Culture

Le biopic Dalida, ou comment raconter la vie d'un autre

Le 11 janvier sortait le premier film biographique sur Dalida. Ce long-métrage réalisé par Lisa Azuelos a fait couler bien de l’encre avant sa sortie en salle, notamment lorsque Catherine Morisse a dénoncé le portrait peu fidèle et très négatif de son père, premier mari de Dalida. Ce « grosso scandalo », pour reprendre l’un des titres de la chanteuse, n’est pas sans rappeler tout l’enjeu d’un biopic : capturer une vie sans la réécrire.
Lisa Azuelos est certes la réalisatrice du long-métrage Dalida, mais le projet est d’abord porté par Orlando, frère et manager de la chanteuse. Orlando a voulu promouvoir la carrière posthume de Dalida en sortant des albums et des inédits. Le biopic est une autre occasion de préserver la mémoire de sa sœur. Par ailleurs, en 2005, un premier téléfilm biographique avait été réalisé par Joyce Buñuel.
Le film biographique Dalida ne se concentre pas sur le suicide de la chanteuse, précisément parce que « sa vie et sa mort sont les deux faces d’une même pièce. Pour la comprendre, on ne peut pas en faire l’économie. Et toutes les phases de sa vie artistique et amoureuse sont intéressantes… ç’aurait été un crève-cœur d’en laisser de côté ! » (Azuelos)

Orlando a eu le contrôle sur le scénario et sur le choix des acteurs incarnant sa sœur et lui-même. Le frère-manager a également partagé ses archives personnelles afin que Sveva Alviti puisse incarner au mieux le rôle principal. Alors, gages de véracité ?
Reconstituer des vies
Le biopic Dalida est donc le fruit de la collaboration entre la réalisatrice Azuelos et Orlando, tous deux animés par le désir de raconter la vie de l’icône. Azuelos a voulu expliquer le parcours de Dalida, de son enfance à sa mort. Et son suicide est précisément une autre des raisons pour lesquelles Dalida tient autant à cœur à la réalisatrice. La vie de Yolanda Gigliotti n’a pas été un long fleuve tranquille, et pourtant, les nombreux drames qu’elle a vécu n’ont pas obscurci l’éclatante carrière de celle qui se faisait appeler Dalida. Le long-métrage a un objectif précis : qu’on la comprenne et « que l’on excuse son geste final », affirme Azuelos.
En 2017, beaucoup de films biographiques se partageront l’affiche, comme par exemple Jackie et Neruda, tous deux réalisés par Pablo Larraín. Si Dalida retrace l’ensemble du parcours de la chanteuse éponyme, en général, les biopics isolent quelques moments clefs. C’est effectivement le cas de Jackie, qui nous fait découvrir la première dame des États-Unis après l’assassinat de son mari JFK.
Quitte à les réécrire
Réaliser un biopic, c’est tenter de capturer une vie sur un écran. Le recul est nécessaire, autrement le danger de l’image trop lisse, de la reconstitution bancale, de l’histoire fantasmée guette… Et justement, certains ont reproché à Dalida de ne pas être assez objectif. Catherine Morisse, fille du premier mari de Dalida, s’est indignée de l’image négative que renvoie le film à propos de son père. Lucien Morisse serait représenté comme financièrement dépendant de la chanteuse et comme – beaucoup – plus âgé. Le Lucien de vingt-sept ans est joué par un acteur qui en a cinquante. Or un des autres enjeux d’un biopic est que l’acteur ressemble à la personne dont on retrace le parcours : si pour certains l’un des critères d’un biopic est la ressemblance physique, ici, le personnage de Lucien n’est même pas reconnaissable par sa personnalité. Catherine Morisse reproche à l’équipe du film le manque de mention de possibles dérives dans la représentation de Lucien. Elle regrette aussi ne jamais avoir été consultée pour vérifier quelque information.
Un autre enjeu majeur dans la réalisation d’un biopic : comment compacter l’essence d’une vie en deux heures ? Pablo Larraín voit cela comme impossible, et présente Neruda comme un anti film biographique. Dans une entrevue accordée à Trois Couleurs, il dit du poète et homme politique chilien qu’il était bien plus que cela : « Il avait une vie si multiple… Comment faire rentrer cet homme dans un film ? Impossible. C’est donc un anti biopic. »

Une fin heureuse
Le film biographique présente quelques avantages. Tout d’abord, la notoriété de la célébrité que l’on porte à l’écran assure aux producteurs un minimum de rentabilité. Julien Rappeneau, scénariste du film biographique Cloclo, considère que ce genre « est plus facile à vendre et à promouvoir qu’une histoire originale, car le personnage est déjà connu. Un biopic, c’est un peu comme une marque. » De cette assurance vient le budget, comme l’illustre le long-métrage Yves Saint Laurent de Jalil Lespert puisque celui-ci a bénéficié de douze millions d’euros. Un autre critère intervient dans le financement : celui de la star dont on réalise la biographie. Neruda a été financé par Participant Media, société de production américaine qui veut promouvoir des films aux visées sociales et développer le cinéma de pays émergents.

De l’autre côté de la caméra aussi des avantages subsistent. En effet, le film autobiographique peut lancer une carrière. Les cas Jamie Foxx dans Ray, ou encore Marion Cotillard, qui s’est affirmée à l’international en interprétant La Môme, en sont la preuve, bien que cela ne soit pas universalisable.
Le biopic pour développer une image de marque
Réaliser un film biographique apparaît comme le moyen de remettre une personnalité au goût du jour (Dalida) mais aussi d’affirmer une légende. C’est le cas des deux biopics The Social Network et Jobs, dont les réalisateurs ont décidé d’isoler l’épisode où l’homme est devenu légende. Le but du premier est de présenter le début de Facebook et Mark Zuckerberg. Quant au second, il veut nous présenter l’individu derrière l’icône. Le biopic Jobs profite bien au culte d’Apple, marque mondialement connue.
Si l’on a reproché à Jobs son manque d’objectivité, il rend évident une chose : un biopic fait parler de son héros, qu’il l’idéalise ou le diabolise. Le genre du film biographique ne délivre donc pas de manière objective toute la vie de son personnage mais en offre plutôt une vision particulière. Et surtout, il nous fait (re)découvrir une histoire.
Victoria Parent-Laurent
Sources :
• BENEY Chris, « Quand les films tirés de faits réels déplaisent aux principaux concernés » Vodkaster.com, publié 23/01/2015, consulté 10/01/2017
• Allociné.fr
• MOSER Léo, « Un biopic sur Pablo Neruda avec Gael Garcia Bernal en préparation » Les Inrocks, publié 24/07/2015, consulté 08/01/17 et le 10/01/2017
• BLANC-GRAS Julien, « Il y a un biopic après la vie » Le Monde, publié 09/03/2016 consulté 10/01/2017
• BOSQUE Clément, « Jobs, le film : les cinq ingrédients indispensables pour faire un bon biopic » Atlantico, publié 21/08/2017, conulté 09/01/2017
• 20 Minutes, « ‘Dalida’ : a fille du premier mari de la chanteuse dénonce le biopic de Lisa Azuelos » 20 Minutes, publié 20/12/2016 (mis à jour 06/01/2017) consulté 08/01/2017
Crédits :
• Image extraite du film Dalida de Lisa Azuelos, crédits photos Luc ROUX
• Photo tuxboard.com
• Luis Gnecco en Pablo Neruda dans le film Neruda. Crédits photos Orchard

Culture

"Nazi chic" ou la réappropriation d'une iconographie

En Asie, le marketing s’est largement emparé de l’ iconographie du IIIe Reich et la culture pop a souvent exploité l’image d’Adolf Hitler. Il est assez aisé d’y trouver des t-shirts à l’effigie du dictateur. La Corée du Sud, l’Indonésie et la Thaïlande font régulièrement les frais de cette dérive commerciale. La ré-appropriation de l’esthétique nazi par pure provocation ou simple ignorance semble, en tout cas, de mauvais goût pour les occidentaux.
D’un symbole – le swastika – vers des interprétations diverses
La logique d’un symbole est de véhiculer des idées avec un simple signe, de créer une identification. Le nazisme, a détourné le swastika en l’associant à une idéologie contraire. En effet, la signification originelle de cet ancien symbole de l’Inde continentale est emplie de beauté et d’espoir. Cette croix est sacrée pour l’Hindouisme, le Bouddhisme et le Jainisme qui prônent la non-violence. Le swastika vient du Sanskrit : « Sva » signifiant soi, « Astika » le fait d’exister et « Ka » dénote un genre neutre. Ainsi, le véritable sens de ce symbole est « un soi existant » ou « une existence de soi ». En d’autres termes, selon le Ganesha Purana : « Pas né et directement originaire de l’éternité depuis le temps éternel ».

Pour célébrer l’anniversaire de leur établissement le 23 décembre 2016, des lycéens taïwanais ont choisi de défiler en uniformes nazis. Un char en carton où prône un étudiant, le bras tendu, déguisé en Hitler, mène le cortège d’élèves portant des drapeaux à croix gammées. Cette parade est organisée par le lycée taïwanais Kuang Fu, à Hsinchu City. Photos et vidéos d’élèves souriant, chantant et dansant ont été postées sur internet. Le proviseur du lycée, dépassé par la polémique, a tenté en vain de dissuader les élèves d’aller au bout de leur projet, et a finalement dû démissionner. Le ministère de l’Éducation a présenté ses excuses.

