Société

Le Monde dans la tourmente

Dimanche 16 décembre. Luc Bronner, directeur de la rédaction du Monde, est invité dans l’émission Soft Power. Chaque semaine sur France Culture, Frédéric Martel et son équipe font état des enjeux liés particulièrement à la culture numérique. Cette fois-ci, était discuté « l’État du Monde ». Luc Bronner y a fait un bilan plutôt rassurant, en osant apporter un point de vue (très) critique sur le travail journalistique de sa propre rédaction. La remise en question interne, les désaccords dans une équipe de journaliste, l’expression d’opinions diverses, sont là les fondamentaux du journalisme en démocratie. Deux semaines plus tard, le Monde est au cœur d’une polémique. Pour cause, une couverture de « M, le Magazine du Monde » aux inspirations et aspirations jugées douteuses.

 

Lecture sémiologique : de l’importance du graphisme éditorial

 

Emmanuel Macron s’impose au centre de la couverture. Le regard au loin, déterminé tout en ayant l’air inquiet. Sur son costume, un photomontage laisse paraître une foule en liesse sur l’Avenue des Champs-Elysées face à l’Arc de Triomphe. Le numéro s’intitule justement « De l’Investiture aux Gilets Jaunes : Les Champs-Elysées, théâtre du pouvoir macronien ». Si la photographie fait penser aux récentes manifestations des Gilets Jaunes, le cliché date du 16 Juillet 2018, lors de la traversée des Champs-Elysées par les Bleus, nouvellement champions du monde de football.

Deux bandes rouges figurent en arrière-plan. Selon Michel Pastoureau, éminent spécialiste de la symbolique des couleurs, le rouge renvoie tantôt à la puissance, tantôt à la violence et aux passions qui se déchaînent. Dans sa dimension idéologique, le rouge est la « couleur des forces progressistes ou subversives ». Quand on conçoit par ailleurs que « subversif » est ce « Qui tend à menacer, à provoquer ou à renverser lordre établi », le rouge paraît assez représentatif du début de mandat de notre Président, de son ambition de puissance aux crises sociales et politiques.

Pour certains, l’association du rouge, du noir et du blanc fait écho aux chartes graphiques utilisées dans les temps sombres du XXème siècle. Richard Ferrand lance la polémique en faisant l’analogie entre cette couverture et une affiche de propagande nazie.

Pour Olivier Beuvelet, chargé de cours à la Sorbonne Nouvelle et spécialiste de l’histoire de la photographie et de l’esthétique de l’image, « tous les codes des affiches de propagande de dictatures sont là ».

D’autres réactions ne tardent pas à suivre sur les réseaux sociaux. Viralité. Interprétations, réinterprétations. Le cœur de cette polémique est sémiologique. Tout le monde se fait expert dans le domaine. Les reproches foisonnent à propos des choix graphiques de Jean-Baptiste Talbourdet, directeur de Création de « M le Magazine du Monde ». La typographie gothique utilisée historiquement par Le Monde, dont la lettre M est un symbole dans son identité, conforte ces prétendues inspirations graphiques. D’autres font plus aisément le lien entre le style utilisé et celui du constructivisme Russe du début XXème, courant artistique ayant justement inspiré les régimes dictatoriaux.

C’est d’ailleurs ce que confirme Luc Bronner dans sa réponse aux lecteurs le 30 décembre. Il indique que cette couverture est inspirée du travail du graphiste Lincoln Agnew, qui a d’ailleurs réalisé plusieurs couvertures pour le magazine dans le même esprit. C’est le lien entre une création de Lincoln Agnew représentant Adolf Hitler et cette couverture qui a posé problème. En réalité, l’image d’Hitler fut totalement sortie de son contexte. Il s’agissait d’une création réalisée pour illustrer un article à propos du dictateur et non d’une affiche de propagande. De plus, Emmanuel Macron n’est pas le seul à avoir été représenté sous ces codes graphiques. Une autre affiche, réalisée par Lincoln Agnew, représente Donald Trump, Poutine, Barack Obama et Georges W. Bush.

Au cœur de l’interprétation : phénomène de « nazification » et effet Koulechov ?

Des réactions si virulentes reflètent un imaginaire global nourri par notre histoire politique, idéologique et sociale. Comme l’explique le journaliste Julien Joly, nos interprétations dépendent de notre culture, de nos préjugés et de nos a priori. Celui-ci, pour analyser la manière dont la polémique s’installe sur les réseaux sociaux, fait aussi référence à l’effet Koulechov utilisé au cinéma. Il s’agit d’un biais cognitif qui consiste à influencer l’interprétation des spectateurs par la succession de différentes images : « les images ne prennent sens que les unes par rapport aux autres, et le spectateur est amené inconsciemment à les interpréter dans leur succession et non de façon indépendante ». C’est ainsi que la couverture de « M le Magazine du Monde », mise à côté d’affiches de propagande hitlériennes, créé la panique chez les lecteurs. D’autres analogies se sont multipliées, tournant parfois la polémique en dérision.

