La cancel culture, entre liberté d’expression et non-communication
À la fois mouvement de révolte digital et débat philosophique, la cancel culture est sûrement l’un des sujets qui divise le plus l’opinion publique dans le monde entier. À moins d’une semaine du débat annuel des M2 médias & numérique du Celsa au sujet de cette nouvelle culture de la dénonciation, FastNCurious vient éclaircir une pratique paradoxale qui mêle libération de la parole et non-communication.
La cancel culture, ou « culture de l’annulation », est née aux États-Unis dans les années 1970. Elle a vite envahi les lieux d’expression, du fait de la mondialisation des flux de communication. Popularisée réellement vers 2018, elle prend racine dans nos sociétés contemporaines et digitalisées.
Concrètement, il s’agit de la dénonciation publique d’une personnalité, d’un groupe de personnes, d’une institution ou même d’une entreprise, considérés comme « problématiques », dont les opinions ou les actions divergeraient, voire s’opposeraient à ce qu’une certaine « morale » imposerait. Elle témoigne d’un ras-le-bol général des citoyens en quête de d’honnêteté, de justice sociale, et d’un idéal-roi qu’est la transparence de la part des dirigeants et des figures dominantes du paysage médiatique.
Un mouvement global qui touche tous les milieux
Ceux qui y prennent part ont pour but de défendre les minorités et des victimes souvent silencieuses en dénonçant des injustices de toute nature. Dans le sillage du mouvement #MeToo, la cancel culture est également très liée au « woke ». C’est un phénomène qui exige des personnes privilégiées de reconnaître leur chance et de prendre la défense de celles qui en ont moins, par exemple, en revendiquant plus d’aménagements pour personnes handicapées dans les lieux publics. Mais il demande également aux personnes moins privilégiées d’être à l’affut de chaque discrimination qu’ils subissent et de s’engager pour faire évoluer les mentalités. En d’autres termes, c’est refuser l’indifférence.
Ce phénomène touche donc tous les milieux : l’enseignement supérieur, la presse, la sphère politique, le milieu de la culture… Il se déploie à travers plusieurs dispositifs de communication comme les réseaux sociaux, en particulier Twitter, mais aussi dans les médias, les lettres ouvertes aux institutions, etc.
Des moyens d’action entre « dérives » et cyber-harcèlement
Il y a plusieurs degrés à ce phénomène. Cela peut consister d’abord à retirer tout type de soutien envers quelqu’un, comme cette année, lorsque le rappeur belge Roméo Elvis a été accusé de harcèlement sexuel et que certains de ses fans ont renoncé publiquement à écouter sa musique, à télécharger ses titres ou à acheter des places de concert dans le but de le faire tomber dans l’oubli médiatique et de remettre en cause son succès. Mais il arrive aussi qu’on se livre à un lynchage public, un véritable ostracisme dans le but de stigmatiser et de supprimer – « annuler », littéralement – une personne ou une entité de la sphère publique. C’est un boycott très symbolique qui peut tomber dans la violence et le harcèlement, et c’est précisément cet élément – qualifié de « dérive » par beaucoup d’intellectuels – qui divise.
Ce cas, survenu le jour-même de l’assassinat de Georges Floyd à Minneapolis, le montre bien : une vidéo prise depuis Central Park a entrainé un cancelling très bruyant et violent. Lors de sa balade, Christian Cooper, un Américain noir, croise une femme blanche, Amy Cooper, et lui demande de mettre son chien en laisse comme la loi l’exige. La femme s’insurge, appelle la police affirmant qu’elle est agressée par un homme noir et que sa vie est en danger. En plus d’être faux, les propos qu’elle tient sont objectivement racistes. Le lendemain, la sœur de Christian publie la vidéo sans flouter le visage de la jeune femme, qui est immédiatement reconnue et dont le nom filtre dans la presse. Amy est inculpée pour dénonciation de délit imaginaire, renvoyée de son poste, s’est vue retirer la garde de son chien et doit déménager à cause du harcèlement qu’elle subit. Christian lui-même avouera plus tard qu’il regrette ne pas avoir caché l’identité d’Amy.
Cet exemple est un témoignage de cyber-harcèlement, un fléau d’ailleurs de plus en plus visible : selon Microsoft, 62% des Français avouent avoir été victimes de cyber-harcèlement en 2019, soit une hausse de 10 points par rapport à 2018. D’un côté, certains comportements immoraux, illibéraux et non démocratiques ont été condamnés. Mais de l’autre, des vies ont été détruites sur le plan social et économique. La cancel culture est-elle donc aussi bénéfique dans le fond que dans la forme ?