Le relativisme culturel, entre ignorance et provocation
Ce phénomène est dû à une perception différente de l’uniforme nazi par les jeunes asiatiques. Selon le chercheur Elliot Brennan, membre du think-tank suédois Institute for Security & Development Policy : « Pour les pays de l’Asie de l’Est, la Seconde Guerre mondiale ne concernait pas les nazis et Hitler, mais plutôt les forces de l’Empire japonais. De manière comparative, peu de temps est consacré à l’enseignement de la Seconde Guerre mondiale dans les pays d’Asie, par rapport à l’Europe ou aux États-Unis ». Le chercheur nous met aussi en garde face au danger du relativisme culturel. Ainsi, cette surprenante tolérance de l’Asie vis-à-vis du nazisme s’expliquerait par une méconnaissance de l’histoire.
Un bloggeur politique, Micheal Turton, confie à CNN qu’au cours des vingt années passées à Taiwan, il a eu l’occasion de voir, à de nombreuses reprises, des locaux arborer leurs véhicules d’accessoires nazis.
Selon lui, la culture occidentale fait la même chose : « Combien de personnes ont des t-shirts du Che Guevara ou des chapeaux de Mao Zedong ? ». M.Turton a demandé à des étudiants pourquoi il était « ok » de porter des costumes nazis mais pas ceux de Mao : « Les enfants m’ont expliqué qu’Hitler avait échoué. C’est pour ça que c’est ok. ». Ce qui ne veut pas dire que cela n’a choqué ou blessé personne. En effet, le Bureau économique et culturel d’Israël à Taipei, a dénoncé l’événement « révoltant ». Il appelle les autorités taïwanaises à initier un programme scolaire introduisant le sens de l’Holocauste et à enseigner son histoire et son sens universel.
De l’Inde à la Chine en passant par la Thaïlande
Cet incident n’est pas unique en son genre en Orient. Il semblerait que l’uniforme nazi soit davantage utilisé comme un symbole anticonformiste que dans un sens idéologique. C’est ce que ces acteurs, principalement des adolescents, appellent la mode du « Nazi-chic ». Cette mode est ordinaire en Asie et choque régulièrement les occidentaux. En effet, il y a moins de deux mois les japonaises du groupe Keyakizaka46 ont fait polémique en portant des capes noires et des chapeaux reprenant le style SS lors d’un concert. Sony Music, leur producteur, s’est évidemment excusé.

Mais ce n’est pas un cas isolé, ces dernières années, beaucoup de groupes musicaux asiatiques ont prouvé la récurrence de cette mode. Fin 2014, le groupe pop sud-coréen Pritz, s’est vêtu de chemises noires et de brassards rouges à croix noire dans un de ses clips. Le groupe a déclaré qu’il n’avait aucune intention de ressembler à des nazis avec ce look.
Toutefois, c’est en Thaïlande que les outrages se font les plus récurrents. Il est facile d’y trouver des vêtements et autres objets dérivés du IIIe Reich et d’Adolf Hitler dans les zones commerciales. Déguisé en panda, en Teletubies ou en Ronald McDonald, le dictateur et sa célèbre moustache sont repris sur de nombreux t-shirts. Hut, le propriétaire du magasin Seven Star à Bangkok, a fait des statuettes de « McHitler » son fond de commerce. Hut insiste : « Je n’aime pas Hitler. Mais il a un air drôle et les t-shirts sont très populaires auprès des jeunes. ». Le professeur roumain Harry Soicher qui enseigne à Bangkok explique que « c’est dû au manque d’exposition à l’Histoire », avant d’ajouter : « Si on ne vit pas en Thaïlande, on peut trouver cela dur à croire qu’ils [les thaïlandais] ne veulent aucun mal ». Abraham Cooper, le doyen associé du Simon Wiesenthal Centre à Los Angles, surveille les activités néo-nazies au niveau international et confirme que c’est dû à une simple ignorance. La tendance va si loin qu’en Chine, certains couples ont eu la bonne idée de se marier en apparat du IIIe Reich. Et face à ce phénomène, rares sont les journalistes qui semblent être allés au- delà de leur ethnocentrisme. La réponse est toujours la même, mais l’ignorance est-elle une excuse ? Cela semble tout de même bien facile.

De plus, l’utilisation de l’iconographie nazie n’est pas qu’asiatique. C’est pour choquer, provoquer et indigner l’Establishment anglais que, véritablement, la réutilisation de cette esthétique est devenue populaire avec la culture punk pendant les années 1970. Pour ne citer que le plus emblématique, le chanteur des Sex Pistols, Johnny Rotten, porte un t-shirt avec le swastika dans le clip Pretty Vacant. Les musiciens punks, pour la plupart, s’habillaient de la sorte plus pour moquer les valeurs de la vieille génération de la Seconde Guerre mondiale que par sympathie pour des quelconques idéologies fascistes. Toutefois, jusqu’où ces dérisions, symboles de fossés culturels Est/Ouest, peuvent-elles aller ?
 
Ulysse Mouron
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Crédits  :
Photo 1 (Une) : techno-science
Photo 2 : Vice
Photo 3 : smart list
Photo 4 : theblaze.com
Photo 5 : Les inrocks
Sources :
• Time Asia: ““They dressed well” a troubling fascination with Third Reich regalia elevates the Nazi look to what’s chic in South Korea.” de Macintyre Donald 05/2000
• Travel CNN: “Bangkok’s “Hitler chic” trend riles tourists, Israeli envoy”. Tibor Krausz, 27/02/2012
• Les Inrocks : “Pourquoi se déguiser en nazi ne choque pas la population en Asie”. 23/12/2016
• CNN: ““Nazi-chic”: Why dressing up in Nazi uniforms isn’t as controversial in Asia” Ben Westcott 28/12/2016
• Ganesha Purana, texte sur la déesse Ganesh

Culture

Princesse au chômage recherche célébrité précaire

Le marketing genré s’affiche comme la formule magique des marques pour doubler les ventes. Cependant, face aux nombreuses critiques, notamment concernant les Disney Princesses, les marques tentent d’adapter progressivement leurs stratégies publicitaires, à l’image de Vaiana, nouveau film d’animation de Disney, au succès impressionnant. Actuellement, le marketing genré est-il toujours justifié ?
L’empire Disney Princesses
Créée en 1999, Disney Princesses, franchise de Walt Disney Company, vend toutes sortes de produits dérivés à l’effigie des princesses Disney, allant du simple dentifrice à la robe de mariée. Les héroïnes de ce clan très select – Blanche-Neige, Cendrillon, Aurore, Ariel, Belle, Jasmine, Pocahontas, Mulan, Tiana, Raiponce, Mérida et enfin Elsa – sont l’une des principales sources de rentabilité pour Disney.
La Reine des Neiges, film d’animation au plus grand succès, fait la fortune de Disney avec une licence à prix d’or, la plus chère sur le marché du jeu du jouet français en 2015. Mais quelle est la formule magique qui se dissimule derrière ces contes de fées ?
Top 5 des licences en valeur sur le marché du jeu et du jouet français en 2015

Mais quelle est la formule magique qui se dissimule derrière ces contes de fées ? Le marketing genré, formule magique ?
Exploitant le désir des femmes de se faire belles et d’exposer leur identité sexuelle, Disney le transforme en addiction. En témoigne l’omniprésence du mot « princesse » dans l’univers des petites filles grâce des techniques de marketing genré.
Le marketing genré ou gender marketing consiste à adapter la politique marketing en fonction du caractère masculin ou féminin de la cible, selon Bertrand Bathelot, professeur agrégé de marketing.
Très employé pour cibler enfants et adolescents, il permet de doubler les ventes au sein d’une même famille. Par exemple, pour une famille comportant un garçon et une fille, les parents n’achèteront plus un seul vélo mais un vélo « pour fille » et un vélo « pour garçon » !
Afin de marquer des jouets désormais sexués, la couleur rose n°241, paillettes et princesses sont au rendez-vous. Bienvenue sur la planète rose !
La culture girly (1) a pour objectif de fidéliser le consommateur dès son plus jeune âge. Couplée aux techniques de marketing genré, Disney effectue un marketing par âge. La culture girly ne s’arrête donc pas à l’arrivée de l’adolescence avec des célébrités comme d’Hannah Montana, Violetta ou Soy Luna.
À chaque âge son personnage ! Ainsi, le parcours du consommateur type commence avec Winnie L’Ourson suivi de Mickey. Le marketing genré apparaît vers 3 ans chez les filles avec les poupées Animator’s, à 5 ans avec les Disney Princesses, puis c’est les W.I.T.C.H et les programmes télévisés au début de l’adolescence.
Cette poupée, ce cadeau empoisonné
Déjà évoqué par Roland Barthes dans ses Mythologies, le jouet ou jeu d’imitation (2) – la dinette – permet à l’enfant d’intégrer certains rôles sociaux et de renforcer les stéréotypes de sexe.
Même si chacun est libre de dicter à Cendrillon sa destinée dans la cour de récré, son rôle premier, celui qui est fixé à l’écran, reste cependant déterminant dans la construction de l’imaginaire. Dans la plupart des cas, la poupée se transforme en jouet d’imitation, d’où l’importance capitale des rôles donnés aux princesses et actuellement très controversés.
Coupez-lui la tête !
Le rôle réducteur des princesses est fortement remis en question.
Très souvent, le mariage avec le prince charmant apparaît comme seul moyen d’épanouissement. Leurs activités sont peu modernes voire sexistes : travail obsessif sur leur apparence, taches ménagères et attitude passive.
Les relations interféminines sont souvent stéréotypées, conflictuelles et manipulatrices. Les femmes de pouvoir sont les « méchantes » : qui ne se rappelle pas la reine de Blanche Neige et d’Ursula de la Petite Sirène ? Même Elsa, traitée de sorcière, renforce le stéréotype attaché au lien entre pouvoir et féminité.
Leur physique, qui leur permet d’être repérées par le prince charmant, est conçu selon des standards inatteignables (minceur extrême, grands yeux, petits pieds). Loryn Brantz, graphiste américaine montre l’écart entre leur physique et une allure plus « normale », accusant Disney de participer à la création de complexes chez les jeunes filles.

À ces critiques s’ajoutent celles concernant la couleur de peau, l’absence d’ handicap ou de membres de la communauté LGBT. En mai 2016, les internautes s’étaient d’ailleurs mobilisés, via le hashtag #GiveElsaaGirlfriend pour qu’Elsa devienne la première princesse lesbienne.
Un vent d’ouverture apaise les tensions
Depuis quelques années, de nombreuses marques ont entrepris des initiatives innovantes, plus adaptées et à l’écoute des changements sociaux.
Ainsi, Mattel a modifié cette année ses Barbies en proposant des morphologies plus diversifiées et réalistes. GoldieBlox, entreprise américaine de jouets, propose aujourd’hui des jeux de construction pour filles. Et l’année dernière, les Magasins U ont lancé un catalogue de jouets sans distinction de sexe, avec des petits garçons jouant à la poupée ou une petite fille bricolant.

