Storytelling : méthode de construction du héros pour les nuls
Il ne fait aucun doute que la sphère politique a subi de nombreuses transformations au cours des dernières années, en France tout particulièrement. Certains de ces changements relèvent de l’évolution des institutions politiques et du recrutement du personnel politique lui-même, mais les changements les plus importants tiennent davantage à la « médiatisation de la vie politique ». Cela renvoie à l’utilisation intensive et régulière par la classe politique de tous les supports médiatiques : presse, radio, télévision et plus récemment Internet ainsi qu’à l’importance croissante donnée à l’opinion publique. Bien que le politique ne se résume pas à l’art de communiquer, il n’en demeure pas moins vrai que beaucoup de décisions prises par les gouvernants sont aujourd’hui tributaires de la manière dont les médias vont les commenter. La relation entre médias et vie politique constitue donc un facteur majeur de la compréhension des enjeux liés à l’évolution des démocraties contemporaines.
Désormais, presque tout peut être dit et montré dans l’espace public et ce, sans aucune limite éthique. Un brouillage des limites entre vie privée et publique s’est instauré et est devenu constitutif de la réalité du champ politique.
Ainsi, lorsqu’en 2011, le publicitaire Marcel Botton publie un ouvrage titré Les hommes politiques sont-ils des marques comme les autres, il montre que le pouvoir ne cesse de faire campagne pour promouvoir son action en usant des nouveaux outils de communication et des stratégies de marketing politique venus des Etats-Unis. La politique, écrit-il, n’est pas une question d’idées mais une affaire de personnalités, de produits calibrés pour un marché bien précis. En effet, le « marketing politique » est l’une de ces stratégies qui consiste à transposer au monde politique des outils utilisés en publicité. Il s’agit ici de traiter le politique comme un produit économique où la création d’un imaginaire collectif autour de l’entité promue a pour but de servir certains intérêts, qu’ils soient électoraux, commerciaux ou corporate. On relève l’inclinaison du monde politique à la mise en scène et sa volonté d’occuper le terrain plus que d’avoir une bonne raison de le faire.
« Faire de la politique, et en particulier gouverner, ce n’est pas seulement « faire », mais c’est aussi « faire savoir » que l’on fait et « faire croire » que l’on fait bien » écrit Grégory Derville dans Le pouvoir des médias, mythes et réalités. Pour y parvenir, les pionniers en France, Jacques Séguéla et Jacques Pilhan – tous deux publicitaires et associés du groupe Havas et contributeurs des victoires successives à la présidence de François Mitterrand (en 1981 puis en 1988) et de Jacques Chirac (1995) – ont démontré la redoutable efficacité de ces techniques.
Ces hommes de l’ombre ont martelé la nécessité de construire une image politique cohérente, contée sous forme de mise en perspective narrative de la vie personnelle : le storytelling. Ce procédé entend faire d’un homme politique le héros d’une Nation en théâtralisant son intimité pour la rendre attractive en vue de créer une relation de proximité effective avec ses électeurs, en somme : allier l’émotion à la raison pour susciter l’adhésion. « Le héros doit donc étonner, apparaître là où on ne l’attendait pas, proférer la devise qui étonne ou l’injure qui tétanise, et bien entendu vaincre. Homme seul au départ, il doit capitaliser les soutiens, faire revivre des entreprises, des villages ou des banlieues, apporter le succès là où ne régnaient que misère et désespoir » résume Jean-Paul Gourevitch, dans L’image en politique. Son appartenance physique, son histoire, son entourage sont autant de manières, non pas de de donner du fond à une candidature à l’exercice de fonctions politiques, mais de prononcer des messages publicitaires spécifiques.
La « spectacularisation » de l’action politique
Le storytelling apparait donc comme étant la forme moderne du récit des anciens à l’heure du primat de l’émotion et de la télévision. Cette technique venue des Etats-Unis consiste en la construction d’une mise en fiction de la réalité en faisant part d’anecdotes personnelles ou d’expériences vécues pour se rapprocher au plus près de la « vraie vie des gens ».
Il s’agit de raconter l’histoire de l’homme politique qui souhaite se mettre en scène pour humaniser son discours et faire place à l’émotionnel plutôt qu’au factuel. Cette vision infantilisante, presque régressive du politique, vise à endormir ou à mystifier des citoyens ainsi transformés en grands enfants.
Cette élaboration de la figure « héroïquo-charismatique » du politique suit la construction classique du conte pour enfants comme ne manque pas de le souligner le mythologue spécialiste des marques, Georges Lewi. Pour lui, chaque conte et légende se forme sur un triptyque de base auquel le storytelling politique renvoie :
– L’édification d’un personnage principal qui se pose en héros chargé d’accomplir les missions dont il se sent investi ;
– Des opposants et des obstacles qui viendront glorifier sa réussite si notre héros politique arrive à les surmonter ;
– Des éléments annexes qui permettront au héros supposé de pouvoir s’imposer comme tel en réussissant ses missions et en se glorifiant de ses victoires.
