Culture

Interview – Les Revenants : la communication autour du phénomène télévisuel

 
En Janvier dernier, FastNCurious vous proposait son premier dossier sur la série les Revenants de Canal+. L’étude de cet objet nous avait permis de soulever des problématiques culturelles, marketing et médiatiques. Suite au succès du dossier, Clémentine Malgras a pu recueillir les propos d’Hadrien Cousin, Chef de produit web chez Canal+, qui confirment bel et bien ce que nous avions avancé. Grâce à la stratégie de bouche-à-oreille savamment orchestrée, l’impact de la série a dépassé les attentes de la chaîne. De plus, suite à la volonté de se différencier des productions américaines, la stratégie digitale n’a pas été développée outre mesure.
Nous vous souhaitons une bonne lecture et rafraîchissez-vous la mémoire en relisant notre dossier !
Le public séduit
Les réactions autour de la série ont-elles dépassé vos attentes ?
Il était évident que par sa nature et la qualité de sa facture, la série allait générer des réactions, ne laisser personne indifférent. Cependant, il est vrai que son retentissement dans la presse et sur les réseaux sociaux a été particulièrement impressionnant. Le soir de la première diffusion, CANAL+ se plaçait même en tête des mentions sur Twitter. Ce n’était jamais arrivé avec une précédente Création Originale, et le succès et le bruit médiatique ne se sont pas essoufflés au fil des épisodes, preuve que l’œuvre a su capter une audience fidèle, conquise par l’atmosphère de la série dès les premiers épisodes.
Son succès se fonde en partie sur un bouche à oreille très positif, l’aviez vous anticipé en encourageant le partage sur les réseaux sociaux ?
La prémonition de ce « buzz » est née lors de la projection du premier épisode au festival de fiction tv de La Rochelle. L’accueil a été très enthousiaste de la part de la presse et des professionnels du secteur. C’est pour cette raison qu’il nous a semblé intéressant de livrer ce premier épisode au grand public sur le site un mois avant sa diffusion antenne. Le succès a été au rendez-vous pour cette opération qui aura duré moins de 48h avec plus de 10 000 visionnages de l’épisode et de nombreuses mentions sur les réseaux sociaux.
Le succès des Revenants serait-il donc dépendant d’une très bonne communication sur internet (comme le démontre le trailer Twitter) ?
Le succès d’une œuvre n’est dépendant que de ses qualités intrinsèques. Le meilleur des buzz Twitter s’essouffle bien vite si la série ne tient pas ses promesses. Le succès des Revenants tient donc avant tout à la qualité d’écriture, d’interprétation, de réalisation… Cependant, il est certain que le bruit médiatique qu’elle a généré sur les réseaux sociaux pendant plusieurs mois a motivé et motive encore de nombreuses personnes à s’intéresser au programme. Ce qui explique aussi certainement les bons résultats des ventes de DVD après la diffusion.
Les deux derniers épisodes semblent partager le public. Comment interprétez- vous les réactions parfois déçues des téléspectateurs ?
La série ouvre volontairement de nombreuses pistes pour la saison 2 et pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. C’est évidemment volontaire et prometteur pour la suite. On peut donc imaginer que les téléspectateurs attendaient davantage de réponses à tous les phénomènes inexpliqués qui interviennent dans cette ville étrange, mais il aurait été trop facile et un peu hâtif de répondre à tout après seulement huit épisodes !
Pensez vous que les attentes des abonnés Canal+ soient plus grandes quand il s’agit d’une production française ?
Aucune idée.
Une série intégrée
Comment s’est construite l’idée d’un site interactif ? A qui le destinez-vous et quel est son rôle ?
L’idée était de proposer la plongée la plus immersive possible dans l’ambiance si particulière de la série. En se basant sur la bande originale proposée par Mogwai, l’agence a imaginé un dispositif où l’internaute peut naviguer en 360° dans cette ville étrange, se perdre, rencontrer les personnages de la série, plusieurs fois, à des endroits différents, en se glissant dans la peau d’un revenant. C’était donc un dispositif grand public, une porte d’entrée sur l’univers de la série. L’idée étant d’y recueillir des bribes d’information mais surtout de s’imprégner de l’atmosphère du lieu et de la série.
En appuyant votre communication sur un storytelling fort, Canal+ cherche-t-il a capter une audience plus jeune et plus connectée ?
Effectivement, ce genre de dispositifs présente le double avantage d’être suffisamment impressionnant visuellement pour constituer une curiosité en soi sans connaissance a priori de la série, mais ils proposent également aux fans de prolonger l’expérience télé en partant à la recherche d’indices cachés, d’éléments narratifs supplémentaires qui étaient délivrés chaque semaine sur le site.
Ou est-ce un moyen de faciliter le contact entre un public plutôt habitué aux productions policières et le registre très fantastique de la série ?
Le public de CANAL+ n’est pas spécifiquement habitué aux productions policières. Pas par la chaîne en tout cas, et ce n’est pas une volonté éditoriale que d’axer la Création Originale sur le créneau polar. Le fil rouge est plutôt la garantie d’une qualité de production et d’une intransigeance éditoriale qui sont un gage de qualité pour les abonnés, l’assurance de voir une proposition télévisuelle différente du reste du PAF, au meilleur niveau européen et capable de rivaliser avec les productions des studios américains.
La stratégie de communication très réussie des Revenants a-t-elle été influencée par celles des séries américaines ? Par exemple, les innovations marketing et transmedia de la série Lost sur ABC, comme le jeu video Lost Experience.
La stratégie de communication s’est avant tout basée sur les spécificités de la série : évocatrice plus que figurative, une tension intense jamais appuyée, son côté intemporel, le bouleversement des repères… Ensuite, il est certain que des dispositifs particulièrement élaborés comme ceux testés par ABC sur la série Lost sont des modèles du genre pour susciter un engagement fiévreux des fans. Mais ils sont à double tranchants, car plus l’audience est engagée, plus l’attente est forte et la peur de décevoir également ! Mais le style des deux séries est radicalement différent. Lost tentait de créer une nouvelle mythologie en s’appuyant sur une symbolique extrêmement forte, une cartographie précise… Les Revenants s’articule autour du dérèglement du quotidien, de l’apparition progressive de l’étrange dans des existences rangées et ré-établies. Cependant, nous travaillons effectivement sur un concept d’intersaison actuellement.
 