Parallèlement, une vague pro-féminine s’est emparée de certaines marques. À l’instar de Dove, Pantene, ou Always, la tendance est à l’empowerment, comme la campagne communicationelle d’Always « #CommeUnefille ». Certes, il s’agit toujours d’un marketing genré pour des produits s’adressant exclusivement aux femmes.

S’agit-il alors d’une avancée, ou seulement d’une régression déguisée sous des airs de « girl power » ?
Bientôt une nouvelle collection Disney Aventures ?

Le dernier film d’animation produit par Disney, Vaiana, est d’un tout nouveau genre. Pas de prince charmant à l’horizon, Viana n’a qu’un seul amour, l’Océan. Elle s’agrippe à ses rêves, prenant de nombreux risques pour vivre sa passion. Au physique bien plus « normal », Vaiana est authentique, franche et assumée.

Dans la même veine, le film franco-canadien Ballerina confirme cette tendance en mettant en scène une petite fille qui rêve de devenir danseuse étoile.

L’ambition est enfin à l’écran et cela plaît. Seulement quelques jours après sa sortie, Vaiana atteint déjà les 15.9 millions de dollars de recettes, devançant les résultats de la Reine des Neiges.
Avec ce virement stratégique prometteur, à quand une nouvelle collection Disney, avec de véritables métiers, pour que les petites filles d’aujourd’hui puissent se rêver en aventurières, astronautes, journalistes, avocates ou médecins ? Affaire à suivre….
Flore DESVIGNES
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(1) Culture girly : mouvement de mode, apparu au début des années 2000 qui désigne une attitude que les jeunes filles aiment se donner, obsédée par leur apparence et ultra féminine. C’est la culture du rose et des couleurs vives, des strass, des paillettes, de la fausse fourrure2, des jupes etc. Le mouvement girly se retrouve dans les séries de télévision, le cinéma, le maquillage, la musique, la mode, les blogs avec par exemple Hello Kitty, Katy Perry, Lolita, Disney Princesses.

(2) Jeu d’imitation : selon le Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, le jeu d’imitation s’appuie sur la reproduction différée de scénarios de la vie courante.

Sources :

• DENJEAN, Cécile, “Princesses, pop stars & girl power”, Arte. Paru en 2012. Consulté le 29 décembre 2016.

• Princesses Disney, Wikipédia, Consulté le 29 décembre 2016

• L.D. “La Reine des Neiges ou : quand Disney avance d’un pas et recule de trois.”, Le cinéma est politique. Paru le 23 décembre 2013. Consulté le 29 décembre 2016.• SOTINEL, Thomas, “Chez Disney, la princesse a du mal à s’émanciper”, Le Monde. Paru le 19 novembre 2013. Consulté le 28 décembre 2016.

• LUCIANI, Noémie, “« Vaiana, la légende du bout du monde » : l’héroïne de Disney qui préfère la mer au prince charmant”, Le Monde. Paru le 25 novembre 2016. Consulté le 28 décembre 2016.
• HARRIS Aisha, “«Vaiana» ou la fin (tant attendue) des contes de fées chez Disney”, Slate. Paru le 30 novembre 2016. Consulté le 28 décembre 2016.

• LE BRETON, Marine, “Vaiana, la nouvelle héroïne Disney qui fait du bien aux petites filles”, Le Huffington Post. Paru le 27 novembre 2016. Consulté le 28 décembre 2016.

• CHARPENTIER, Aurélie, “Disney, le grand manitou du divertissement”, E-marketing. Paru le 1er avril 2007. Consulté le 28 décembre 2016.
• « Girly », Wikipédia. Dernière modification le 26 octobre 2016. Consulté le 7 janvier 2017.

Crédits:

• Alexsandro Palombo, Life is not a fairytale

• Top 5 des licences en valeur sur le marché du jeu et du jouet français en 2015, source panel Epsos, lsa-conso

• Loryn Brantz, graphiste et journaliste chez Buzzfeed

• Les Magasins U, Catalogue de Noël 2015

• GoldieBox

• Le Huffington Post, 27 novembre 2016

 

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Culture

Ni Teen, ni Milf, plutôt Com

Vous les connaissez, sûrement, vous les fréquentez, (sûrement) peut être : les sites pornographiques. Comme chaque entreprise, ces plateformes communiquent à coup de campagnes, de tweets et de buzz afin d’attirer plus de consommateurs. Mais le porno connaît la crise : dans un monde de démocratisation excessive via les plateformes gratuites, souvent illégales qui proposent le contenu des plateformes payantes, seuls deux producteurs du paysage X français subsistent : Marc Dorcel et Jacquie & Michel. Les enjeux communicationnels sont donc importants afin de tirer son épingle du jeu et résister à la pression du marché.
50 Nuances de X
La communication des acteurs du porno est très axée sur le buzz. Cependant, la communication sur le contenu pornographique correspond en tous points à celle du cinéma classique. On retrouve par exemple des sites comme die-screaming.com qui établissent des critiques de films pornos, des tops, des revues et suivent l’actualité des stars et des réalisateurs. Tout comme leurs homologues (un peu) moins dénudés, ces films et leurs castings sont présentés lors de cérémonies dans lesquelles ils reçoivent des prix et disposent même de bandes-annonces. Quid des acteurs et actrices ? Ceux-ci possèdent des comptes Instagram, réalisent des entrevues et font la promotion de leurs films sur des supports spécialisés.

Un passage un peu étroit
Ces entreprises de la pornographie ne disposent pas d’un contexte communicationnel très favorable. La crise du secteur et la difficulté de rentabiliser cette activité leur impose un budget limité alors que les objectifs sont grands. Il est indispensable de résister à la pression des sites gratuits, d’attirer de nouveaux consommateurs et faire connaître la marque et ses produits le plus largement possible. De plus, ils doivent faire face à la censure des médias en général et au puritanisme télévisuel, quand plus aucune égérie porno n’est admise sur les plateaux. En témoigne le blocage du compte Facebook de Marc Dorcel suite à la publication d’une photo d’une femme légèrement dénudée il y a 2 ans. D’autant plus que l’algorithme de censure de Facebook supprime automatiquement tous les tétons qui passent (quand bien même ils se trouvent dans une campagne de sensibilisation contre le cancer du sein). Un comble alors que la consommation de vidéos pornographiques (gratuites) ne cesse d’augmenter et représente des millions de pages vues chaque jour. Bien que le porno soit passé dans les mœurs et que les mentalités soient plus ouvertes sur le sujet, il existe néanmoins une forme de lobbying très prude qui pèse sur l’espace médiatique et restreint les possibilités de communication de ce secteur.
Une communication léchée

Malgré des réseaux sociaux assez hostiles, la communication du porno se fait essentiellement sur internet. Il est impossible aujourd’hui de passer à côté de l’utilisation de la communication digitale ; c’est en effet un média très économique, adapté au manque de budget du secteur pornographique et indispensable afin d’être vu, connu et reconnu. Marc Dorcel dispose ainsi d’un compte Facebook, de comptes Twitter, Instagram, Snapchat et d’une chaîne Youtube. Comptes sur lesquels la marque propose des opérations drôles et originales qui deviennent rapidement virales. La campagne « Sans les mains » par exemple a connu un succès phénoménal devenant un des sujets les plus commentés dès sa sortie.

Les ressources de la marque ne s’arrêtent pas là. Elle utilise tous les outils et toutes les innovations à sa portée afin de se démarquer. Elle a par exemple lancé une campagne de financement participatif simplement pour faire parler d’elle. Elle se positionne également sur le secteur de la réalité virtuelle en teasant la possibilité de bientôt pouvoir regarder des films avec l’Oculus Rift et a lancé dernièrement le porno à 360°.
Marc Dorcel est aussi un habitué du détournement d’autres marques et rebondit continuellement sur l’actualité pour promouvoir ses services. Ces traits d’humour lui offrent une grande sympathie et une énorme visibilité auprès du public, les tweets étant largement repris.

Depuis peu, Marc Dorcel s’est acoquiné avec Marcel, agence de com très innovante, preuve du potentiel de la communication dans le secteur du porno et du défi qu’elle représente. De cette association est par exemple née un coup de pub sur Snapchat nommé Snaptisfyer et illustrant l’orgasme en seulement 20 secondes que promet le nouveau jouet de la marque. La story du géant du porno permettait donc de voir la démonstration, réalisée par une animatrice, de leur dernier produit. Et visiblement, ça fonctionne. MD a d’ailleurs reçu pas moins de 5 récompenses pour sa publicité si bien huilée ! C’est ainsi une union gagnant-gagnant, puisque Dorcel acquiert en visibilité, tandis que Marcel gagne en visibilité grâce à son travail avec un des géants du X.

 

Tweet de Dorcel à propos de #Snaptisfyer
Mais la concurrence est forte dans ce domaine et les sites ou les relayeurs de pornos ne cessent de se montrer plus inventifs les uns que les autres. Pour des plateformes telles que Marc Dorcel il peut donc être difficile de faire entendre sa voix et de sortir des codes afin de se démarquer. Autre problème pour ces sites payants, les plateformes gratuites utilisent la même communication originale qui est elle aussi largement relayée sur les réseaux sociaux. Comme Pornhub et sa vidéo spéciale Noël ou encore le coup de com autour de la recherche de vidéos grâce aux emojis. Deux campagnes très virales.