Si l’authenticité absolue n’existe pas avec le storytelling politique, il ne s’agit pas non plus de malhonnêteté anticipée. Il convient en effet de feindre la transparence et de donner à voir certains pans d’une histoire personnelle en la mettant en scène à travers une narration réfléchie. Par la suite, la sélection et la transformation de quelques aspects de la vie personnelle viendront alors parfaire les caractéristiques du héros supposé et ainsi le différencier de ses adversaires directs sur la scène politique.
Cependant, cette transformation n’est pas forcément frauduleuse, et tend simplement à recomposer des faits réels en les retravaillant de telle sorte qu’ils deviennent compréhensibles et intelligibles du plus grand nombre, dans le but de coller à la ligne politique directrice que suit l’homme politique.
La difficulté de l’exercice réside donc dans l’équilibre nécessaire entre la narration issue du réel et le risque de tromper l’auditoire en rendant trop fictionnel un récit qui en devient presque mystifié. Le storytelling doit donc se prévenir d’un écueil majeur : celui « d’entretenir l’illusion du réel ». Auquel cas, le storytelling démantèlerait l’effort de narration opéré et tendrait à décrédibiliser tant l’homme politique en question, que l’intégralité du système politique en réduisant la confiance des citoyens au néant.
L’affaire Cahuzac en est une illustration : le mensonge et la manipulation narrative qu’il a tenté d’exercer ont ébranlé la confiance des citoyens dans l’intégralité du système politique, désormais accusé de manipulation et de malhonnêteté sous-jacente et pérenne. Cela illustre l’influence néfaste de la communication sur le jeu politique, qui se matérialise à travers un brouillage de plus en plus préoccupant des frontières entre les deux.
POUR ou CONTRE l’élaboration d’une figure héroïque en politique à travers le storytelling ?
Les hommes politiques ont endossé le rôle de véritables acteurs qui s’inscrivent dans une dramaturgie et une scénographie particulière. Ils se trouvent dans une représentation constante et dans un calcul permanent de leur « façade sociale » telle que la décrit le sociologue américain de l’interactionnisme symbolique, Goffman dans La mise en scène de la vie quotidienne (1973). Le monde est un théâtre sur lequel les hommes politiques sont des acteurs. On se retrouve alors aujourd’hui face à des techniciens de la parole, soucieux de proposer des interventions calibrées en fonction de la demande des journalistes et du système de concurrence. Cela amène à une désacralisation progressive du discours politique qui prend désormais appui sur des techniques de captation du public (prédominance de l’affect, effets de pathos, effets de slogan à l’aide de certaines phrases du type « fracture sociale », « travailler plus pour gagner plus »…). Une « société du spectacle » telle que la décrit Debord s’édifie alors comme étant « le règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable, et l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui accompagnent ce règne ». En somme une société du « paraître » plutôt que de l’« être » dans laquelle la professionnalisation du politique et de l’engagement attenant, obligent à certaines prestations afin de se donner les moyens de ses ambitions.
S’il ne suffit pas seulement d’avoir la bonne histoire pour exister – celle qui fera résonner les besoins d’une société – encore faut-il que cette histoire personnelle ne vienne pas totalement parasiter la vitalité du débat politique en faisant largement primer la forme sur le fond, et en évacuant du débat public les vrais problèmes.
Le politologue français, Bernard Manin, parle de « démocratie du public », mettant en avant une mutation effective du système représentatif, qui se caractérise désormais par un électeur incertain mais informé par un système médiatique très investi quant à l’offre politique et aux enjeux qui s’y jouent.
Un public donc, mais qui n’est pas au spectacle pour regarder des héros se débattre dans l’espace public espérant s’attirer l’approbation du plus grand nombre.
Mais un public qui a désormais la possibilité de s’intéresser, de décrypter et de traquer les histoires à dormir debout qui leur sont données à écouter.
Charlotte Bavay et Cloé Bouchart
Sources :
« Epidémie de storytelling », Philippe Plassart, Le nouvel Economiste, 28 mai 2009
« Communication : un enjeu politique », Claude Baudry, L’Humanité, 13 mars 2009
Penser la communication, Dominique Wolton, Edition Flammarion, 1997
La tyrannie de la communication, Ignacio Ramonet, Edition Galilée, 1999
Les hommes politiques sont-ils des marques comme les autres, Marcel Botton, Editions du Moment, 2008
« La construction du personnage dans la presse people », Marc Lits, Communication, Vol. 27/1 | 2009, 124-138.
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