Propos recueillis par Clémentine Malgras

Société

Un peu trop Norman activités…

 
Le 30 janvier 2013 signe la sortie de Pas très normales activités, réalisé par Maurice Barthélémy, ex-Robin des Bois, et dont l’acteur vedette est Norman Thavaud. Avec ou sans patronyme, vous connaissez tous Norman. C’est le petit malin qui fait des vidéos sur le net depuis quelques années déjà, et qui rencontre, il faut le dire, un certain succès dans le domaine (plus de 200 millions de vues sur sa chaîne youtube, il n’y a pas de quoi en rougir). On s’attendait donc à ce que Norman, très mis en avant pour la promo du film, soit brillant, étincelant, ou au moins drôle à l’écran. Que nenni, les critiques négatives fusent, et le jeune Youtuber de 25 ans n’échappe pas aux affres de l’acharnement médiatique.
Laissons de côté les critiques sur le potentiel humoristique de la chose, puisqu’il appartient à la subjectivité de chacun d’en juger, contentons nous de nous concentrer sur les critiques, qui, à mon avis, apparaissent comme les plus pertinentes et les plus justifiées. J’en retiendrai surtout une : un problème de format. Si Norman est un as de la saynète dans son salon pour nous parler de la très fameuse « génération Y », dont lui et la majorité de ses fans font partie, il aurait été judicieux de ne pas reproduire ce format au cinéma, encore moins pour un long métrage. Que je vous explique : le film consiste à un scénario très simple, un jeune couple dans une maison très isolée, avec un pervers et un muet. Mais ce qui frappe est surtout l’omniprésence de Norman, filmant ses propres aventures et reproduisant ainsi le format qui lui a valu son succès. En résulte forcément un film complètement décousu, une sorte de patchwork de vidéos plus ou moins drôles, qui ne convient pas à la plupart de ses spectateurs.
Donc, avouons-le, c’est un raté. La communication n’est pas la même sur youtube que sur un écran de cinéma (une évidence qui n’a pas l’air d’en être une avec Pas très normales activités), et l’erreur a sans doute été de vouloir trop miser sur Norman et sur son socle de popularité déjà solide. La preuve dans cette bande-annonce du film :

C’est bien simple, on ne voit que lui. L’objectif sans doute : attirer les abonnés de sa chaîne youtube au cinéma, et leur donner ce qu’ils attendent, du Norman en long, en large et en travers. Mais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué est rarement une bonne idée, et pour cause, les fanatiques de Norman fait des vidéos n’ont pas nécessairement adhéré au film (et c’est un euphémisme). La preuve en est de leurs multiples commentaires sur Internet. Là où en effet, le film n’a pas fait de flop, c’est sur la profusion des feedbacks. Les anti-Norman contre les pro-Norman s’opposent et se répondent dans des termes pas toujours élégants ni tout à fait raisonnés parlant plus de l’image de Norman que du film en lui-même. Pour ceux qui comme moi, adorent lire les commentaires des youtubers, allez voir c’est un plaisir. Cela dit on ne peut leur en vouloir quand la promotion du film visait surtout à faire la promotion du jeune acteur, on peut dès lors dire que tout cela a échoué.
D’autant plus que les critiques sur le comportement de Norman vont également bon train. Aurait-il pris la grosse tête ? On a en effet l’impression qu’il fuit les interviews et se dispense de répondre aux critiques avec une attitude nonchalante, qui, loin de les faire taire, ne fait que les amplifier et n’assure pas vraiment une hausse de sa popularité. Le web-humoriste qui gardait un lien pourtant très fort avec les internautes, en répondant à leur demande et en leur fournissant des vidéos sketchs qui correspondaient à leurs attentes, semble se détacher de ses fans. Cependant, nous pouvons aussi voir ici une lacune en matière d’accoutumance aux médias. Si le jeune homme maîtrise la sphère 2.0, il n’en a pas moins du mal à faire face à la télévision et au cinéma. Peut-être n’a-t-il pas pris « le melon », mais il en a l’air ; il s’en excuse parfois, en expliquant qu’il a du mal à se faire à sa nouvelle notoriété, et qu’il est difficile de faire face à l’ampleur des projets qu’on lui propose. Son apparition sur Canal+ en avril 2012 avait déjà soulevé les interrogations des internautes, notamment parce qu’il faisait un signe « west coast » à la caméra sans raison apparente. Ses apparitions télévisées, comme celle de Touche pas à mon poste se soldent toujours par une foule de critiques négatives, même de la part de ses fans, à l’instar de la plupart des journalistes.
La notoriété de Norman s’est faite grâce à un format particulier de média et elle apparaissait alors comme justifiée. Mais dès lors que le jeune homme s’aventure au-delà de ses limites, comme ont pu le faire les deux protagonistes de Dix minutes à perdre avec Shitcom sur Canal+, le résultat n’est pas bon et lui nuit particulièrement. Un problème d’adaptation sans doute qu’on ne pourrait lui reprocher s’il ne s’y aventurait pas.
Moralité :
Si ton succès tu veux garder,
En voulant à tout toucher,
Apprends à te renouveler !
 
Noémie Sanquer
Sources :
L’Express
Première
Sens Critique
Francebienvenue02.com
Jeuxvideo.com