Le secteur de la pornographie rivalise d’inventivité en termes de communication; un peu dramatiquement, on peut dire que leur survie en dépend. Leur touche humoristique et leur originalité séduit le public malgré la censure à laquelle ils doivent faire face. Censure qui justement, les pousse à innover sans cesse pour attirer les consommateurs. Pourra-t-on assister bientôt à une communication du porno bien plus libérée ? Probable lorsque l’on sait que des publicités n’hésitent plus à utiliser les codes de la pornographie pour séduire les consommateurs. La pornographie est définitivement en train de passer dans les mœurs. Les langues se délient et les tabous tombent.
Alexane David
Sources :
• REES, Marc, Nextinpact,  « L’éditeur Marc Dorcel bloqué 30 jours sur facebook pour une photo », publié le 15/07/14, consulté le 21/12/16
• ROPARS, Fabien, Blog du modérateur, « Interview : La stratégie digitale de Dorcel », publié le 19/08/15, consulté le 20/12/16
• PAULET, Samuel, FocuSur. « Interview : Grégory Dorcel, DG de Marc Dorcel, prince de la luxure et du X en France »,, publié le 16/11/2015, consulté le 21/12/15
• LE ROY, Sylvie, L’ADN. « Dorcel, toujours un coup d’avance », , publié le 24/11/2015, consulté le 20/12/2016
• BONNEMAISON, Romain, Paper Geek, « Pornhub : pour Noël, une pub encourage les gens seuls à regarder du porno », publié le 8/12/16, consulté le 22/12/16
• Pierre, auteur à journaldugeek.com, « PornHub : Un emoji contre une vidéo porno », Journal du geek., publié le 22/4/16, consulté le 22/12/16
Crédits  :
• Marc Dorcel
•   Photo censurée
•  Mikadulte
•  Capture Snapchat du compte twitter de Dorcel
• Vidéo youtube de la chaîne Dorcel, Anna Polina – #SansLesMains
• Screen de la page d’accueil de Marc Dorcel

Culture

Tempête sur la musique : la déferlante Frank Ocean

Si la musique reste aujourd’hui cette filière prophétique décrite par Jacques Attali en 1977 dans son ouvrage Bruit, celle qui vit les crises et les conflits avant les autres, les autres secteurs de la culture ont quelques années de turbulences et de mutations devant elles. En témoigne cette année 2016 tout juste achevée, qui a vu se mélanger une sortie d’album de Mr. Ocean très préparée, l’arrivée de nouveaux acteurs sur le marché, et de vieilles majors reléguées au rang de simples associées…tout cela dans le tourbillon de la sortie de deux albums, Endless et Blond, hymnes à la création, à l’expérimentation, et surtout à l’abnégation.
À l’image des Daft Punk, rester dans l’ombre est devenu le meilleur moyen d’être sous les feux des projecteurs. Communiquer son art relève du jeu du chat et de la souris, de l’ombre et de la lumière…jusqu’au dévoilement de l’œuvre, celle de la sortie officielle qui suscite bien souvent des conflits d’intérêts. L’art se prolonge sous différentes formes et en être l’unique propriétaire devient un luxe que nombre d’artistes veulent s’offrir. S’exprimer et tout maîtriser : voilà une fois de plus l’exemple que le chef d’orchestre peut être en studio comme derrière les plans de promo.
L’art de trouver le bon tempo…tout en jouant avec les silences
L’attente. C’est ce qui a rongé les fans du chanteur pendant presque quatre ans. Elle n’est pourtant pas à l’origine d’une stratégie marketing. Frank Ocean, au sortir du triomphe Channel Orange,  s’est confronté à la difficulté de retrouver son identité d’artiste, tout en luttant contre le syndrome du deuxième album. Ces quelques années qui ont séparé ce premier album de Blond se sont transformées en saga sans fin pour les fans comme pour l’homme, aussi attendu qu’un messie.
Pourtant, le successeur de Channel Orange n’a pas tardé à faire parler de lui. « Je vais faire la première partie d’Outkast cet été à Pemberton donc je vais peut-être renoncer à Coachella » laissait-il entendre en 2014, annonce suivie d’une bribe de morceau « Memrise », lâchée sur Tumblr six mois après. S’ensuivaient un autoportrait publié sur Twitter, une photo énigmatique avec deux magazines titrés « Boys don’t cry » et « I got two versions. I got twooo versions », une annonce de date de sortie (juillet 2015, qu’il ne respectera évidemment pas), un faux lien iTunes, quelques sons volés publiés sur le net puis vite effacés, une fausse fiche de prêt de bibliothèque listant toutes les dates potentielles de sortie de l’album pour enfin arriver, en juillet 2016, à un article dans le New-York Times annonçant de façon certaine la sortie du tant attendu opus, le 5 août.
En effet, un live stream Apple Music tourne en boucle sur le site du chanteur, depuis le 1er du mois, on y voit Frank Ocean sciant des planches de bois sur fond d’extraits sonores. La vidéo est à elle seule le symbole des années d’impatience : l’auditeur devient le spectateur du travail lent, méthodique de l’artiste qui invite son public à s’attarder. Le 5 août, l’album ne pointe d’ailleurs toujours pas le bout de son nez. Comme si le temps n’était pas un facteur important, Frank Ocean va publier après quatre ans d’attente, à partir du 19 août et en l’espace de deux jours, deux albums : Endless et Blond.
Depuis 2013, l’hystérie collective a vu des millions de tweets défiler sur internet, chacun exprimant son désarroi profond, sa colère de ne jamais voir paraître le disque tant rêvé, ses lettres d’amour ou de haine… Des filtres Snapchat dédiés ont même été créés par la plateforme afin de sustenter les fans avides d’un quelconque signe avant-coureur.

http://frankocean.tumblr.com/post/115712574756/i-got-two-versions-i-got-twooo-versions


Une partie d’échec pour gagner dans la durée
Grâce à la stratégie mise en place avec habileté par Frank Ocean et son équipe, le chanteur s’est libéré du contrat qui le liait à Universal en publiant d’abord Endless, un long album visuel, élusif sans morceau diffusible en radio et peu exploitable en promo pour une maison de disques… pour sortir le jour suivant son véritable nouvel album sur son propre label, en dépit des sommes dépensées par Universal pour financer son nouveau disque. Nous passerons ici les détails techniques et aspects financiers pour nous attarder sur les enjeux de communication d’un tel tour de passe-passe.
Ce coup de poker permet à Frank Ocean de supprimer les intermédiaires en ne se fiant qu’au distributeur, Apple. La marque devient, avec l’autre plateforme de streaming Tidal, un interlocuteur privilégié pour les artistes afin de promouvoir leur musique. Jimmy Iovine, PDG d’Apple Music, déclare dans une récente interview ne pas vouloir pour autant prendre la place d’un label mais « faire de sa plateforme le meilleur lien entre l’artiste, le label, et le consommateur. » Le site de streaming ne se place plus aujourd’hui au simple rang de subordonné à la maison de disques, mais comme un véritable acteur de pouvoir sur la distribution et la diffusion de la musique dématérialisée.
En ne commerçant qu’avec lui, l’artiste peut se permettre de tout décider : quand sortir son album, ce qu’il veut y mettre… L’important pour la plateforme est de détenir l’exclusivité du contenu. L’avantage pour l’artiste : la communication entre lui et son public est directe. Pour Paul May, le plus proche collaborateur de Frank Ocean, « L’art ne peut pas être précipité. Il s’agit de s’assurer d’atteindre l’esthétique parfaite pour la situation. Pour y arriver, cela demande constamment des ajustements, des essais et des erreurs… ». C’est ce qu’offrent Apple Music et Tidal aux artistes les plus rentables : du temps. Frank Ocean a réussi l’impensable aujourd’hui : créer l’espace de liberté le plus total, tant sur le plan de la communication que de la création, tout en étant financé à hauteur de major.

Expérimenter et renouveler les nouvelles formes de création
Avec l’explosion du streaming, on observe dans le top Billboard un changement radical de la proposition musicale des artistes les plus vendeurs. Que ce soit Beyoncé, Kanye West, Solange, Bon Iver, Frank Ocean ou encore Radiohead, chacun développe son art de façon très personnelle, engagée, sans single formaté pour les charts. On remarque que sur Spotify, Deezer et autres plateformes, l’engagement du consommateur n’est plus financier mais un engagement de durée. On prend du temps pour découvrir un tube, on cherche à s’aventurer dans les albums, à se perdre afin de trouver celui dont est issue notre chanson préférée. Dans une époque où nous avons accès à tout, faire un album qui ne cible pas tout le monde est un moyen d’attirer des foules.
Cette logique s’applique aussi à la volonté de re-matérialiser la musique en la prolongeant sous forme de magazine, de coffret vinyle… Frank Ocean l’applique avec la publication gratuite, très limitée de son magazine Boys don’t cry. Le principe de rareté et de gratuité mêlés le placent immédiatement dans l’esprit du fan au rang d’oeuvre d’art gracieuse, désintéressée.
Frank Ocean réussit à faire de l’art avec un objet commercial à grande échelle, et d’un objet commercial considéré comme dépassé, un objet d’art de notre époque. Il expérimente, prolonge, développe dans la longueur l’histoire ce qu’il veut raconter… sans jamais pour autant perdre le nord : « Je sais exactement quels sont les chiffres, a-t-il confié dans une récente interview au NYT. J’ai besoin de savoir combien j’ai vendu d’albums, combien de streamings, quels territoires jouent ma musique plus que d’autres, car cela m’aide à décider où l’on irait faire des concerts, où l’on pourrait ouvrir un magasin de location de voiture, un pop-up store ou quelque chose dans le genre… ». Un chef d’orchestre qui mène son porte monnaie à la baguette.
 
