions de production de marques comme  Shein et Zara peut sembler moralement juste. Pourtant, cette démarche occulte une réalité socio économique fondamentale : tous les individus n’ont pas accès aux mêmes ressources, qu’il  s’agisse de moyens financiers ou d’accès à l’information.

Lorsque le shaming ne cible pas uniquement les entreprises mais aussi les consommateurs, pour  inciter à un boycott notamment, sans pour autant proposer d’alternative, il risque de stigmatiser  des individus déjà en difficulté. Quand un comportement est dicté par des contraintes réelles et  qu’aucune solution ne semble envisageable, la honte ne corrige rien : elle ne fait que renforcer la  disqualification sociale. Dans ces conditions, elle devient un poids supplémentaire, non plus un  levier de transformation, mais un facteur d’exclusion qui éloigne encore davantage l’individu de  tout potentiel changement positif. 

Si la honte peut inciter au changement, elle peut devenir oppressante et contre-productive si elle  n’offre pas d’alternative au comportement problématique. À l’ère numérique, le shaming se  propage plus rapidement que jamais. Mais si cet outil est désormais à la portée de tous, qu’en  est-il des motivations et de la légitimité de ceux qui l’exercent ? 

Eva Molinari

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