Culture

Les Revenants envahissent FastNCurious, Conclusion

 
Après tous ces jours consacrés aux Revenants, l’on peut aisément dire que la série présente les caractéristiques d’une série novatrice, unique en son genre. Les différents angles d’analyse montrent tous à quel point elle occupe une place à part dans le paysage télévisuel français.
L’usage du fantastique lié à un certain traitement de l’intime à l’intérieur même du scénario donne un réalisme qui sera repris dans la stratégie de communication marketing et médiatique. D’un point de vue interne à la série, la caméra s’intéresse aux relations entre revenants et vivants. La question du pourquoi est mise au second plan, simplement mentionnée grâce à quelques symboles qui traversent la série, comme l’eau. L’intérêt porté aux relations donne au thème fantastique un hyperréalisme. D’un point de vue externe à la série, le site Internet nous immerge dans un village sur lequel planent de sombres nuages menaçants, un village profondément réel, mais traversé par des éléments fantastiques (ce verre qui se reconstitue dans le snack, ces ombres lumineuses dans un pré.) Par le virtuel, Canal+ nous présente paradoxalement un monde qui paraît réel mais qui, au-delà des apparences, plonge le téléspectateur dans une « inquiétante étrangeté ».
L’entre-deux thématique, outre son exploitation au sein de la série, est utilisé dans les stratégies marketings et médiatiques (bien malgré Canal+, BETC et Haut & Court.) Si la série fascine autant, c’est justement parce que cet aspect se remarque de manière inconsciente dans l’ensemble de ce que nous pourrions appeler « l’univers Revenants. » Le spectateur est sans doute séduit par le fait que la série en elle-même et tout ce qui l’entoure ne se positionnent jamais de manière évidente et catégorique. Facteurs de très nombreuses questions, le téléspectateur se plonge lui même dans une quête du savoir. Le fait est que depuis tous les points de vue étudiés, « l’univers Revenants » ne donne aucune réponse claire. Or ceci est notamment un facteur d’addiction auprès du téléspectateur et pourrait donc expliquer le succès de la série.
La dernière question que nous nous poserons est pourquoi n’ont-ils pas poussé le potentiel de « l’univers Revenants » jusqu’au bout ? La communication faite en amont de la série, le soin des journalistes, l’actualité de l’intrigue, la mise en place du site Internet : tout a contribué à créer un événement cérémoniel. Pourtant, la ferveur est vite redescendue durant la diffusion, tant ces logiques mises en places en amont furent peu prolongées. Les indices, peu nombreux, n’ont pas participé à la création d’une stratégie transmédia aboutie. Si la celle du bouche à oreille a très bien fonctionné grâce aux soins apportés aux journalistes, on peut déplorer l’absence de suivi des autres leaders d’opinion durant la diffusion (comme les blogueurs) ainsi que le silence médiatique de la chaîne.
Cependant Canal+ occupe une place tout à fait particulière dans le paysage audiovisuel français. Si le potentiel de « l’univers Revenants » n’a pas été poussé jusqu’au bout c’est peut être pour la juste raison que la chaîne ne se place pas dans une logique de production de blockbusters. Cela permet à la série, finalement, de garder un aspect mythique et noble.
Enfin, la fascination engendrée par Les Revenants chez les téléspectateurs lui permet de se placer dans une position unique au sein de la famille des séries françaises. Il y aura sûrement un avant et un après.
Et pour ceux de nos lecteurs qui veulent le dossier complet en format pdf, c’est par ici !
Camille Sohier
Arthur Guillôme

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Culture

Reconnaissance et « inquiétante étrangeté » dans Les Revenants

Maître de conférences au CELSA, Olivier Aïm explore l’inquiétante étrangeté des Revenants et nous livre son analyse de la série.

La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs ;
Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs.
[…]
Si, par une nuit bleue et froide de décembre,
Je la trouvais, tapie, en un coin de ma chambre,
Grave, et venant du fond de son lit éternel,
Couver l’enfant grandi de son œil maternel,
Que pourrais-je réponde à cette âme pieuse,
Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ?
Charles Baudelaire
 
Esthétiquement, la force de la série de Canal+ est de mettre au cœur de l’expérience des personnages et au cœur de l’expérience des téléspectateurs le même enjeu dramaturgique et émotionnel : la « reconnaissance ». On pourrait même dire que la réussite conceptuelle de la série est d’être allée au bout du potentiel recognitif de la « revenance ». En s’inspirant du film éponyme de Robin Campillo, la série Les Revenants développe tout le « spectre » de la fantomalité, tout en en investissant une forme spécifique : la spectralité familière. Tout l’enjeu patho-fictionnel consiste à mêler l’impression de familiarité, d’étrangeté et de « déjà vu ». En théorie psychanalytique, ce triple sentiment prend le nom d’Unheimliche.
Das Unheimliche
Historiquement, ce concept freudien a connu deux traductions : « inquiétante étrangeté » et « étrangeté familière ». Si la seconde semble plus conforme au sens originel, la première est la plus usitée. Dans le cas des films de fantômes, elle s’applique, en effet, à toute situation créatrice d’angoisse sourde, non localisée et d’autant plus pénétrante. Toutefois, dans le cas des Revenants, la version « familière » de l’« étrangeté » (ou de l’« inquiétance », pour parler de manière derridienne) semble s’imposer.
L’« unheimliche » pose comme préalable culturel et psychique le dialogue entre des situations, des expériences, des sensations et des objets qui s’adressent à nous depuis un ailleurs à la fois inquiétant et connu. Comme une sorte de sentiment généralisé de « déjà vu », cette re-connaissance se diffuse dans un sentiment paradoxal de rupture et de continuité cognitives. « Cette » scène, « ce » visage, « ce » regard, « cet » objet, me regardent, me parlent littéralement, sans que je puisse réellement les identifier et les assimiler[1].
Il reste que l’Unheimliche est une pathologie de la familiarité, sinon de la familialité. Dans le cas des « secrets de famille », on considère que cette sensation traduit le drame du « deuil impossible ». Tout l’enjeu analytique est alors d’essayer de mettre un nom sur cette sensation venue d’ailleurs.
Comme Freud l’a montré, c’est d’abord la littérature (de la fin du 19ème jusqu’au milieu du 20ème siècle) qui a été au cœur de l’émergence de ce sentiment particulier. Les personnages de Hoffman, de Kafka, de Dostoïevski, de Proust, sont travaillés par des phénomènes à la fois très proches et très lointains. C’est sans doute pourquoi la mémoire et l’effort de mémorisation sont si prégnants dans les fictions et les « flux de conscience »[2] de cette époque artistique en phase avec le freudisme triomphant. L’esthétique de la Modernité repose sur un pacte de lecture immersif et contagieux. Le sentiment de l’unheimliche contamine la scène de l’œuvre jusqu’à l’« Autre scène », psychique, du lecteur-spectateur en proie au frisson de l’inquiétude et de l’angoisse[3].
Quelques décennies plus tard, le travail cognitif du spectateur de fictions postmodernes est encore de l’ordre de la contamination, mais il peut prendre parfois un autre nom : l’« intertextualité ». Il ne s’agit plus seulement d’un fugitif sentiment de déjà vu, mais d’une attitude consciente et active d’identification de fictions effectivement déjà vues ailleurs : au cinéma, à la télévision, dans les jeux vidéos, dans les comics ou même dans ces objets exotiques que l’on appelle des « livres ».
Revenance et anagnorisis
La différence canonique entre le fantôme et le revenant, tient dans le fait que le second est connu de celui qui en est le témoin.
De la même manière qu’on le voyait dans le film de Campillo, tout l’enjeu psychologique des Revenants de Fabrice Gobert tient dans la confrontation avec une altérité qui revient à l’identique depuis un ailleurs (un « au-delà » ou un « en-deçà »). L’idée magnifique et originale de la série est alors portée par le couple de sœurs jumelles qui permet – avec le « retour » de l’une des deux quatre ans après sa disparition – de mesurer à la fois la ressemblance et l’écart qui s’est creusé et ne pourra pas se combler.