César Wogue
Sources :
– Edward Helmore, Universal reportedly outlaws streaming ‘exclusives’ after Frank Ocean release, 23.08.2016, https://www.theguardian.com/business/2016/aug/23/universal-streaming-exclusives-frank-ocean-release, consulté le 23/12/2016
– Joe Coscarelli, Apple Music: Platform? Promoter? Both., 22.12.2016, http://www.nytimes.com/ 2016/12/22/arts/music/apple-music-platform-promoter-both.html, consulté le 26/12/2016
– Ben Sisario, Frank Ocean’s ‘Blonde’ Amplifies Discord in the Music Business, 25.08.2016, http:// www.nytimes.com/2016/08/26/business/media/frank-oceans-blonde-amplifies-discord-in-themusic-business.html, consulté le 26/12/2016
– Jon Pareles, With Streaming, Musicians and Fans Find Room to Experiment and Explore, 22.12.16, http://www.nytimes.com/2016/12/22/arts/music/streaming-album-bon-iver-kanye-westfrank-ocean.html, consulté le 26/12/2016
– Marine Desnoue, Frank Ocean, la puissance marketing de Blonde, 08.16 http://oneyard.com/ magazine/frank-ocean-puissance-marketing-de-blonde/, consulté le 26/12/2016.
– Jon Caramanica, Frank Ocean Is Finally Free, Mystery Intact, 15.11.16, http://www.nytimes.com/ 2016/11/20/arts/music/frank-ocean-blonde-interview.html, consulté le 25/12/2016
– Adam Bychawski, Apple Music boss denies forcing Frank Ocean to split with his label ahead of Blonde release, 23.12.16, http://www.factmag.com/2016/12/23/apple-music-boss-denies-forcingfrank-ocean-split-label-ahead-blonde-release/, consulté le 25/12/2016
Crédits photo :
– Boys don’t cry®
– Télérama

Culture

Miyazaki du pinceau au stylet

Alors que le « Disney japonais » annonçait la fin de sa carrière après Le Vent se lève, Hayao Miyazaki annonce un nouveau long métrage pour 2020. Version longue du court métrage Boro la Chenille, ce nouveau projet dans lequel la petite chenille sera animée entièrement en image de synthèse, entame la rupture du maître incontesté de l’animation japonaise avec le dessin à la main.
Envers et contre lui
C’est un changement vis-à-vis du processus de création qui semble en contradiction avec les convictions d’un réalisateur qui depuis toujours prônait sa singularité et son indépendance, refusant à Disney les modifications pour la diffusion de Princesse Mononoké. Ce passage du dessin au numérique, du papier à l’écran n’est ni anodin ni arbitraire. La fin du pinceau de Miyazaki, qui se dressait contre les injonctions de production des animés, ne laisse aucun adepte du cinéma d’animation indifférent.
De l’animé à la synthèse
Les dessins animés comme le nom l’indique, sont une suite de dessins qui mis bout à bout prennent vie pour créer des mouvements et finalement des animés. L’animation de synthèse est la création entièrement numérique de personnages sur écran mis en mouvement par ordinateur. C’est Pixar qui inaugura le succès du cinéma de synthèse avec des succès au box office tels que Toy Story en 1996 ou encore Monstres & Cie en 2001. Disney emboita le pas avec d’indéniables succès comme par exemple Madagascar. La différence de processus de production entre ces animés a bien évidement une incidence sur le rendu final : alors que le dessin conserve une esthétique en 2D qui rappelle la BD ou le manga pour Miyazaki, la synthèse donne une sensation confondante de 3D.
Cependant, les différences ne s’arrêtent pas à l’esthétique et les considérations économiques et matérielles de la production cinématographique ne sont jamais très loin. L’image de synthèse répond aux exigences de la nouvelle consommation de cinéma de masse. Moins cher, plus rapide, plus moderne et « plus réaliste », la synthèse donne au numérique sa légitimité sur le marché de la création d’animés. Toutefois, ce changement d’outil et de support chez Miyazaki interroge et inquiète des fans qui y voient la fin d’une époque, d’une tradition, d’un savoir-faire.

Photo : Sausage Party

Photo : Nausicaä de la vallée du vent
Quand le stylet efface le style
Souvent comparé à Walt Disney pour l’ampleur de son succès, Miyazaki se distingue par bien des aspects du géant Américain. Soucieux de ses créations, l’auteur japonais prête une attention très particulière au style et à la précision de ses dessins, allant même jusqu’à repasser plusieurs fois derrière chacun de ses dessinateurs. Cette att
ention est largement perceptible dans le rendu des paysages fantastiques et oniriques de ses longs métrages comme ceux de Princesse Mononoké ou de Nausicaa. L’auteur a d’ailleurs souligné l’importance de l’équilibre entre l’utilisation de l’ordinateur et du dessin.
Mais Boro la Chenille semble contredire cette exigence de la préservation du savoirfaire manuel et semble en même temps annoncer la fin d’une méthode. Le passage du pinceau au stylet s’accompagne d’une modification inévitable de style : l’image finale s’éloigne de ses origines manga et perd l’authenticité du trait pour le réalisme du 3D. Le choix du dessin répondait à l’intention de l’auteur de ne pas reproduire « le réel dans sa forme concrète ». Cette transition s’accompagne également des modifications des conditions de production. L’utilisation de la synthèse raccourcit le temps de production et de création de l’animé, alors qu’un Miyazaki nécessitait cinq à sept ans de travail, Boro verra le jour après trois ans de création.
Photo : layout du film Mon voisin Totoro

La chute d’une légende
Mais au-delà du style, c’est tout un symbole qui s’effrite. En laissant tomber le crayon et le pinceau, Miyazaka semble jeter le voile sur des années de tradition scripturale. Dernier représentant d’une création « à l’ancienne », le choix de l’auteur éveille la peur de l’irréversible, de la transition sans retour d’une tradition de la main à la pratique du clavier. Cette nouvelle réanime l’éternel sentiment d’une perte, celle de la culture de l’écrit, de la création manuelle et du support matériel. Les esquisses et les planches cèdent le pas aux écrans et aux algorithmes et les mains semblent oublier peu à peu les gestes ancestraux qui donnèrent naissance à Chiiro ou Totoro.
Ce dernier film ne signe surement pas la mort du dessin animé mais bel et bien celle d’un imaginaire partagé par des fans attachés aux pratiques qui prévalaient à une époque où l’on avait le temps, où l’on avait sept ans pour faire un monde. Toutefois n’oublions pas que le réalisateur aujourd’hui âgé de 77 ans, aura donc 80 ans à la sortie du long métrage, il est donc permis de croire qu’au lieu de se plier aux injonctions de l’économie et de la culture de masse, l’auteur s’est adonné à celle du temps pour nous livrer une dernière expérience fantastique, celle d’une immersion dans son imagination.
Céline JARLAUD
Sources :
ghiblicon.blogspot.fr Ghibli blog
Documentaire Arte Ghibli et le mystère de Miyazaki
animationjaponaise.wordpress.com
www.franceinter.fr L’art de Miyazaki et Takahata exposé
Crédits Photo :
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Culture

Je parle donc je suis: l'Agora du 93 à l'honneur dans À voix haute

Seine Saint-Denis, c’est d’la bombe bébé. Et c’est ce que prouvent les jeunes participants d’Eloquentia, le concours d’éloquence du 93. Pour la quatrième année, l’amphithéâtre de Paris 8 se transforme en arène où s’affrontent des orateurs en jean-baskets. Avec une verve décapante, ils nous livrent des bribes d’humanité poignantes. Dans À voix haute, diffusé en novembre dernier sur France 2, Stéphane de Freitas suit de sa caméra discrète et sincère la préparation d’une dizaine de ces jeunes. Pendant plusieurs mois, avocats, slameurs et metteurs en scène leur enseignent les ressorts subtils de la rhétorique. Le documentaire qui en résulte est à couper le souffle, ou plutôt, il donne envie de le reprendre dans un seul but : en parler.

L’éloquence est un sport de combat
« J’avais l’impression l’année dernière quand je suis arrivée à la fac que toutes mes origines sociales, la catégorie socioprofessionnelle de mes parents, les établissements quelque peu douteux que j’ai fréquenté (…) ça se dessinait sur mon visage mais surtout sur ma parole. » Le documentaire s’ouvre sur ce témoignage, illustration flagrante de la violence symbolique du « marché linguistique » analysé par Bourdieu dans Ce que parler veut dire. Pour le sociologue, il n’y a de bonne ou mauvaise façon de parler qu’en regard de la norme en vigueur, imposée par les « dominants », légitimée par le système. La jeune fille poursuit en racontant comment sa manière de passer des graves aux aigus la désigne directement comme issue de banlieue : « l’habitus linguistique » est socialement déterminé. Les personnes ne maîtrisant pas la forme standard du langage subissent une exclusion provoquant parfois une « auto-disqualification » qui les contraint au silence. Ce fut d’ailleurs le cas pour l’un d’entre eux: alors qu’il se retrouve à la rue suite à l’incendie de son appartement, les mots lui manquent face au mépris de France Habitation. Pas question de s’apitoyer pourtant. Bourdieu nous a appris à voir la sociologie comme « un sport de combat » : avoir conscience des déterminismes, c’est avoir les armes pour se défendre. Loin de tout fatalisme, À voix haute est le récit de ce combat.

Le réalisateur, un Richard Hoggart du XXIème siècle ?
Le réalisateur Stéphane de Freitas a grandi au sein d’une famille d’origine portugaise en Seine-Saint- Denis. Sa passion pour le basket le propulse à l’adolescence dans les quartiers chics de l’ouest parisien. « Fils de garagiste » VS « fils d’héritier » : pas facile d’y trouver sa place. Quelques années plus tard, diplômé d’ASSAS et de l’ESSEC, il fonde une association pour faciliter le lien social et repenser une société plus collaborative : la Coopérative Indigo, à l’initiative d’Eloquentia. Cette ascension éclair rappelle celle du sociologue Richard Hoggart. Recueilli par sa tante dans une famille de la classe ouvrière du Nord de l’Angleterre, il fut le « contre-exemple exemplaire » d’un boursier issu des classes populaires devenu universitaire de renom dans les années 50. Dans La Culture du pauvre, Hoggart affirmait la non-passivité des classes populaires face à la culture de masse : leurs logiques de ré-appropriation culturelle déjouaient l’idée d’individus réceptacles de la « seringue hypodermique » médiatique (Lasswell). « A la fois proche et éloigné » (1957), entre familiarité et prise de recul, la posture d’Hoggart ne tombait ni dans l’écueil du mépris ni dans celui de la complaisance. Il en est de même pour Stéphane de Freitas. Pas de voix-off ni de métadiscours : les récits de vie s’entremêlent aux performances sans jamais tomber dans le pathos sur-joué du tv show. À voix haute est un cocktail explosif que l’on sirote avec le sourire.
Des philosophes antiques au 93 : la parole efficace et poétique
« Je parlais sans prendre en compte l’efficacité, le but de ma parole. L’objectif était de parler le plus possible, un peu comme des éjaculations de poulet ». Derrière la métaphore saisissante de ce jeune homme se retrouve l’importance de la performativité, étudiée dans les travaux de John Austin. Pour ce philosophe anglais, il est possible de « faire des choses avec des mots ». La force d’une énonciation est d’abord « illocutoire » : elle est dirigée dans un certain sens par l’énonciateur. Mais la visée ultime de tout acte de langage est surtout « perlocutoire » : il s’agit de l’effet produit sur l’interlocuteur. Bien qu’on ne puisse le contrôler, on peut l’anticiper. Se confronter à un auditoire est alors le meilleur exercice qui soit.

