Sirât : le beat d’une danse macabre
Article rédigé par Lilou Soulet

©Sirât, 2025
Lors de sa sortie sur grands écrans en septembre, qu’il s’agisse de conversations dans un bar entre amis, autour d’un café, ou en sortant des salles de ciné, Sirât semblait être sur toutes les lèvres.
Ce film réalisé par le Franco-Espagnol Óliver Laxe, auréolé du prix du jury au festival de Cannes avait, en effet, suscité de vives réactions. Arrêtons-nous alors un instant sur cette histoire aussi surprenante que déchirante.
Dans cette odyssée, nous traversons les méandres d’un chemin aride sous le soleil du Sahara aux côtés de Luis, un père déterminé à retrouver sa fille disparue, accompagné de son fils et de son chien. Au cœur d’une rave party clandestine où la musique des basses fait vibrer les corps, mais aussi les âmes, Luis et son fils décident de suivre une bande de fêtards antisystèmes et vagabonds sur des routes austères. Le film bascule alors.
Notre exploration du film part d’un aspect distinct : Sirât, au son des basses, est une composition musicale de David Kangding Ray qui nous transporte, telle une expérience immersive, hypnotique. Mais cette expérience qu’elle soit détestable pour certains ou jouissive pour d’autres peut s’avérer violente, chaotique. Elle s’accompagne d’un thème sinistre, celui de la mort et de sa banalité.
Observons alors d’un peu plus près ce film marquant, en commençant par aborder la musique, étant l’un de ses points centraux. Elle instaure une ambiance, une atmosphère captivante. Et elle est d’autant plus intéressante qu’elle sert de trame dans l’histoire autant qu’en tant qu’accompagnateur, car c’est en réalité un morceau musical.

©Sirât, 2025
Ce morceau est marqué par un rythme répétitif et une sonorité industrielle, un genre de la musique électronique qui s’est notamment développé dans les années 80 jusqu’à s’imposer dans l’industrie culturelle : la techno. Née aux Etats-Unis, à Détroit, c’est une musique “de danse” qui apparaît en parallèle de la house music. Ses inspirations viennent du courant new wave, electro, soul, funk… Autant de genres musicaux symboliques d’une culture qui s’est popularisée dans les années 90, après la fin de la Guerre Froide, jusqu’en Europe.
Au départ, cette musique résonnait dans les clubs homosexuels et afro-américains, avant de traverser l’Atlantique pour s’implanter dans les clubs gays anglais des années 1990. Bien qu’elle ait été récupérée par les masses, son but originel demeurait, celui de constituer un espace libre, d’expression, pour des communautés marginalisées et qualifiées de “déviantes”.
En Angleterre, les clubs étaient restreints sous Margaret Thatcher au nom de la lutte anti-drogue, ce qui a poussé les jeunes vers les rave-party clandestines, gratuites et illégales. C’est ainsi que les “Sound System”, nom donné aux organisateurs de raves et créateurs de labels indépendants, se sont liés au réseau punk revendiquant des idéologies anarchistes et alternatives.
Dans le film, l’action se déroule en Afrique mais les influences occidentales sont clairement visibles, déjà de par l’origine du réalisateur. Les rave party dans Sirât semblent également adopter les mêmes codes et caractéristiques d’une rave “classique” : si elle n’est pas par essence illégale, son caractère clandestin traduit une volonté revendicative, affirmant une liberté d’organisation en marge des institutions. On y retrouve aussi une participation nomade par des trajets longs des ravers (voyageant en caravanes), des valeurs de respect et de convivialité semblable où les individus se rassemblent dans un esprit d’unité mais alternant aussi par des moments de danse solitaire, introspective et avec la présence de drogues…
C’est finalement cette quête de liberté à travers la transgression de la loi qui traduit l’identité du mouvement des ravers, dans une expérience de transe collective permettant l’évasion. La musique participe à ce besoin d’échapper à la réalité bien que la violence de ce monde finisse par rattraper nos protagonistes.
En quoi Sirât parle aux jeunes ?
C’est justement cette nécessité de trouver un échappatoire et ce besoin vital de liberté dans une société où parler d’avenir devient anxiogène entre enjeux environnementaux, tensions politiques et difficultés économiques et sociales. Ce film témoigne ainsi de ce mal-être général ressenti par tout une génération qui tente d’y faire face à sa façon.
Au-delà de la musique, c’est un récit très actuel que nous présente Óliver Laxe, bien qu’il s’éloigne des codes cinématographiques “classiques”. En effet, dans une grande partie du début du film, il laisse peu de place aux dialogues, donnant plus d’impact aux corps dansants. Dans ce qui semble indicible se dessine donc une parole muette mais puissante du mouvement, du regard, traduisant l’inquiétude, la peur, la douleur mais aussi l’élan vital.
En montrant des corps qui s’expriment sans parler, l’idée du passage résonne déjà particulièrement dans ce film. Un perpétuel entre deux, un espace aussi fragile qu’instable qui, dans un esprit de quête d’un ailleurs, nous ouvre une porte vers un autre monde, beaucoup moins terre-à-terre : celui des morts. Car Sirât dans son titre en lui-même symbolise le passage du monde des vivants à celui des défunts : c’est le pont sur l’Enfer que les âmes doivent traverser le jour du Jugement dernier selon la croyance islamique.
Par ailleurs, cette traversée mortelle fait écho au mythe d’Orphée. Rappelons-le, Orphée, éperdument amoureux d’Eurydice, son épouse décédée tragiquement après avoir été mordue par un serpent, décide de descendre aux Enfers pour la ramener. Mythique poète de la Thrace, il émeut le roi de ces lieux infernaux, Hadès, épaulé de son épouse Perséphone, par son chant envoûtant. Ils acceptent ainsi de le laisser repartir avec Eurydice à condition qu’il ne se retourne pas avant d’en être complètement sorti. Mais le malheureux se retourne avant d’avoir atteint la lumière craignant qu’elle ne le suive, la perdant à tout jamais.
D’une part, la musique témoigne dans ce mythe comme dans le film de cette épreuve, décuplant les sens des personnages. D’autre part, la transgression à travers le regard d’Orphée est abordée dans Sirât par la désobéissance et la fuite de la réalité des ravers, perpétuels nomades. Leurs sentiments, évoqués par l’amour qu’ils portent envers leurs êtres chers est un parallèle non hasardeux également, illustrant comment l’humain vit, ou survit à la disparition d’un proche, et initie son deuil. Enfin, la mort, très présente comme thème, nous rappelle paradoxalement notre attachement viscéral à la vie, presque instinctive.
En réalité c’est une multiplicité de mondes qui s’ouvrent à nous dans ce film entre lieux physiques et métaphysiques. On le voit à la rencontre entre Luis, cherchant sa fille aux côtés de son jeune fils et de leur chien, et ce groupe de ravers dans un contexte apocalyptique de début de troisième guerre mondiale, chacun ayant un but et une manière de réagir totalement différents. Pourtant cette rencontre est symbolique car possible là où tout semblait les séparer, la situation les amenant à cohabiter, jusqu’à partager des moments très intimes de leur vie.
Finalement, Sirât est un film qui ne nous laisse pas indemnes, de par sa puissance sensorielle autant que par ce qu’il raconte de notre époque. C’est une véritable expérience plus qu’une histoire, elle se vit, se ressent, nous emmenant sur ses chemins sinueux jusqu’à nous laisser, après le générique, avec cette certitude, que, nous aussi, avons traversé quelque chose.