Tout l’enjeu dramaturgique tient alors dans l’attente, la tension et la détente de ce moment problématique de la reconnaissance ou du refus de la reconnaissance.
En théorie théâtrale classique et même antique, le moment esthétique de la recognition s’appelle l’« anagnorisis ».
Ce motif semble lui-même voué à un éternel retour dans les jeux narratifs de notre époque. La suspension[4], la parenthétisation ou la zombification à l’œuvre dans les fictions actuelles font que la reconnaissance re-devient le motif idéal de l’émotion partagée : sans parler ici des films de fantômes en tant que tels, pensons seulement au dernier James Bond, le génial Skyfall, qui visite et revisite l’univers mythologique de la saga pour la mettre entre parenthèses (Daniel Craig joue au mort pendant le premier quart du film), avant de renvoyer son héros vers son manoir écossais[5] sur les traces et dans les souterrains de son enfance[6].
D’un point de vue encore plus spectaculaire en termes d’anagnorisis flamboyante, il conviendrait, bien entendu, de citer le Sixième sens de M. Night Shyamalan et le Fight Club de David Fincher (tous deux sortis en 1999), qui n’ont pas fini de « hanter » l’esthétique du cinéma mondialisé, en ayant réussi à combiner le motif immémorial de l’anagnorisis et l’art du « twist » final[7].
Dans l’univers beaucoup plus familier des Revenants, les personnages s’engagent dans un processus de reconnaissance avant tout familial. Comme lorsque son vieux chien reconnaît Ulysse dans l’Odyssée[8], les scènes sont parfois très belles ici, qui mettent en scène un personnage qui doit se retrouver lui-même dans l’« étrangeté » de son propre visage, de son propre oubli, de sa propre buée :

« Ressemblances de famille »
Par souci de méthode, il convient d’abord de noter qu’au moins trois types de familiarités travaillent la série :
a. Les relations familiales
b. Des lieux et des non-lieux
c. Une familiarité fictionnelle
a. Sans aucun doute est-ce là la grande réussite de la série : filmer et faire sentir les climats familiaux. La famille est, en effet, le véritable tissu figural de la série. La revenance permet, mieux que tout autre motif, de figurer la décomposition et la « recomposition » de familles qui doivent faire avec les aléas d’une société contemporaine, elle-même fragmentée et travaillée par le souci de l’équilibre à retrouver. Ce ne sont plus les divorces, les remariages ou les homoparentalités qui sont filmés de manière réaliste dans cette série « étrangement familiale », mais les deuils, les résurrections, les oublis et les sorties de caveaux. La grande question moderne est imagée ici par le vertige de ces corps qui apprennent à se reconnaître ou à se « déconnaître ».
b. En visant un effet de « limbes »[9], la série inscrit ses personnages dans des lieux familiers, soit qu’ils sont transitifs (la rue, la bibliothèque, le passage souterrain), soit qu’ils sont génériques (la maison, les jardins, etc.). Mais les lieux constituent le plus souvent des « non-lieux »[10] : inhabités, intermédiaires, suspendus.
A cet égard, l’action générale se situe dans un espace contemporain tout à fait spécifique de cet entre-deux (entre la ville et la campagne, entre la modernité et l’ennui, entre la vie et la mort), ce que les géographes appellent le « péri-urbain ».
Enfin, comme extrapolation de cet effet de limbes, on trouverait un lieu « naturel » classique avec la forêt (les contes de fées, les fables) et un lieu « contre-naturel » avec le barrage, dont la confrontation induit le retour du refoulé fantastique de la série au cours des deux derniers épisodes : la ville engloutie qui, comme les morts, « refait surface », et l’espace circulaire de la ville fantôme dont on ne parvient pas à sortir [11] :

c. Cela étant dit, si les enjeux de la reconnaissance n’étaient que d’ordre purement psychologique ou sociologique, la série n’aurait pas cette puissance visuelle qui en fait un objet absolument passionnant pour l’étude communicationnelle et esthétique des images contemporaines. Ce que montre Les Revenants, c’est qu’en 2013, les enjeux de la reconnaissance du spectateur ne sont plus seulement d’ordre psychanalytique et diégétique, mais inter-diégétique.
Anagnorisis et transfictionnalité
L’autre familiarité de la série est d’ordre fictionnel et narratif : le monde des « morts-vivants » et des « vivants-morts » est un monde habité de fantômes intertextuels. Non seulement, la série ne cesse de mêler les genres (slash movie à l’américaine, film de zombie à la nordique, film social à la française, thriller psychanalytique à la japonaise, film de serial killer à la coréenne, drame familial à la danoise, film bizarre à la Lynch), mais les références directes sont elles aussi très nombreuses. Il ne me semble pas me souvenir d’une production fictionnelle qui cite autant d’œuvres de manière ouverte, explicite et assumée : Twin Peaks, Le Prisonnier, Morse, Le Sixième sens, sans oublier le double auto-palimpseste avec le film de Campillo et le premier film de Fabrice Gobert lui-même, qui s’appelle Simon Werner a disparu[12].
Mais, ce qui étonne surtout dans ce jeu de la revenance référentielle, c’est qu’elle déplace le principe même de la citation. Au lieu de se cantonner à la connivence entre fans ; ou pire : au lieu de chercher à masquer les références, la fiction proposée par Canal + se sert du matériau fictionnel américain (ou mondialisé) pour en faire une toile de fond qui se superpose à ses propres espaces archétypiques (la forêt, la ville, la maison).
Un nouveau rapport à la fiction anglo-saxonne
La force des Revenants est de ne pas chercher à masquer, à minorer ou à mépriser une influence, mais, au contraire, à les mettre au centre des intrigues, des personnages, des symboliques. Le tour de force de la série est de faire de toutes ces références une sorte de décor familier au sein duquel évoluent les personnages et, au-delà, les (télé-)spectateurs.
A travers la série, on se promène dans le cinéma en tant que forme esthétique et médiatique ; on reconnaît des motifs, des personnages, ou même des musiques[13]. Les écrans de télévision (comme dans Twin Peaks), les affiches au mur, les noms des personnages, les décors (le fameux diner, la forêt, le barrage, etc.), produisent tous non pas un « effet de réel » (Barthes) mais un « effet de fiction ». Tout se passe comme si la fiction cinématographique et la fiction sérielle se confondaient pour composer un univers audiovisuel uni et mêlé, au sein duquel les « Revenants » évoluaient.
On comprend mieux alors la référence très fortement énoncée par les auteurs dans les interviews qu’ils ont accordés, aux photographies de Gregory Crewdson. Celles-ci ont la très grande puissance plastique de reconstruire par l’image fixe des états, des situations et des « climats » cinématographiques. Il ne s’agit pas proprement de faire comme si l’on était au cinéma, ni de photographier des personnages ou des acteurs, mais bien de produire des effets intermédiatiques d’étrangeté familière.
L’inquiétance est double alors : elle repose sur une familiarité pathique et une familiarité plastique. Du point de vue pathique, la reconnaissance se fait à la faveur de « survivances » émotionnelles[14] qui traversent les médias et les supports.