Eddy Moniot, vainqueur d’Eloquentia 2016.
Comme Flaubert dans son gueuloir, Eddy fait parler ses textes sur les dix kilomètres séparant son village de la gare la plus proche. Pour Jakobson, on trouve du poétique dans la quotidienneté du langage. Choisir une tournure de phrases plutôt qu’une autre parce qu’elle « sonne mieux », c’est déjà user de la fonction poétique.
Discours, plaidoirie, slam, théâtre… A Eloquentia, l’expression n’a pas de limite. Un point commun : la parole. D’après la distinction Saussurienne, la parole se distingue du langage et de la langue par son caractère éminemment personnel. Parler, c’est donc « se révéler aux autres, et surtout à [soi-même] » déclare le réalisateur. Par là même, les jeunes deviennent « les héritiers de Cicéron ». Cet homme d’état et auteur latin, du 1er siècle av. JC, prône en effet la cultura animi, ou culture de l’âme. De même que l’on peut cultiver son champ, on cultive par la pensée ses idées : l’orateur est celui qui se dévoile à travers le langage.
Leïla et Victor Hugo – A voix haute – INFRAROUGE

Comme l’enseignait Platon dans le Gorgias, un orateur doit avoir la subtilité des dialecticiens, la science des philosophes, la diction des poètes, la voix et les gestes des plus grands acteurs. Alors, à Eloquentia, le corps lui aussi « parle » : on apprend à se servir de la kinésique (gestes et mimiques) et de la proxémie (le positionnement dans l’espace).
De l’importance de l’éloquence

Emmanel Macron hurle  HURLE – Heavy metal  (remix)

« On fait campagne en poésie. On gouverne en prose. » : lors des primaires qui l’opposaient à Barack Obama, Hillary Clinton avait repris cet aphorisme de Mario Cuomo (ancien gouverneur de l’État de New York). Elle cherchait alors à le dépeindre comme un candidat dont la rhétorique ne pourrait se traduire en réalité… On voit bien où ça l’a menée ! Marc Antoine, Martin Luther King et Charles de Gaulle l’avaient bien compris : un discours peut renverser le cours des choses. Mais de l’envolée lyrique à la moquerie générale, il n’y a qu’un pas. C’est ce qu’a prouvé Emmanuel Macron dans son récent meeting, largement parodié en chanteur de hard rock ou en loup en détresse à cause d’une voix un peu éraillée. A la radio, la sentence est particulièrement sévère ; Sonia Devillers l’avoue sur France Inter : « Nous passons notre temps à éliminer des invités parce qu’ils ne parlent pas assez bien ». Alors que les anglo-saxons refont du « public speaking » une discipline à part entière, les français restent maîtres dans l’art de l’élucubration soporifique. Remettre l’accent sur l’éloquence permettrait certainement de (r)éveiller les esprits… alors, qu’est-ce qu’on attend ?
Alice Fontaine
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Sources:
•  A voix haute, Un documentaire écrit et réalisé par Stéphane de Freitas / Co-réalisé par Ladj Ly 
(le documentaire 
n’est malheureusement plus disponible en replay)
•   Claude Grignon, « Richard Hoggart ou les réussites improbables », La Vie des idées, 24 
février 2016. ISSN : 2105-3030.
•  Barbara CASSIN, « ÉLOQUENCE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 22 décembre 2016.
•  Sonia DEVILLERS – L’instant M « Concours d’éloquence dans le 93 : la parole comme une arme » – France INTER, 5 décembre 2016
•  Alban DE MONTIGNY, « Stéphane de Freitas, créateur d’Indigo, réseau social solidaire », publié sur La Croix le 30/08/2016
Crédits photos:
• France 3 Régions
• Julien Pebrel / MYOP pour NEON
•  Eddy Guilloux

Culture

Le Brouillard d'Arles de Van Gogh, une ombre au tableau ?

On a entendu depuis peu, à la veille de sa sortie en librairie, le débat autour du Brouillard d’Arles (du nom qui était donné aux livres des comptes de commerce). Carnet retrouvé par un particulier qui entretient son anonymat, ce dernier l’a remis à un marchand d’art de sa connaissance en 2008. Mais depuis, experts français et néerlandais sont en désaccord quant à son authenticité. Se pose alors la question du rôle de la polémique dans le champ artistique : est-elle un élément de stratégie marketing ?

Le mythe du carnet retrouvé.
Il porte en lui toute une myriade de symboles et de significations. S’il n’a pas l’honneur de figurer au sommaire des Mythologies barthiennes, on le retrouve volontiers dans l’incipit de films et romans pour la jeunesse (Les Chroniques de Spiderwick, L’Histoire sans fin).
On confère à ce carnet une valeur particulière parce ce qu’il contient dessins et écritures manuscrites. Il fait référence à des temps anciens que l’on retrouve alors, et semble établir une nouvelle proximité avec l’artiste auquel il a appartenu. C’est pour cela qu’ « à la plus parfaite reproduction, il manque toujours quelque chose : l’ici et le maintenant de l’œuvre d’art, l’unicité de sa présence au lieu où elle se trouve. C’est à cette présence unique pourtant, et à elle seule, que se trouve liée toute son histoire. En parlant d’histoire, nous songeons aussi bien aux altérations matérielles qu’elle a subies qu’à la succession de ses possesseurs […]. L’ici et maintenant de l’original constituent ce qu’on appelle son authenticité » (Walter Benjamin, historien de l’art et critique littéraire).
C’est une stratégie marketing de l’inédit qui cherche à promouvoir la rareté et la nouveauté de l’objet en s’adressant à l’émotion du client (il en faut sans doute pour ces 65 dessins vendus à 69€). Son identité est synonyme d’un désintérêt causé par le soupçon, mais le soupçon lui- même a quelque chose d’intrigant, qui pousse à la curiosité. L’œuvre d’art y entretient son mystère, pour échapper à toute explicitation. Elle peut ainsi devenir le centre des regards et justifier de son prix.
Un visage à l’oreille coupée bien connu du public.
Van Gogh est un artiste passé à la postérité au sein de la culture populaire, et nombre d’expositions rencontrent encore aujourd’hui un franc succès (musée d’Orsay, 2014). En même temps, certains de ses tableaux atteignent des sommes astronomiques, à l’image des 66 millions de dollars dépensés en 2015 par un collectionneur asiatique pour L’Allée des Alyscamps.