Pour Nicolas Vanderbiest, « La une du Monde est un grand classique des réseaux sociaux. La « nazification » de l’interprétation des images. L’image est produite avec une intention, intention qui ne laisse pas de traces consultables lors de l’interprétation sur les réseaux sociaux ». Ce qu’il entend par nazification, c’est le fait d’interpréter trop facilement les images sous le prisme du nazisme. Cette polémique est pour lui le signe d’un problème de communication : d’un côté, des émetteurs, les graphistes, qui ne manifestent pas leur intention et leurs inspirations, et d’un autre, des récepteurs qui parfois, découvrent le visuel directement avec des interprétations fournies par d’autres individus. De ce fait, la lecture de l’image est biaisée. Pas de neutralité, ni dans la production du message, ni dans son interprétation. Finalement, ce qui peut être reproché au Monde, c’est d’avoir réalisé une couverture sans mentionner l’artiste dont elle est inspirée. Une affaire de plagiat ?

Par ailleurs, ce n’est pas la première fois que la presse est soupçonnée de faire l’analogie entre des personnalités politiques et Hitler. Ce dimanche 30 novembre, Nicolas Framont, militant France Insoumise, a profité du flux de tweets assassins adressés au Monde pour ressortir une caricature de Plantu en la sortant totalement de son contexte. D’un point de vue purement sémiologique, nous remarquons ce même code rouge/noir/blanc ainsi que des brassards qui effectivement, peuvent faire penser à Adolf Hitler. Cependant, il s’agit d’un dessin réalisé par Plantu en 2011 (caricaturiste du Monde depuis 1985) pour l’Express et non pour Le Monde comme il le prétend. Nicolas Framont a supprimé son tweet, tout comme Jean-Luc-Mélenchon a supprimé sa publication Facebook dans laquelle il dénonce l’utilisation de l’écriture gothique par Le Monde (alors que ça a toujours été le cas). Réactions instantanées sans discernement inévitablement suivies de regrets.

Une défiance généralisée envers les médias ?

Dans son Tweet, Nicolas Framont utilise l’argument typique dans l’attaque des médias, celui de la collusion entre la presse et ses actionnaires. Jean-Luc Mélenchon quant à lui se place une fois de plus en bouc émissaire.
La défiance envers les médias, la perte de confiance envers les journalistes et leur éthique, sont entretenues par les personnalités politiques elles-mêmes, à l’image de Blandine Brocard, député LREM. Celle-ci utilise les registres de la croyance, du vrai et du pathos avec une allusion à son fils, qui dans son innocence juvénile aurait remarqué dans l’évidence le non-professionnalisme des journalistes.

Ironie du sort, alors que l’hebdomadaire Le 1 est consacré cette semaine à la désinformation et aux menaces qui pèsent sur la presse et le journalisme, Éric Fottorino ancien directeur du Monde et co-fondateur du 1, dénonce cette Une sans pincettes.

Par ailleurs, ce qui semble intéressant dans la réaction d’Éric Fottorino, c’est l’idée d’un dérapage hors de la volonté des graphistes. L’argument du « nous n’avons pas fait exprès » fréquemment utilisé par les médias pour se justifier pose question. Pour citer un exemple récent, qui n’étonne finalement guère, nous pouvons rappeler la soi-disant « erreur de manipulation » des techniciens de BFM TV lorsqu’ils ont diffusé la musique « I shot the Sheriff » pendant le live à propos de l’exécution de Chérif Chekatt.
Finalement, cette affaire montre une fois de plus que les médias dits mainstream sont attendus au tournant. Les réseaux sociaux, tribunal 2.0 par excellence et théâtre des dénonciations, n’apaisent en rien les polémiques. Ces critiques envers les rédactions et inter-rédactions sont-elles le vecteur d’une défiance supplémentaire et d’une perte des lecteurs de journaux qui ne savent plus quoi lire, ou une preuve que le tribunal médiatique essentiel à la démocratie fonctionne ?

Lison BURLAT

SOURCES
« L’état du Monde », Soft Power sur France Culture, 16 décembre 2018
POUSTOUREAU Michel, Rouge, Histoire d’une couleur, Le Seuil, 2016, 216p
BRONNER Luc, « À nos lecteurs : à propos de la Une de « M le magazine du Monde », LeMonde.fr, 29 décembre 2018
FENOGLIO Jérôme, éditorial « À propos de la Une de « M le Magazine du Monde » : notre erreur et notre responsabilité », LeMonde.fr, 31 décembre 2018
GESSEN Masha, « The Reishstag Fire Next Time », Harper’s Magazine, Juillet 2017
« Le Monde s’est-il inspiré de l’ « iconographie nazie » pour sa une sur Macron ? On vous explique la polémique », FranceTVInfo, 30 décembre 2018
« « I Shot The Sheriff » sur BFMTV, une « erreur de manipulation » », L’Express.fr, 14 décembre 2018
Définition de l’Effet Koulechov
Définition de subversif
Thread Twitter de Nicolas Vanderbiest
Thread de Julien Joly
Thread de Valentin Socha

CREDIT PHOTOS
1 – https://www.france24.com/fr/20181230-france-magazine-monde-cree-polemique-photomontage-macron-hitler
2 – https://twitter.com/RichardFerrand/status/1079068175847882752
3 – Œuvre de Shen Yaoyi, 1966 et photomontage de propagande soviétique, 1933
4 – Tweets de @ValentinSocha et @ParisParRose
4 – Illustrations de Lincoln Agnew : https://harpers.org/archive/2017/07/the-reichstag-fire-next-time/
5 – https://twitter.com/JeuneGuillou/status/1079333574485164032
6 – Tweet de Nicolas Framont et publication de Jean-Luc Mélenchon, supprimés depuis
7 – https://twitter.com/BBrocard/status/1079302894858457088
8 – https://twitter.com/ericfotto/status/1079450162152517632

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