Du point de vue plastique, il semble que cette logique définisse un régime de fonctionnement interculturel possible pour la fiction française qui, « reconnaissant » sa dette vis-à-vis d’univers diégétiques inscrits dans la mémoire des formes fictionnelles, en fait son décor.

Photographie de Gregory Crewdson

 
 
 
 
 
Capture d’écran du dernier épisode                                                Capture d’écran du site Web
La « survivance » des images devient, de manière pragmatique pour les nouveaux créateurs et producteurs de fiction française ainsi largement décomplexés, un mode citationnel efficace et réussi ; il ne s’agit plus de dissimuler l’image sous le tapis mais de la broder comme un motif interfictionnel, interdiégétique et finalement interculturel assumé et créatif en tant que tel. Nous aurions ainsi affaire à ce que l’on pourrait appeler une « fiction intermédiaire » qui réussit à neutraliser les oppositions entre cinéma d’auteur et cinéma grand public, mais également entre rupture et influence intertextuelles.
Les univers fictionnels américains deviennent de grands réservoirs d’images déjà là, déjà construites, dans lesquels peuvent puiser et se déployer des fictions autochtones et ramifiées. Peut-être est-ce là l’embryon d’un « storytelling transmedia » efficace, dont tous les stratèges de la communication cherchent actuellement la formule.
 
Olivier Aïm

[1]                 En termes benjaminiens, cela s’appelle l’« aura ».
[2]                 Dans cette lignée, William Faulkner, Virginia Woolf, Samuel Beckett et Claude Simon trouvent également leur        place.
[3]                 Le génie d’Alfred Hitchcock que l’on identifie généralement à l’art de « l’angoisse » est, en ce sens, un art de l’unheimliche.
[4]                 Le fantôme devient métaphoriquement le sujet contemporain qui refuse l’injonction sociale et économique : ainsi du héros de L’Emploi du temps de Laurent Cantet par exemple (dont Robien Campillo est le scénariste).
[5]                 Soit l’archétype du lieu « hanté ».
[6]                 Dans cette optique du film d’action hanté par la fantomalité, citons également le récent Mission Impossible : protocole fantôme ! Il faudrait évidemment penser encore à l’influence sans aucun doute très grande de la trilogie des Jason Bourne sur le genre, dont le héros est littéralement torturé par une problématique de la mémoire et de l’identité défaillantes.
[7]                 Les fantômes avaient alors déjà commencé à faire leur retour avec les répliques immédiates que furent Others ou Panic room, pour ne citer que ceux-là.
[8]                 On retrouve, d’ailleurs, ce motif de la fidélité et du discernement canins dans le film de Campillo.
[9]                 Cet effet limbique est particulièrement sensible sur le site web conçu à cet effet.
[10]                Au sens de Marc Augé.
[11]                Motif là encore classique de la série, cf. Le Prisonnier de Patrick McGoohan.
[12]                Phénomène inverse de la transformation en film par Lynch lui-même de sa série Twin Peaks. Aurait-on affaire à deux formes de « solimpseste » ?
[13]                Ainsi de la bande originale signée Mogwai dont les ritournelles sonnent comme des climats audiovisuels fortement référencés (boucles de trip-hop à la Portishead).
[14]                Les fameuses Pathosformeln d’Aby Warburg.

 

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Les Revenants
Culture

Le marketing version Revenants

 

 Pour le premier dossier sur Les Revenants de la semaine, Flora Trolliet, Esther Pondy et Sabrina Azouz nous proposent leurs interprétations des stratégies marketing entourant la série. Si l’agence BETC a conduit Canal+ à adopter une stratégie que l’on peut situer entre celles communément adoptées au cinéma et celles des séries américaines, on peut aussi se demander si le succès des Revenants n’est pas aussi dû en partie aux particularités de la chaîne.
 
 
Un positionnement paranormal
Il y a des productions audiovisuelles dont on devine aisément le genre. Bienvenue chez les Ch’tis est une comédie, Paranormal Activity un film d’horreur, aucun doute là dessus. Cette classification par genre est l’une des composantes essentielles de l’analyse stratégique d’objets culturels, notamment audiovisuels. Dans le cadre d’une démarche marketing, elle permet en effet d’identifier le positionnement d’un film sur le marché et par conséquent de définir sa segmentation, c’est-à-dire la clientèle susceptible de s’y intéresser.