Maintes fois, l’authenticité des œuvres de Van Gogh a été remise en question par les autorités compétentes : on sait par exemple qu’à partir de 1887 le Docteur Gachet, ami du peintre, a réalisé de nombreuses imitations des tableaux de Van Gogh. Le Musée d’Amsterdam demeure donc toujours extrêmement prudent quant à l’attribution qui peut être faite des tableaux. Ces dernières sont donc rares et, de ce fait, la cote du peintre demeure élevée.
Un objet-œuvre d’art qui anime les médias.
Les médias s’adressent à un citoyen à la fois soucieux de l’information et consommateur en puissance d’œuvre d’art. L’investigation du journaliste fait la promotion, par le choix de son sujet, du produit-œuvre d’art. Si le discours journalistique est polysémique, c’est parce que l’objet l’est aussi : le Brouillard d’Arles vient se placer entre l’œuvre d’art et le produit culturel. D’un côté, ce n’est pas le vrai carnet de Van Gogh que nous tenons entre nos mains, sa commercialisation en fait un produit de masse.
Cette reproductibilité pourrait bien provoquer une dégradation de l’œuvre d’art et réduire cette dernière à l’état de produit (Adorno) – l’objet d’art ne se retrouve-t-il pas « épuisé par le processus de consommation » (Bauman) ? D’un autre côté, les initiateurs de cette publication se disent motivés par un objectif de démocratisation de l’œuvre d’art (et non pas sa marchandisation). La publication demeure indépendante des attentes du public, elle ne répond pas à un besoin. Reste à savoir à qui profite cette publication : à ceux qui ont découvert le carnet ou aux descendants de l’artiste ?
Une communication « spectaculaire » est faite autour de la polémique sur l’authenticité, qui avait pourtant commencé bien en amont. Les experts du musée Van Gogh d’Amsterdam avaient déjà manifesté leur désaccord en 2008 et 2012. Ce point de vue, jusqu’alors méconnu du grand public, était-il susceptible de nuire à la publication du recueil de dessins ? Les éditions du Seuil voient d’un mauvais œil les attaques du musée qu’elles qualifient de « campagne de dénigrement systématique », à laquelle elles auraient préféré la discrétion.
On est pourtant en droit de se demander si, tout au contraire, la polémique n’accentue pas le phénomène de curiosité, poussant finalement à l’achat. Repensons par exemple au procès fait à Baudelaire pour ses Fleurs en 1847, accusées d’« offense à la morale publique et aux bonnes mœurs ». La polémique créée par certains poèmes, leur censure, suscite alors l’intérêt de la population qui s’empresse d’en prendre connaissance, et des illustrations érotiques ne tardent pas à circuler sous les manteaux du marché noir… Jetant contre son gré Baudelaire sur le devant de la scène médiatique, le procureur général Ernest Pinard avoue lui-même que «si la poursuite n’aboutit pas, on fait à l’auteur un succès, presque un piédestal ; il triomphe, et on a assumé, vis-à-vis de lui, l’apparence de la persécution. ». Le recueil n’est réhabilité dans son intégralité qu’en 1949 mais il est, à sa sortie, déjà connu de tous.
Si la médiatisation du poète n’était pas de son fait, on peut se demander si celle qui est faite
autour du Brouillard n’a pas quelque intérêt. On apprend dernièrement que le musée d’Amsterdam refuse le débat public engagé par les éditions du Seuil, qui avait pour objectif de mettre fin à la polémique : sans arguments pour se défendre ou volonté de faire durer le débat ? En allant à l’encontre des experts français, le musée d’Amsterdam espère peut-être réaffirmer sa figure d’autorité et assurer son monopole sur la figure de Van Gogh. On se rappelle en effet qu’il s’était une première fois trompé sur l’attribution du Coucher de soleil à Montmajour.
Campagne de promotion volontaire ou collatérale, c’est en tout cas un coup de pub réussi pour sa rentrée en librairie, qui ne s’est pas faite dans la discrétion. Et quand bien même il devrait s’agir d’imitations, ces esquisses auront eu le mérite de faire parler de Van Gogh.
Lucie Couturier
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Sources :
•  « De l’œuvre au produit culturel », Dominique Sagot-Duvauroux, HAL archives ouvertes, février 2010.
• « La découverte de nouvelles œuvres attribuées à Van Gogh », Gilles Perrault, Revue Experts n°17, décembre 1992.
• « Un carnet de dessins inédits de Vincent Van Gogh dévoilé à Paris, le musée du peintre néerlandais assure qu’ils ne sont pas de sa main », The Huffington Post, novembre 2016.
• « Des Van Gogh dans le brouillard », Le Monde, novembre 2016.
• « Des dessins ‘‘inédits’’ de Van Gogh, contestés par le musée d’Amsterdam », Le Monde, novembre 2016.
• « Dessins de Van Gogh : la contre-expertise hollandaise », Eric Bietry-Rivierre, Le Figaro, novembre 2016.
• « Vincent Van Gogh, un carnet dans le brouillard », Julie Malaure, Le Point, novembre 2016.
• « Un tableau inconnu de Van Gogh dormait dans un grenier », Le Monde, septembre 2013.
• « Le « faux’’ Van Gogh était en fait un vrai », Sara Webb, Pascal Liétout pour le service français, Le Nouvel Observateur, septembre 2013.
• « Polémiques médiatiques et journalistiques », Ruth Amossy et Marcel Burger, revue SEMEN, 2011.
• « Affaire Van Gogh: Le Seuil dénonce une « dérobade » du Musée d’Amsterdam », Le Parisien, novembre 2016.
• « Van Gogh en plein brouillard », Georges Bourquard, Le Dauphine, novembre 2016.
• « Procès des Fleurs du Mal : condamnation et censure de Charles Baudelaire en 1857 », France pittoresque, février 2014. D’après Le Figaro, 5 juillet 1857 et La Revue des Procès contemporains, 1885.
Crédits :
• Ouest France.
• La Croix.

Culture

BLACK MIRROR ou le divertissement prophétique

« [Black Mirror] is about the way we live now – and the way we might live in 10 minutes’ time if we’re clumsyn »*Charlie Brooker pour The Guardian, le 1er décembre 2011.
Black Mirror est une série d’anticipation créée par Charlie Brooker en 2011. Cette anthologie présente autant de futurs dystopiques possibles que d’épisodes, soit 13. Chaque épisode a un casting différent, un décor différent et une réalité différente mais un thème commun trace un fil rouge entre toutes ces possibilités : comment l’information et la technologie influent et influeront sur nos comportements et notre nature humaine.
Charlie Brooker a longtemps été chroniqueur pour le Guardian où il critiquait avec cynisme, humour et justesse les médias. Dans un autre registre il a également écrit une mini-série, Dead Set, où des zombies sont lâchés sur le plateau d’une télé réalité.
Avec Black Mirror il pose de fascinantes questions sur notre rapport à la technologie qu’il s’agisse du droit à l’oubli, du poids de l’opinion publique, de l’ultra surveillance, l’intrusion des objets connectés ou encore la prolongation de la vie. Il se plait à imaginer les dérives des nouvelles technologies actuelles et futures. Ces problématiques sont traitées sous un angle noir, souvent satirique, et le reflet de ces mondes se veut de plus en plus prophétique.
Charlie Brooker, « oracle post-moderne »

Cette série anticipe de mieux en mieux le futur jusqu’à en devenir terrifiant autant pour le spectateur que pour son créateur. Dans le tout premier épisode, National Anthem, il met en scène un chantage auprès du Premier Ministre britannique qui, pour sauver la princesse d’Angleterre kidnappée, doit avoir une relation sexuelle avec une truie, en guise de rançon, en direct à la télévision. Le 21 septembre 2015 (4 ans après la diffusion de BM) parait une biographie non autorisée de David Cameron, Call me Dave, dont on retiendra surtout l’anecdote selon laquelle l’ex-Premier ministre aurait inséré son sexe dans la tête d’un cochon mort lors d’une soirée de bizutage étudiant… Charlie Brooker confie en interview qu’il n’arrivait pas à croire que se soit ce scénario qui devienne réel.
Les prémonitions se réalisent. Dans le premier épisode de la dernière saison, Nosedive,
 Charlie Brooker dévoile une société régie par la cote sociale personnelle. La population possède une application permettant de noter en temps réel n’importe qui
 de 1 à 5 étoiles, donnant ainsi une note universelle à chacun. Plus votre note est élevée plus
 vous pourrez accéder à des avantages, une meilleure maison, voiture, etc. Netflix, produisant
 la saison 3, pour promouvoir la série, a mis en ligne un dispositif similaire (Rate Me) montrant que cette réalité n’est pas si fictive et éloignée de la notre. En effet,
 en Chine le parti communiste a annoncé que d’ici 2020 tous les citoyens pourraient être notés
 sur la base de leurs données personnelles et professionnelles afin de déterminer qui est ou non
 un bon citoyen. La réalité s’aligne sur la fiction.
On peut aussi prendre l’exemple de Be Right Back, s2e1, au cours duquel une femme peut discuter avec une intelligence artificielle, capable de se faire passer pour son époux décédé grâce aux diverses données numériques laissé par ce dernier sur internet. Cette fois c’est la série même qui a inspiré un Russe, Roman Mazurenko, à créer un bot compilant toutes les activités sur les réseaux sociaux d’un de ses amis durant les mois précédents sa mort afin de générer des réponses automatiques pour discuter avec lui.
Dans une autre catégorie, Sony aurait déposé cette année un brevet (US2016/0097940 A1) pour une lentille oculaire capable d’enregistrer des images et de prendre des photos. Or dans The Entire History of You, s1e3, une grande majorité de la population possède un implant, Grain, lui permettant d’enregistrer et de visionner ses souvenirs à la demande. Dans un tel monde diverses questions essentielles s’esquissent : le droit à l’oubli est il encore possible ? Cet implant, Grain, en enregistrant tous nos faits et gestes, ne provoquerait-il pas une société panoptique?
Petit point culture: le panoptique est un type d’architecture carcéral permettant de surveiller sans que le prisonnier puisse véritablement le savoir, grâce à une tour centrale. Cela provoque donc un sentiment de surveillance permanente qui n’est pas forcément justifié. Michel Foucault reprend ce modèle dans Surveiller et Punir, en mettant en avant le contrôle social qu’une telle surveillance engendre.

Un Miroir Réfléchissant

L’originalité de Black Mirror est de montrer une véritable mise en esclavage de l’homme par
 la technologie et les médias. Plus horrible encore, le système de servitude de ce tout-technologique n’est pas le fruit de manipulations ni de complots. Il se démarque par sa simplicité et l’impossibilité de s’en échapper.
L’ akrasia est au centre de cette problématique. C’est un concept philosophique rencontré chez Platon désignant une faiblesse de volonté. En passant à côté d’un accident de voiture on ne peut s’empêcher de regarder, de chercher une image impressionnante, tout en sachant qu’il est possible qu’on ne puisse la supporter ou qu’elle nous choquera. L’akrasia réside dans ce paradoxe. Ainsi dans National Anthem, lorsque le Premier ministre anglais cède au chantage (avoir une relation sexuelle avec une truie) toute l’Angleterre se retrouve devant la télé pour regarder. L’excitation des citoyens atteint son paroxysme.

La puissance de la scène est portée par les visages des téléspectateurs dégoutés mais qui ne peuvent s’empêcher de continuer à regarder l’interminable séquence.

Ici, répugnance et attraction se mélangent. Alfred R. Mele, définit l’akrasia, dans Irrationnality: An essay on akrasia, self-deception and self-control, comme « la tension paradoxale dans l’action du sujet qui n’a que des raisons de ne pas faire une chose, mais choisit quand même librement de la faire alors que rien d’extérieur ne l’y force ».
Ce paradoxe se retrouve dans les trois épisodes de la première saison. Dans 15 Million Merits, e2s1, le héros Bing participe à un concours télévisuel similaire à XFactor. Devenir célèbre grâce à ce concours semble être le seul moyen pour sortir du système oppressif et uniformisé. Il va sur le plateau pour exprimer sa haine envers ce système jusqu’à menacer sa propre vie. Le système lui répond en disant qu’il adore sa prestation et qu’il a gagné le droit de dire ce qu’il pense sur la télé nationale et d’avoir la vie d’une célébrité. Dès lors, son discours de « vérité » contre ce système de divertissement fait partie lui-même du système, il se retrouve alors incapable de s’en distinguer et d’en sortir. Ainsi le média l’a transformé, a inversé son message. En se conformant à un format il s’est en fait conformé à un mode de vie. Ce qui prouverait que nous communiquons comme nous vivons ? Dès lors le média nous conditionnerait presque ?
Il n’est pas uniquement question de dénoncer la technologie, l’omniprésence des écrans, mais de montrer aussi comment cette technologie qu’aujourd’hui nous nous imposons nous imposera demain un certain mode de pensée et une attitude.
Dans The Entire History of You, s1e3, le héros suspecte sa femme de le tromper. Grâce à son implant, il visionne et re-visionne sans cesse une scène de dîner où il croit voir des indices d’adultère. Alors qu’il n’a pas besoin de ces images pour confirmer son jugement, il n’arrêtera son enquête qu’une fois s’être imposé la souffrance qu’est le visionnage de sa femme le trompant.
Voir ce qu’on ne peut s’empêcher de regarder nous transforme. Nos nouveaux outils sont créés pour nous servir, nous améliorer, nous dévoiler, nous cacher, nous surveiller, nous augmenter.
 La technologie offre des possibilités infinies et non des besoins mais il semblerait que l’homme ne puisse se les refuser.