Bien évidemment, d’autres cas ont été moins radicaux : on pense par exemple au footballeur Antoine Griezmann, accusé de blackface en 2017 lorsqu’il se déguise en son basketteur préféré pour Halloween. Alors qu’il avait essuyé un véritable un flot de haine sur le réseaux sociaux sous sa publication, on peut estimer que sa popularité n’a pour le moins pas été entachée. En décembre dernier, lorsqu’il annonce la fin de sa collaboration avec la marque Huawei – accusée de faire travailler en esclavage des Ouïghours – il est félicité par une grande majorité des internautes.
On peut donc se demander si la cancel culture n’a pas plus d’impact sur la vie des anonymes que sur celle des célébrités.
Revenir sur l’histoire
Ce qui fait aussi polémique, c’est le sujet des représentations de figures historiques ayant participé à l’esclavage et à la colonisation. La cancel culture entend alors revenir sur l’histoire communément admise qui cache sous le tapis certains éléments gênants, quitte à mentir ouvertement. C’est pourquoi à Anvers, lors des manifestations du mouvement #BlackLivesMatter, la sculpture de l’ex-roi Léopold II à l’origine du Congo belge a été vandalisée et arrachée (voir ci-dessous).
Un tel travail sur l’histoire, qui s’apparenterait à une réécriture pour un « devoir de mémoire », doit faire l’objet de débats conséquents et d’un processus de longue haleine. C’est pourquoi beaucoup d’intellectuels européens sont brusqués et rejettent une « américanisation » du débat, qui reprend les concepts d’identité et de « race » très forts aux États-Unis, mais qui ne seraient pas adaptés en tous points aux concepts universalistes.
La liberté d’expression en danger ?
Initié à l’origine par la classe politique de la gauche socialiste américaine, le mouvement « Cancel » semble avoir pris un tournant qui divise : certains progressistes s’insurgent contre cette pratique qui tend à devenir trop « radicale » à leur goût. Pour eux, il est important de s’élever contre l’injustice et le politiquement incorrect, mais il s’agit aussi de ne pas renier la liberté d’expression de chacun. On a vu des individus se « faire cancel » sans avoir eu le moindre droit de réponse face aux accusations. Très récemment, la journaliste britannique Suzanne Moore de The Guardian – situé à gauche de l’échiquier politique – a été contrainte de démissionner suite à une lettre collective et anonyme interne à la rédaction. On lui reproche d’avoir soutenu publiquement la professeure d’Oxford Selina Todd qui aurait eu des propos jugés « transphobes » lors d’une conférence. Elle a voulu justement temporiser les accusations hâtives qui peuvent s’abattre sur une personne et montrer que des propos ne sont pas ou tout noir, ou tout blanc. Mais ce combat s’est retourné contre elle-même.
À l’apogée de sa crise de légitimité, la cancel culture doit faire face à la tribune de juillet dernier signée par plusieurs personnalités et intellectuels de divers milieux – comme Margaret Atwood, Gloria Steinem, Francis Fukuyama ou Georges Packer – dénonçant un usage disproportionné de la cancel culture. S’ils adhèrent au principe d’une « justice raciale et sociale » pour s’ériger contre certains propos de Donald Trump, ils condamnent un « climat d’intolérance générale » qui provoque « coercition » et renonciation au débat public.
Ce ne serait non plus une preuve d’exercice de notre démocratie, mais bien le rejet de tout débat, puisque le but est d’englober pour anéantir le camp adverse. C’est finalement une preuve de non-communication, l’antipode du dialogue alors qu’il prône une liberté d’expression. Plus encore, avec ce besoin revendiqué de transparence, on entend braquer les projecteurs sur le non-dit – comme avec la dénonciation de la Ligue du LOL en 2019 – sur les secrets et les hontes qu’on dissimule en communiquant de nouveau à ce sujet. Mais comment communiquer aisément si l’on nie le récepteur ou l’interlocuteur, si on anéantit tout feedback ?
Certains analystes, plus radicaux encore dans leur constat, reprendront la thèse de l’essayiste Roland Barthes : « Le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger de dire ! ».
Il est certain qu’aux yeux de la loi, la cancel culture est oppressive et agit comme un tribunal sauvage illégitime. Mais nos institutions et les dispositifs mis en place pour protéger notre démocratie sont-ils suffisants aujourd’hui pour affirmer l’obsolescence de ce phénomène quasi-massif ? À vous de juger !
Garance ASKEVIS
De l’influence des réseaux sociaux dans la #cancelculture: un débat pour aller plus loin…
Et si nous discutions #cancelculture autour d’un débat virtuel en présence d’étudiants, de chercheurs et de journalistes ?
Rendez-vous le 20 janvier à 18h pour la conférence annuelle des M2 du parcours médias & numérique du Celsa sur le thème: « Les médias sociaux façonnent-ils une culture de la dénonciation ? ».
Lien de l’évènement en visio-conférence et inscription en cliquant ici.
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Sources:
https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/cancel-culture-le-debat-est-il-possible