Les Revenants nous confronte à une analyse stratégique complexe. Alors que son format (8 épisodes de 52 min) et son mode de diffusion (télévision, prime-time…) ne laissent aucun doute sur le fait qu’il s’agit d’une série télévisuelle (made in Canal+), son dispositif de création (réalisation, scénario, production) et la création en elle-même (thématiques abordées, interprétation, choix esthétiques) rendent ce positionnement plus ambivalent. Sous différents aspects, la série oscille entre objet culturel télévisuel et œuvre d’art cinématographique. Cette première hypothèse se confirme lorsqu’on analyse la segmentation de la série, tout aussi ambivalente, cherchant à fédérer un public double.
Aussi, le positionnement des Revenants repose-t-il sur une série de paris plutôt dangereux : imposer une thématique fantastique dans un prime-time à la télévision française, proposer une création aux partis pris esthétiques très marqués et surtout, établir un équilibre entre études psychologiques approfondies et éléments surnaturels incompréhensibles. De ce positionnement ambivalent découle une double segmentation dominante : public sériel traditionnel d’une part, public peu sériel mais cinéphile d’autre part ; autrement dit celui qui dévore l’intrigue et veut des réponses à ses questions et celui qui se nourrit des personnages, de leur psychologie.
Cette segmentation s’accompagne du développement d’outils marketing ciblés qui semblent parfois empruntés aux campagnes publicitaires du cinéma. D’une part, avec ses créations originales en général, avec Les Revenants en particulier, Canal+ renoue avec le caractère publicitaire que le cinéma, notamment américain, octroie au casting. D’autre part, dans son mode de diffusion et dans son contenu, le premier épisode fonctionne comme une bande annonce « à la française ». Ces outils marketing, qui paraissent implicites, parce qu’intégrés au contenu de la série elle-même, jouent un rôle essentiel dans la création de bouche à oreille.
Le casting :
Il est un élément crucial du marketing cinéma. Depuis les débuts du 7e art, les « têtes d’affiches » jouent un rôle publicitaire de premier choix et les producteurs, notamment américains, s’arrachent les acteurs du moment à coup de billets verts. Cette tendance est moins marquée sur le petit écran du simple fait que le genre sériel tend à être considéré comme mineur, attirant en général uniquement des acteurs « de seconde zone » (pas encore révélés au cinéma / dont le cinéma ne veut plus).
Les créations Canal+ inversent cette tendance en soignant le choix des comédiens, très souvent issus du cinéma. En ce sens, le casting sériel retrouve ici un rôle publicitaire, seule la cible a changé. En effet, les acteurs 100% cinéma français d’auteur drainent un public d’ordinaire peu enclin aux téléfilms, séries télé et autres blockbusters mais heureux de suivre ses interprètes fétiches sur un format plus long qu’à l’accoutumée. Ainsi, un casting crédible et cohérent contribue largement au succès des créations originales Canal et, sans aucun doute, Les Revenants en est l’exemple le plus abouti (cf. Annexe).
 
Le premier épisode :
Le premier épisode des Revenants fonctionne comme une bande annonce cinématographique. Dans son mode de diffusion tout d’abord, il est visible presque un mois avant la diffusion sur Canal+ et cette visibilité en « avant-première » est très médiatisée. Dans son contenu ensuite, il est construit sur le modèle des bandes annonces françaises qui, à la différence de celles américaines (sortes de mini-films à elles mêmes), restent très souvent évasives, ne respectant pas la linéarité du film. Et justement, avec le premier épisode des Revenants impossible de savoir quelle direction la série va adopter, on est à cent lieues d’imaginer que le retour parmi les vivants de Camille, Simon, Mme Costa et Victor va se généraliser. L’intrigue étant centrée sur Camille, on pourrait même imaginer qu’ils se trouvaient ensemble dans le bus. Ce qui donnerait, si ce n’est une explication, du moins une unité au phénomène paranormal dont tous sont frappés. A lui seul, le premier épisode est en outre celui dont le positionnement est le plus difficile à définir. Pour anecdote, cette technique de marketing avait été initiée avec Simon Werner a disparu, le premier film de Fabrice Gobert : en plus des bandes annonces (relativement courtes), on pouvait découvrir en exclusivité … les 3 premières minutes du film !
Mise en bouche efficace des (télé)spectateurs, cette stratégie favorise le feedback que la chaîne ré-exploite notamment dans une bande annonce « twitter » (comprenant des tweets de fans et le slogan « Les Revenants, c’est vous qui en parlez le mieux »), non sans rappeler certaines affiches et bandes-annonces de cinéma. Les affiches de Comme des Frères et celle des Bêtes du sud sauvage en sont deux exemples récents ; la première intègre les commentaires des spectateurs, la seconde ceux des critiques de presse, agrémentés du slogan « Tout ce qu’on vous dit sur Les bêtes du sud sauvage est vrai. »
Le choix d’une segmentation large peut expliquer les records d’audience de la série (1.4 millions de téléspectateurs sur la quasi-totalité de la série). Cependant, si la fin de la saison 1 a suscité un record historique d’audience, elle a également déclenché une avalanche de critiques sur Facebook.
D’une part, dérouté par l’absence de réponses apportées aux mystères de la série, par cette fin sous forme de cliffhanger, le public « plus sériel » se déchaîne sur Internet, là où la série était justement venue le chercher. Plusieurs éléments de scénario restent en effet non-expliqués (l’évolution du niveau de l’eau, la cicatrice dans le dos de la sœur de Camille par exemple). D’autre part, le public a priori « plus cinéphile » a du mal à digérer un certain changement de registre en faveur du paranormal. Les mystères se multiplient en effet (cicatrices, hordes de revenants, bébé mort-vivant d’Adèle…) et éloignent la série des questions relationnelles que le retour des morts cause à l’entourage des revenants. Effet boule de neige, le double positionnement du genre (réalisme, psychologie ET paranormal, intrigue) s’estompe, mettant alors en péril la double segmentation.
Réunir deux types de publics diamétralement opposés ou presque devant le même programme demande un sens de l’équilibre digne des plus grands funambules. Avec des films comme Skyfall ou The Artist, le marketing du cinéma a fait ses preuves en la matière. Avec Les Revenants, Canal+ a ouvert la brèche.
 
 
Une stratégie du plus
Ce qui fait l’actualité s’accompagne toujours d’un certain matraquage médiatique et surtout d’un discours préparé. Avant, après et pendant leur diffusion, les objets (livres, disques, films ou séries) et les hommes qui font l’actualité ne peuvent échapper à cette étape indispensable. Le jeu des plateaux télé et des relations publiques est celui qu’il faut absolument maîtriser.
Dans cette optique, Les Revenants se plie aux règles avec une campagne publicitaire particulièrement léchée que nous devons à la prestigieuse agence BETC, fidèle partenaire de la chaîne Canal+. Mais ce que l’on observe à propos de la production, c’est que ce qui la propulse au rang de série événement n’est pas tant la campagne que la notoriété de la chaîne elle-même, relayée par ses téléspectateurs.
Lancés le 23 octobre, le site Internet, les affiches, le spot radio et la bande annonce TV préparent l’arrivée de quelque chose de nouveau et poussent téléspectateurs et médias à créer eux-mêmes l’événement. « Première série fantastique »; « du jamais vu pour une série française » ; « la série la plus attendue. » Pendant un mois les discours qui se forment autour de la série ne sont pas ceux de la chaîne qui se veut plus discrète.
On concédera à cette stratégie une certaine douceur. Elle s’accorde d’ailleurs parfaitement avec le positionnement éditorial initial de la chaîne.
 