Ulysse Mouron
 
*« [Black Mirror] porte sur notre façon de vivre maintenant – et la façon dont on pourrait vivre d’ici 10 minutes si nous sommes maladroits. »
 
Sources :
Charlie Brooker, « The Dark Side of our Gadget Addiction », The Guardian, 1er décembre
 2011
Joël Bassaget, « Black mirror » : Les écrans totalitaires de Charlie Brooker », Libération, 6
 janvier 2012
Raphael Clairefond, « Black Mirror les secrets de la série qui a vu le futur », Sofilm,
 novembre 2016
Grégor Brandy, « Toutes les choses géniales écrites par Charlie Brooker, l’homme derrière la
 série « Black Mirror » », Slate.fr, 21 octobre 2016
Crédits photo :

Photo 1 : screenshot générique
Photo 2 : portrait de Charlie Brooker réalisé pour Brighton Lite
Photo 3 screenshot saison 1 épisode 3
Phot 4 et 5 : screenshot saison 1 épisode 1

Culture

Prix Nobel de littérature : Bob Dylan souffle le chaud et le froid

Le 13 octobre dernier, pour la remise du prix Nobel de littérature, le bâtiment de la Bourse de Stockholm débordait de reporters venus du monde entier, impatients de connaître le nom de l’heureux élu. C’est alors que Sara Danius, secrétaire de l’Académie suédoise, fit son entrée et prit la parole. : « Bob Dylan ». Un silence de plomb s’empara de la salle. Chacun comprit que la nouvelle ferait sensation dans son pays. Et la secousse fut bien réelle…
Fierté de millions de fans aux quatre coins du monde, félicitations de grandes figures politiques et artistiques, doutes et agacement chez plusieurs pontes de la littérature mondiale — cela faisait longtemps qu’un prix Nobel de littérature n’avait pas autant fait « jazzer ». Tous en ont parlé, excepté le principal intéressé qui resta muet pendant deux semaines, irritant ses détracteurs.
Bob Dylan est définitivement une personnalité atypique du monde de la culture : il a conservé durant toute sa carrière une indépendance dans sa communication, comme en atteste ce feuilleton particulier. À travers son silence, puis des remerciements tardifs dans un entretien au Daily Telegraph, et enfin un communiqué de l’Académie nous apprenant son absence à la remise des prix, la légende continue de cultiver sa distance, au risque de perdre son monde…
Une nomination controversée
Une chose est sûre, le prix de l’audace revient à l’Académie suédoise. En choisissant Bob Dylan, légende folk des sixties, porte-drapeau du mouvement des droits civiques aux États-Unis, poète du rock ’n’ roll adulé par des générations de mélomanes, elle s’attendait à créer une onde de choc bien supérieure à celles des années précédentes. Le ton était assumé : le prix Nobel serait médiatique. Elle savait que choisir une grande figure de la musique du XXème siècle pour un prix littéraire de premier plan était osé et que le débat sur les frontières des genres serait forcément abordé, tandis que des rangées de dents grinceraient chez les intellectuels conservateurs.
Comme souvent aujourd’hui, l’œil du cyclone fut sur les réseaux sociaux. Twitter était en ébullition : dans le camp des supporters, bon nombre de personnalités politiques y sont allées de leurs hommages (toujours utiles pour montrer leur fibre culturelle) et de nombreux artistes et figures littéraires ont tenu à défendre le choix polémique de l’Académie. Ci-dessous par exemple, les tweets d’Obama et celui de l’écrivain britannique Salman Rushdie, auteur du best-seller mondial, Les Versets sataniques.

 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
En face, la fronde n’était pas en reste. En France comme à l’étranger, ce choix populaire a été fustigé, considéré comme dégradant pour la littérature — c’est ce que laisse entendre le ton cynique de l’écrivain américain, Gary Shteyngart. Le critique littéraire suédois, Per Svensson a même qualifié le prix de « populiste » et « trumpifié ». Les motivations de l’Académie ont aussi été au cœur des critiques, Irvine Welsh, auteur écossais de Trainspotting, en était même venu à traiter les membres de l’Académie de « vieux hippies séniles ».
Cette levée de boucliers peut s’expliquer de plusieurs manières. Elle relève d’abord de l’attachement à une définition conservatrice et scripturale de la littérature. Un autre aspect est aussi à prendre en compte : la nomination du compositeur interprète a une vocation d’ouverture du monde de la littérature sur celui de la musique et de reconnaissance de la communication entre les arts. Cela s’avère problématique si on considère la littérature comme un champ délimité, comme l’entendait Pierre Bourdieu, avec ses propres acteurs, les écrivains se partageant le réservoir de prestige propre au champ.
Un grand levier de distinction, le prix Nobel de littérature, dans les mains d’une personnalité de la musique. C’est un corps étranger qui prend sa part du gâteau, la menace d’une nouvelle concurrence, celle des compositeurs et paroliers qui pourraient à l’avenir encore éclipser les écrivains et faire décroître leur emprise sur le champ. Il apparaît aussi en filigrane, un certain mépris pour la figure du chanteur de 75 ans, illégitime car trop populaire, trop vedette, trop showbusiness, à la différence des écrivains discrets qui préféreraient l’érudition aux projecteurs.
« Why try to change me ? »
Bob Dylan est pourtant loin d’incarner ce stéréotype. Depuis toujours, il a semblé fuir les contraintes de la société pour garder sa liberté d’homme et d’artiste. Pour preuve, après sa nomination, ce silence-radio face aux médias ainsi que sur sa ligne téléphonique, à en croire Odd Zschiedrich, chancelier de l’Académie suédoise, qui n’aurait pu joindre que son agent et le responsable de sa tournée. Seule réaction (pour peu qu’elle soit interprétée ainsi) : le mystérieux chanteur a terminé chacun de ses concerts avec une chanson de Frank Sinatra, intitulée « Why try to change me ? ».
Il est vrai qu’on lui a toujours connu une grande discrétion, parfois déroutante pour les fans et leurs attentes. Celles-ci sont en effet élevées de nos jours, surtout en matière de communication. La figure du chanteur « hyper-communicant », qui élargit et fidélise sa fanbase sur les réseaux sociaux, et multiplie les coups de promotion et les interviews à chaque sortie d’album, est devenue un must. On peut objecter que Dylan est un chanteur de l’ancienne école, nombre de ses fans ne sont donc pas aussi connectés que ceux des pop stars actuelles, et lui-même n’a plus à faire ses preuves. Il demeure cependant, que sur un épisode comme celui du Prix Nobel, la médiatisation qui entoure les grands chanteurs impose une communication publique minimale que Bob Dylan a mise en évidence en ne la respectant pas.
Est-ce là un signe d’impolitesse ou d’arrogance, comme on l’en accusa ? Le chanteur français et son ami de longue date, Hugues Auffray, confia à L’Express : « Ce silence est conforme à sa personnalité. Il ne cherche pas du tout à plaire. C’est un type discret depuis toujours. (…) Il parle à peine, n’a pas un mot pour son public, mais les gens reviennent toujours car ils se trouvent en face de quelque chose qui les dépasse ».
Le 16 novembre dernier, l’Académie suédoise annonçait que Bob Dylan ne se rendrait pas à la remise des prix, à cause « d’autres engagements ». Un nouveau rebondissement donc, qui n’étonne qu’à moitié.
Pouvait-on vraiment imaginer l’énigmatique Bob Dylan au milieu de cette cérémonie, sous les grands lustres de l’Hôtel de Ville de Stockholm, délivrant son discours devant tout un monde institutionnel avec lequel il n’a rien à voir ?
Aux dernières nouvelles, la secrétaire de l’Académie, Sara Danius, affirmait que Bob Dylan envisageait de venir chercher son prix à Stockholm seulement au printemps prochain. L’affaire laisse donc une impression singulière, celle d’un feuilleton dommageable pour Bob Dylan, qui aurait mérité d’être fêté pour l’ensemble de son œuvre, comme l’histoire avait commencé, et non critiqué pour son manque de clarté sur cet épisode particulier.
Hubert Boët
Sources :
– Hermance Murgue, « L’intrigant silence de Bob Dylan après son prix Nobel » L’Express.fr, rubriques Actualité> Culture> Musique, publié le 25/10/2016, consulté le 18/11/2016.
– Claire Fallon, « 27 Tweets That Perfectly Capture How Baffling Bob Dylan’s Nobel Prize Win Is » TheHuffingtonPost.com, rubrique Arts & Culture, publié le 13/10/2016, consulté le 21/11/2016
– Stéphane Koechlin, « Bob Dylan, toujours dans le vent », ANousParis.fr, rubrique Musique> Artistes, publié le 4/11/2016, consulté le 18/11/2016
– Bruno Lesprit, « Bob Dylan, pris par « d’autres engagements », n’ira pas
chercher son prix Nobel » LeMonde.fr rubrique culture, publié le 16/11/2016, consulté le 18/11/2016
– Culturebox (avec AFP) « Prix Nobel : Bob Dylan se rendra à Stockholm… au printemps » Culturebox.francetvinfo.fr, rubrique musique, publié le 18/11/2016, consulté le 21/11/2016,
Crédit image : 

Une : Illustration de Zep
Image des tweets : screenshots de Twitter, 24/11/2016