#Instafood : on en mangerait ?
« Vous savez ce qui est ennuyeux ? Faire défiler sans fin des photos de vos dîners sur Instagram ! », déclare Barack Obama face caméra sur la vidéo de ATTN.
#food, un hashtag extrêmement populaire sur Instagram
Le scrolling alimentaire sur les réseaux sociaux est un phénomène qui s’est ancré dans nos habitudes depuis quelques années. Aujourd’hui, de nombreux utilisateurs de ces plateformes passent un temps fou à poster et consulter des photos de plats en tout genre.
Le thème de la nourriture est hautement fédérateur sur Instagram. Selon Digimind, le hashtag #food comptabilise plus de 250 millions de publications sur le réseau social. Les food lovers ou foodies (tout un lexique alimentaire sur les réseaux sociaux) consomment quatre fois plus de contenus que les utilisateurs moyens…
Mais pourquoi la photo d’un plat de pâtes carbonara ou d’un tiramisu attire-t-elle tant notre attention ? Pourquoi passons-nous tant de temps à admirer des aliments que ne nous pouvons même pas goûter ?
Un défi sensoriel: substituer la vue au goût
Gustavo Gomez-Mejia écrit dans Fragments sur le partage photographique que le « partage » de contenus numériques est un « fait social devenu tout à fait courant ». Cependant, il note une difficulté dans cette démarche : reconnaître dans ces contenus numériques « d’authentiques instants de vie ».
Le cheeseburger sur lequel vous salivez dans votre feed est là, sous vos yeux, il tient sur l’écran du portable, bien au chaud dans la main. Mais vous ne pouvez le toucher, le sentir ou le goûter.
En partageant cette photo culinaire, on supprime trois de nos sens pour n’en faire primer qu’un seul : la vue.
Sur Instagram, il s’agirait donc plutôt d’yeux que de bouches à nourrir.Le cheeseburger d’un compte Instagram spécialisé en “junk food”, “Junkfood daily”.
La nouvelle esthétique numérique de la nourriture
André Guthert parle dans L’image partagée de la fracture entre photographes amateurs et professionnels. Selon lui, les amateurs explorent de nouveaux usages de la photographie.
Sur Instagram, ces amateurs explorent en effet de nouvelles possibilités en s’improvisant esthètes. Un plat publié par Fitness Meals, compte Instagram dédié aux recettes healthy ; une minutieuse organisation de l’espace
Il s’agit de saisir le potentiel esthétique de la nourriture puis de l’idéaliser. Les plats sont mis en scène, parfaitement éclairés, pris sous leur meilleur angle…
Il y a même des commandements à respecter, comme celui d’un ami de Rachel Sugar, journaliste chez The Vox : « Les Fusilli ne sont pas des pâtes « instagrammables » ». Attention, c’est du sérieux.
De l’autre côté de l’écran, un jeu de parade
Dans « Le partage photographique », mesdames Escande-Gauquié et Jeanne-Perrier actualisent l’approche barthésienne de la photographie. Selon Barthes, la photographie signifie « ça-a-été ».
Aujourd’hui, une photographie ne relève plus du passé, mais du présent. Le « ça-a-vécu » est remplacé par le in situ, hic et nunc, « en situation, ici et maintenant ».
On peut même aller plus loin : la photographie culinaire sur Instagram évoque un futur très proche : ce plat va être mangé, c’est un futur “ça-a-été ».
Le but est donc de provoquer l’émerveillement et l’admiration chez l’autre. En postant une photo d’un plat de restaurant, le mobinaute indique que la nourriture y a l’air excellente, mais aussi qu’il est là, lui, et que c’est lui qui en profitera.
L’imagination au service d’une consommation alimentaire factice
Celui qui se retrouve face à la photographie d’une assiette de profiteroles doit se contenter de projeter le goût du dessert sur l’image. Il se concentrera sur les détails visuels mis en avant pour s’imaginer sa saveur, son arôme et sa texture.
Selon le psychologue Charles Spence, le cerveau « imagine » le goût du plat.
On mise donc tout sur la contemplation du plat, on « joue » à avoir faim, à tester sa gourmandise.
Ce “test” de la gourmandise est comme un défi adressé aux plats gras, caloriques, que certains évitent à tout prix pour conserver leur ligne.
En consommant avec les yeux, le mobinaute a cédé à la tentation culinaire, mais sans passer à l’acte de manger. Il profite ainsi visuellement de l’aliment tout en évitant la haute charge calorique de ce dernier.
Une communauté en ligne qui redéfinit la notion de goût
Ce système de représentation culinaire codifié permet aux utilisateurs d’Instagram de s’inscrire dans une certaine communauté en ligne. Là, la perception des aliments est normée. Un plat doit comporter plusieurs attributs visuels spécifiques pour être considéré comme « bon ». Les Instagrameurs revendiquent donc à coup de hashtags, de « consignes photographiques » (cf. Gustavo Gomez-Mejia) le potentiel visuel alléchant de leurs photographies.
Une esthétisation comme signe d’une injonction collective
Les représentations alimentaires sur Instagram sont donc la manifestation d’un désir d’esthétisation permanente. A travers ces photos esthétiques et alléchantes transparaît une nouvelle injonction alimentaire : manger “beau” pour manger “bon”, et ce avec l’aval de toute une communauté en ligne.
« Nous sommes de plus en plus à l’aise avec le fait de substituer des représentations de la réalité à la réalité », proclame Sherry Turkle dans Life on the Screen, citée par Stéphane Vial dans L’être et l’écran.
Notre rapport à la nourriture, entre plaisirs coupables et pulsions diététiques, est loin de reposer sur un équilibre tranquille. Sur les réseaux sociaux, un second rapport numérique à la nourriture se construit en miroir du premier, offrant un reflet fantasmé et idéalisé de la réalité.
Julie Morvan
Bibliographie
Livres :
L’Homnivore. Le goût, la cuisine et le corps, Claude Fischer
Sociologies de l’alimentation : Les mangeurs et l’espace social alimentaire, Jean-Pierre Poulain
L’être et l’écran, Stéphane Vial
L’image partagée. La photographie numérique, André Gunthert
Articles :
Laurence Allard, « Partages créatifs : stylisation de soi et appserimentation artistique », Communication & langages 2017/4
Pauline Escande-Gauquié, Valérie Jeanne-Perrier « Le partage photographique : le régime performatif de la photo », Communications & langages 2017/4
Gustavo Gomez-Mejia, « Fragments sur le partage photographique. Choses vues sur Facebook ou Twitter », Communication & langages 2017/4
Fausto Colombo et Adriano D’Aloia : « Médias à la carte », Questions de communication 2015/1
Rachel Sugar, « The existential angst of the Instagram restaurant », Vox, 2018/5, consulté le 22/10/2018
Elisabeth Hotson, « The serious business of #FoodPorn », BBC Capital, 2018/10, consulté le 22/10/2018
Anastasia Hadjadji, « Entre « effet miam » et vieux clichés, la publicité est-elle hors-jeu pour parler de food ? », L’ADN, 2018/10, consulté le 22/10/2018
L’ADN, « Quelles sont les grandes tendances food de 2018 ? », L’ADN, 2018/2, consulté le 22/10/2018
Emma Virfollet, « Instagram, les chiffres à connaître en 2018 dans le monde et en France », Digimind blog, 2018/7, consulté le 22/10/2018
2 thoughts
Appserimentation … je reste sans voix sur le néologisme ! Merci Madame Morvan !