« Canal+, demandez plus à la télé »
Si la légende veut que le « + » qui qualifie la chaîne ne soit dû qu’à une erreur d’impression, la coïncidence est heureuse car un simple « Canal 4 » n’aurait probablement jamais suffit à décrire combien la chaîne se présente comme un lieu à haute valeur ajoutée.
La différence entre les chaînes lambda et la quatrième a toujours été fortement marquée. Publicité, cryptage, annonces, les « plus » réservés aux consommateurs qui payent pour ont toujours été visibles et déployés devant les yeux des téléspectateurs moins heureux. Les meilleurs films de cinéma plus rapidement, les meilleures séries avant les autres, le foot en exclusivité, etc. Dans l’imaginaire comme dans les faits Canal+ n’est pas un chaîne comme les autres.
La marque se distancie des autres chaînes, mais prend surtout ses distances vis-à-vis de la télévision elle-même. L’atout cinéma a rapidement été le moyen de s’imposer d’abord en tant que diffuseur de films de premier choix. Avec le temps, la critique s’est élargie à tous les contenus disponibles sur la chaîne désormais également reconnue comme un producteur de qualité.
Cette façon de mettre en valeur le raffinement, l’exclusivité et la rapidité fait entrer dans les esprits que le meilleur est sur Canal+. Symboliquement, l’effet même de cryptage renforce cette idée qu’il existe un privilège, une richesse Canal+.
« Des créateurs originaux pour des programmes originaux »
Dans le temps, cet argument du plus n’a pas fondamentalement changé. Mais il a évolué, il s’est renouvelé. Le cinéma, le foot, les séries américaines et aujourd’hui les créations originales viennent s’ajouter à la notoriété de la chaîne.
Pigalle, Engrenages, Borgia, Maison close : avant même leur sortie, ces fictions made in France ont été annoncées comme des séries « événement ». Originales, elles le sont parce qu’elles ne sont faites comme aucune autre série (saisons de huit épisodes, 52 minutes) mais aussi parce que chaque production se distingue des autres par l’intrigue, l’univers qu’elle incarne, son genre, sa tonalité. Les choix sont souvent audacieux, mais le public sanctionne positivement.

C’est dans ce contexte béni qu’apparaît la série Les Revenants. L’intrigue seule suffit à susciter l’intérêt, mais la provenance Canal+ et le cachet des autres séries de la chaîne sont un argument inimitable. C’est cet élément que la bande annonce de la saison exploite. Les noms de la série et de la scène sont physiquement replacés dans le cadre créateur original.
La création originale Canal+ devient ainsi un label à part entière, unique en son genre et propre à la chaîne. La création Canal+ n’est pas tout à fait comme la série américaine ; mais elle reste aussi inégalée par les producteurs français. Un label et un format qui ne se sont encore jamais vus ailleurs et qui se veulent exportables, comme le montrent les nombreux projets d’adaptation en cours aux États-Unis.
 
Un marketing fantôme
En effet, si la série Les Revenants a fait le buzz en France, on parle déjà d’un remake américain en préparation. Le network ABC et la société de production Plan B de Brad Pitt auraient déjà acheté les droits d’adaptation non pas de la série française mais d’un roman américain, The Returned, publié en septembre prochain. L’histoire ? Des parents qui assistent au retour de leur fils de huit ans, mort des années auparavant et qui n’a pourtant pas vieilli. Très vite, ils réalisent que le phénomène est mondial. Cela vous rappelle quelque chose ? Pas étonnant, vous dirais-je. Si The Returned vous rappelle Les Revenants avec une première intrigue qui serait un croisement entre celle de Camille et Victor, personne ne parle pourtant de plagiat. La société de production assure même que cela n’aurait rien à voir avec la série fantastique française. Bref, on attend de voir pour le croire.
Mais en regardant la série diffusée sur Canal+, on n’a pas pu s’empêcher de remarquer un désir possible de la chaîne d’exporter cette nouvelle création originale à l’étranger*. Si la série est située dans une ville fictive mais tournée dans la banlieue d’Annecy, le choix des producteurs concernant les décors nous conforte dans cette idée. En effet, l’American Dinner au gérant exécrable qui subit les foudres de Simon, et situé au milieu de nulle part, nous rappelle très vaguement les séries américaines dans des villes un peu perdues. Mais aussi le Lake pub, le bar billard où se retrouvent les ados comme Léna, ou même Adèle et Simon des années auparavant. Pourtant, lorsqu’on interroge les réalisateurs et producteurs, ces derniers nient tout en bloc et évoquent simplement l’influence de la série de David Lynch, Twin Peaks, comme une référence cachée.
Hormis l’influence de Twin Peaks, on ne peut pas non plus s’empêcher de penser à la série américaine 4400. Même si on ne parle pas de morts revenus à la vie, c’est presque la même chose puisque ce sont des milliers de personnes qui ont été portées disparues et qui réapparaissent telles qu’elles étaient au moment de leur disparition. On se souvient, outre les 4400, de Lost (2004-2010) ou Roswell (1999-2002) qui ont connu un vrai succès à leur début avec du suspense et de nouveaux éléments à résoudre ne cessant d’apparaître au fil des épisodes. Mais finalement, elles ont échoué à cause de l’incapacité des scénaristes à trouver une résolution à l’avance.

 
Mais ce ne sont pas seulement le suspense ou l’intrigue qui nous rappellent nos très chères séries américaines ; les stratégies purement marketing, elles aussi, s’y prêtent savamment. Pourtant, on a plutôt l’habitude d’une promotion très discrète autour des séries françaises, d’où parfois leur manque d’audiences et de succès. Or, Canal+ a aussi fait le choix d’être discret avec une campagne d’affichage pour Les Revenants classique alors que les chaînes américaines, elles, sont plutôt prêtes à tout pour qu’on parle partout de leur série, et surtout, qu’on la regarde. Si les Américains font les choses en grand, c’est non seulement à cause de la compétition des séries qui fait rage aux Etats-Unis entre les chaînes, mais également parce qu’ils ont plutôt l’air d’apprécier le street marketing et les choses décalées et surprenantes. Ainsi les Américains avaient pu expérimenter l’installation en pleine rue d’une grande fontaine remplie de liquide rouge, de sang, pour la promotion du sérial killer préféré des téléspectateurs, Dexter. Pour la série Lost encore, il n’était pas rare de voir des affichages dans des endroits insolites rappelant la série, tels qu’un labyrinthe ou en forêt, mais également des affiches reprenant la compagnie aérienne sur laquelle nos survivants avaient voyagé avant le crash. Si l’on aime cette manière de faire de la pub pour nos séries préférées de manière géante et surprenante, on ne s’attend pas à voir le street marketing prendre une telle ampleur en France.
Canal+ a donc préféré jouer une autre carte empruntée aux séries américaines et tenté d’inclure les spectateurs à la série et à l’intrigue. Encore une fois, l’équipe des Revenants semble avoir tout appris de J.J Abrams et de son bébé, Lost, qui avait proposé aux spectateurs d’explorer les rouages et mystères de la série sur Internet, afin de les faire patienter jusqu’à la prochaine saison. Ce fut un succès, les fans de la série s’étant identifiés aux personnages très rapidement et ayant été victimes du suspense. Le phénomène a ensuite été répété dans plusieurs autres séries et les expériences transmedia sont devenues monnaie courante. Mais nous aborderons cette stratégie plus en détails demain. Seulement, Canal+ a très vite repris cette idée pour fidéliser facilement ses spectateurs, élever les « coûts de sortie » (c’est-à-dire les barrières de sortie de la série, d’arrêt du visionnage par le téléspectateur) et ainsi rendre difficile l’abandon de la série par le spectateur. La chaîne retente l’expérience pour Les Revenants puisque cela avait déjà été fait pour plusieurs autres de leurs créations originales, comme pour Maison Close. Ils avaient aussi créé des comptes Twitter tenus virtuellement par les différentes héroïnes de la série.
Si la création originale de Canal+ semble souffrir d’un léger syndrome Lost, on espère juste qu’elle ne finira pas comme elle. Mais on peut se rassurer puisque Fabrice Gobert, le créateur de la série, a déclaré qu’il avait en tête plusieurs directions qu’il souhaiterait aborder pour la série et son enchaînement.
Ce qui nous amène ici au « season finale » de la saison 1 des Revenants qui se différencie encore une fois des autres séries françaises. Si, en France, nous sommes peu habitués aux séries qui finissent sur un cliffhanger, les créateurs de la série, eux, n’ont pas hésité à jouer la carte du to be continued. Si certains téléspectateurs ont été déçus par cette fin, qui ne répondrait pas assez à leurs interrogations, la plupart sont déjà « accros » et attendent avec impatience le retour de la série. Le public restera-t-il fidèle malgré la longue attente ? L’effet des Revenants va-t-il durer ? On peut le croire, puisque la création originale de Canal+ a rencontré un succès sans précédent sur la chaîne câblée. En effet, un quart des abonnés était devant leurs écrans, ce qui en fait la création originale la plus suivie de l’histoire de Canal+, devant d’autres réussites telles que Engrenages, Braquo, Mafiosa mais aussi  Maison Close ou Pigalle la nuit, avec une audience moyenne sur les huit épisodes d’environ un million et demi de téléspectateurs, sans compter bien sûr les téléchargements illégaux.
La chaîne, pour se féliciter de ses audiences, s’est même empressée de mettre en vente un coffret DVD de la série juste avant les fêtes de Noël. C’est le meilleur moyen de continuer à surfer sur la vague du succès tout en boostant les ventes de DVD à Noël. Évidemment, on aurait tous aimé voir le coffret de la série sous notre sapin. On peut donc applaudir Canal+ pour cette stratégie commerciale très efficace qui leur a sans aucun doute permis de toucher une nouvelle cible : les non-abonnés à la chaîne Canal+, mais également de lutter contre le téléchargement illégal. De plus, on les félicite pour leur rapidité, les derniers épisodes des Revenants ayant été diffusés le 17 Décembre et les coffrets commercialisés trois jours plus tard. Du jamais vu. Canal +, c’est décidément « tellement plus encore. »
 
Annexe
Un casting 100% pur cinéma français… (liste non exhaustive)
Interprétation :
Anne Consigny (a notamment tourné avec A. Renais et A. Desplechin), Clotilde Hesme (Les Chansons d’Amour, Angèle et Tony…), Frédéric Pierrot (jouait dans Les Revenants, le film) ou Grégory Gadebois (Pensionnaire de la Comédie Française, césarisé pour Angèle et Tony) : acteurs confirmés, peu habitués à des rôles pour la télévision.
Céline Sallette (L’Apollonide…) , Sami Guesmi (Camille redouble…), Guillaume Gouix (Jimmy Rivière, Hors les murs, Mobil Home…) : valeurs montantes du cinéma d’auteur.
(Re)découvertes : Matila Milliarkis (Cœur Océan, l’un des seuls a avoir joué dans une série avec Jenna Thiam), Yara Pillar (révélée par 17 filles, Semaine de la Critique, Cannes 2011), Pierre Perrier (rôles atypiques dans films marginaux, Plein Sud, American Translation…)
Réalisation et scénario :
Fabrice Gobert (repéré avec Simon Werner a disparu, son premier long, sélectionné dans la catégorie un Certain regard, Cannes 2011)
Collaboration d’Emmanuel Carrière (a reçu le prix Renaudot, a été membre du jury de Cannes en 2010)
De Céline Sciamma (recrue Fémis, deux longs à son actif, très remarqués dans le milieu du cinéma d’auteur français Naissance des Pieuvres, Tomboy)
Production :
Haut et Court, distributeur cinéma avant tout mais qui a déjà produit une série en 2011, Xanadu (du nom de l’entreprise pornographique familiale où se déroule l’intrigue), diffusée sur Arte. Témoigne déjà d’un goût prononcé pour les créations originales et les chaînes qui osent.

*EDIT DU 14 JANVIER à 23h00.
Le compte officiel de Haut et Court vient de retweeter une information selon laquelle Les Revenants seront adaptés en langue anglaise par le distributeur FremantleMedia Enterprises. They Came back sera produit par l’Anglais Paul Abbot.Voici un lien vers l’article source de Variety.
 
Flora Trolliet (pour « Un positionnement paranormal »)
Esther Pondy (pour « Une stratégie de plus »)
Sabrina Azouz (pour « Un marketing fantôme »)